En envahissant l'Ukraine, la Russie a remis en cause le principe onusien d'intégrité des frontières et s'expose logiquement à la condamnation de tous et aux sanctions internationales. Bien que dénonçant vivement cette agression de l'Ukraine, les index accusateurs se sont tourné vers J.-L. Mélenchon. Il a été accusé au mieux d'avoir jusqu'alors fait preuve d'une trop grande « mansuétude » à l'égard de la Russie et d'un « changement de ton »1 par les médias les plus nuancés. Au pire de « complicité », par Anne Hidalgo qui a tôt fait d'en faire un traître à la nation, ou encore « d'abandonner les Ukrainiens à la tyrannie de Poutine » par son autre rival à gauche Yannick Jadot2. En effet, bien qu'ayant qualifié Poutine de « graine de dictateur » dès 2012, le leader de LFI est souvent affublé de l'étiquette « pro-Poutine ». Cela a infusé l'opinion publique : « je ne voterai pas Mélenchon car sa politique étrangère me dérange » vous dira avec sa bonne conscience le cadre sup' avant d'aller voter Hidalgo/Jadot comme il a voté Macron en 2017.
Pourtant, une question se pose : l'agression de l'Ukraine est-elle due au manque de fermeté de la communauté internationale en amont, comme semble le penser la presse française et la classe politique à l'unanimité, ou au contraire à la politique agressive des Etats-Unis suivie par les européens que Mélenchon fustigeait depuis longtemps comme pouvant conduire à une guerre ?
En d'autres termes, plutôt qu'un virage dans la ligne politique de LFI, ne faut-il pas une voir une confirmation du bien-fondé de cette ligne ?
Un non-aligné
Critiquer la politique agressive de l'OTAN, ce n'est pas donner un blanc seing à la Russie. Avoir voulu ménager les intérêts de la Russie pour éviter d'engendrer un ennemi n'oblige pas à s'interdire de la critiquer aujourd'hui. La position de Mélenchon est celle d'un non-aligné, position théorisée en 1954 par l'Indien Nehru, popularisée en 1955 lors de la conférence de Bandung par les grands pays du Tiers-Monde et reprise par de Gaulle, consistant à refuser de se ranger dans l'un des deux blocs de la guerre froide et de constituer un vassal de l'une des deux superpuissances. Etre non-aligné, ce n'est pas être affidé à l'autre camp contrairement à ce que pensent les journalistes -unanimement affiliés au camp américain et à sa lecture du monde- qui qualifient Mélenchon de "pro-Poutine" ou lui reprochent de l'avoir été et d'avoir changé d'avis.
Être non aligné, cela signifie être capable de critiquer la Russie comme les États-Unis en fonction de la conjoncture, à savoir les actions de ces derniers au regard des intérêts de la France et de la charte des Nations Unies.
Aujourd'hui que la Russie devient l'agresseur, Mélenchon prouve son non-alignement en la condamnant. Comme il a condamné l'invasion de l'Irak et de l'Afghanistan par les États-Unis.
Mais si l'on considère que la guerre est le pire et que l'on veut éviter le pire, ne faut-il pas en amont chercher à éviter les conditions qui mènent au pire? Alors, quelles sont ces conditions qui ont mené au pire? Je tiens à rappeler en liminaire que comprendre que Poutine a ses raisons, ce n'est pas affirmer que Poutine a raison. C'est faire de la géopolitique, à savoir se placer du point de vue des différents acteurs et comprendre comment l'appréhension de leurs intérêts stratégiques les conduit à agir.
Alors, en quoi peut-on considérer que la politique impérialiste américaine en Europe a conduit à la situation actuelle? Une analyse géopolitique des motivations de Poutine et des engrenages de la guerre vaut mieux que l'analyse psychiatrique à l'emporte-pièces qui prévaut partout.
Une politique trop agressive de l'OTAN ?
D'abord, les sanctions à l'encontre de la Russie l'ont contraint à s'isoler et à développer une autonomie qui lui donne maintenant une plus grande résistance aux sanctions : messagerie locale pour faire face à l'éjection du système SWIFT, carte de paiement nationale Mir mise en place depuis 2014 et adoptée par 87% de la population, etc...
Aussi, alors que les Occidentaux avaient promis à M. Gorbatchev, au moment où il lâchait la bride en Europe de l'Est au tournant des années 90, que l'OTAN n'allait pas occuper le terrain chez les anciens membres du Pacte de Varsovie, cet élargissement est acté dès 1997 : d'abord la Hongrie, la Pologne et la République tchèque en 1999 puis entre autres l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie en 2004, aux portes de la Russie ! Plus récemment, le 8 juin 2021, le secrétaire d'Etat américain annonçait devant le Sénat que ce serait bientôt au tour de l'Ukraine d'entrer dans l'Otan.
Les Américains ont continué la Guerre froide alors que les Russes avaient cessé de jouer : comment sinon expliquer l'existence même de l'OTAN, alliance militaire défensive contre la Russie, alors que le Pacte de Varsovie avait été dissout ? Quel sens donner à ce reliquat de la Guerre froide ?
D'autant plus que cette alliance défensive a pu se tourner en alliance offensive en menant une guerre contre la Serbie en 1999 sans mandat de l'ONU. En 2008, les Occidentaux amputent même la Serbie du Kosovo, certes au nom du « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes », mais à l'encontre du principe d'intangibilité des frontières qui est aujourd'hui brandi contre la Russie. Comment dès lors reprocher à cette dernière, à la lumière du cas du Kosovo, de soutenir le séparatisme du Donbass ? Donbass à qui Kiev n'a jamais octroyé l'autonomie prévue par les accords de Minsk de 2014, s'engageant dans une guerre locale peu médiatisée qui a causé 14 000 morts répartis dans les deux camps.
En outre, les Etats-Unis n'ont eu de cesse de s'opposer à l'installation du gazoduc North Stream II entre la Russie et l'Allemagne là où ils n'étaient pourtant pas légitimes à se prononcer : les entreprises participant au projet se voyaient geler leurs avoirs et révoquer leurs visas américains. Cela s'inscrit dans la politique américaine visant à empêcher tout réel rapprochement entre Europe et Russie malgré une volonté d'intégration de cette dernière depuis la fin de la Guerre froide.
A la politique interventionniste des Etats-Unis s'ajoute le retrait des accords de dénucléarisation, d'abord du traité Anti-Ballistic Missile (signé en 1972) en 2001 puis du traité sur les Forces Nucléaires Intermédiaires (signé en 1987) en 2019. De plus, au mépris de l'acte fondateur Russie-OTAN de 1997, les américains ont eu des velléités d'installer des éléments de leur bouclier anti-missiles dans des pays situés aux frontières de la Russie, officiellement pour faire face à l'Iran, mais la Russie avait toutes les raisons de penser qu'ils pourraient rendre son propre dispositif nucléaire inopérant.
Voilà de quoi comprendre comment les tendances anti-occidentales et militaristes de l'opinion publique russe ont germé.
L'agressivité de Poutine n'était pourtant pas une fatalité
A l'issue de la Guerre froide, les élites russes qui avaient d'elles-mêmes fait imploser l'URSS aspiraient à l'intégration au monde occidental.
Lorsqu'il arrive au pouvoir, V. Poutine ne semble pas trop sortir de ce schéma, comme en témoigne le soutien suite au 11 septembre 2001 par l'installation de bases américaines en Asie centrale ou encore la fermeture des bases héritées de la guerre froide à Cuba. Malgré la montée progressive des tensions dont on a vu qu'elles avaient été exacerbées par les Américains, la volonté récente de contourner l'Ukraine par le projet de gazoduc North Stream II n'est-elle pas aussi une preuve que Poutine n'avait pas prévu d'annexer ce pays ?
Le 17 décembre 2021, Moscou demandait des garanties écrites sur la non-extension de l'OTAN à l'Est et le retrait des forces américaines des pays d'Europe orientale. Cela relevait plus de la volonté défensive de limiter l'impérialisme américain que d'une démarche offensive visant à satisfaire un impérialisme russe.
Par la voie diplomatique, rien cependant n'a été concédé.
On peut par conséquent émettre l'hypothèse que l'impérialisme russe n'est pas permis par une attitude trop lâche des Occidentaux mais qu'il est au contraire causé par les velléités offensives de l'impérialisme américain : eu égard de la chronologie, l'impérialisme russe est un impérialisme de réaction.
En 2008, Washington annonce sa volonté d'intégrer la Géorgie à l'OTAN et reconnaît l'indépendance du Kosovo au mépris de l'intégrité des frontières serbes : Poutine répond en amputant la Géorgie de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie. En 2014, les Américains et Européens soutiennent la révolution Euromaidan en Ukraine et donc le renversement du président élu en faveur d'un président plus pro-occidental : Poutine répond par l'annexion de la Crimée. En 2021, A. Blinken annonce la volonté d'intégrer l'Ukraine à l'OTAN : la suite, on la connaît.
Partir des conséquences pour justifier les causes
L'unanimisme médiatique pour dénoncer la remise en cause de la politique atlantiste par Mélenchon avant la guerre en Ukraine relève d'une vision téléologique de l’histoire : on part de la fin comme si c’était le point de départ pour expliquer les événements précédents. Dans cette perspective téléologique, l’Histoire est perçue comme une fatalité : comme on allait en arriver là en aval, alors c’est pour cela qu’on a agi ainsi en amont.
On prend les effets pour justifier les causes : comme Poutine agresse l’Ukraine aujourd’hui, il était légitime et judicieux d’asphyxier la Russie dans les 30 années qui ont précédé.
Or, n’est-ce pas plutôt parce qu’on a asphyxié ce pays, qu’on l’a humilié, que les Américains ont voulu définitivement l’écraser et l’isoler, que les Russes ont désigné un autocrate de plus en plus revanchard ? N’est-ce pas la soif populaire d’une dignité retrouvée qui incite Poutine à un impérialisme expansionniste pour gagner en popularité dans son pays ?
Comparons avec les dernières velléités impérialistes qui ont déchiré l’Europe, c’est à dire les conquêtes allemandes dans les années 30-40. Le fait qu’Hitler ait agressé ses voisins justifie-t-il après coup le traité de Versailles de 1919 qui écrasait littéralement le perdant de la Première Guerre ?
Aucun historien ne songerait à raisonner ainsi.
Tous s’accordent pour dire que ce traité infligeant des conditions très lourdes à l’Allemagne (pertes territoriales, dette abyssale à payer pour les réparations de guerre,…) a engendré un mécontentement populaire et un esprit revenchard qui a constitué le terreau de l’arrivée au pouvoir d’Hitler.
Alors, pourquoi raisonner différemment pour Poutine et la Russie ? Pourquoi considérer son accession et son maintien au pouvoir, voire même la ligne politique de cet homme, comme une fatalité qui justifie a posteriori les choix faits par les Américains et les Européens d’asphyxier la Russie ?
Peut-être sa stratégie politique aurait été différente si la Russie avait été intégrée à l’alliance européenne ou si son voisinage n’avait pas été aspiré par l’OTAN. Peut-être Poutine aurait-il joué sur d’autres ressorts pour séduire son peuple. Peut-être ne se serait-il pas maintenu au pouvoir s’il avait malgré tout choisi cette ligne.
Partir du principe que Poutine est « un fou » ou « un paranoïaque » comme le font la plupart de nos dirigeants politiques et des journalistes, cela témoigne d’une inculture géopolitique totale. En effet, le recours à l’explication psychologisante et au personnage du monstre témoigne d’une incompréhension des ressorts rationnels et émotionnels qui déterminent les choix des acteurs des événements. Ils empêchent de penser les facteurs qui conduisent aux événements, d’en observer les mécanismes, en se limitant à l’affirmation bien pratique pour qui refuse de penser : «C’est un fou ».
Dans une perspective historique où l’on considère que les facteurs explicatifs et les conséquences suivent un ordre chronologique et que l’on ne peut pas prendre ce qui arrive après comme prétexte pour ce qui est arrivé avant, ce qui arrive donne au contraire raison aux discours de Jean-Luc Mélenchon. Elles ne l’obligent pas à un « virage ». Au contraire, ce qui arrive aujourd’hui en Ukraine confirme que la ligne choisie par les gouvernements occidentaux, à savoir isoler la Russie et la ceinturer en étendant l’UE et l’OTAN à ses portes, n’était manifestement pas la bonne option pour garantir la paix.
Les raisonnements simplistes opposant les « pro-Poutine » aux « anti-Poutine », sommant à se ranger dans le camp de l’OTAN pour ne pas être rangé par ses adversaires politiques et les journalistes dans celui des agresseurs de l’Ukraine, sont des insultes à la pensée. Ils relèvent d’une inculture géopolitique crasse ou d’un refus feint de comprendre ce qu’est le non-alignement, position qu’avait pourtant choisi le désormais consensuel général de Gaulle durant la Guerre froide. Lorsqu’il choisit de quitter l’OTAN en 1966, l’URSS qui s’étendait jusqu’en Allemagne de l’Est, aux portes de la France, était-elle moins dangereuse que la Russie qui considère que sa sphère d’influence s’étend à l’Ukraine ? Non. Pourquoi alors de Gaulle est-il si génial et Mélenchon un traître à la nation ?
On peut donc critiquer à la fois la politique américaine vis à vis de la Russie et l'attitude agressive de la Russie aujourd'hui. Cela va de pair puisque l'une a participé de conduire à l'autre. Les Ukrainiens sont les victimes de ce reliquat de Guerre froide entre deux puissances impérialistes et l'on ne peut que condamner les violences perpétrées par l'armée de Poutine, dont certaines peuvent relever du crime de guerre ou du crime contre l'humanité. La responsabilité de ce dernier est incontestable et la violence des actes sans commune mesure avec les provocations américaines brandies pour les justifier. Il n'empêche que cette guerre ne donne pas raison à ceux qui ont commis ces provocations ni tort à ceux qui les ont dénoncé.
Le courage d'une véritable analyse géopolitique non calquée sur les Etats-Unis
Comme le fait de comprendre que le traité de Versailles a contribué à engendrer Hitler ne signifie pas que l’on justifie la soumission de l’Europe à la domination raciste de ce dernier ; l’analyse lucide des erreurs de l’OTAN, des Etats-Unis et de l’UE ne signifie pas que l’on défend l’agression intolérable de Poutine envers l’Ukraine. Il s’agit simplement d’établir une analyse géopolitique fine et de ne pas se laisser aller à des caricatures psychologisantes et manichéennes qui ne permettent pas de comprendre le monde mais enferment la pensée dans une logique essentialisante de camps ennemis, comme si l’affrontement entre Russie et (reste de l')Occident était écrit. De la même manière qu'une politique étrangère différente aurait pu peut-être éviter que la Russie en vienne aux armes avec l’Ukraine, une politique étrangère habile peut peut-être encore nous éviter le pire. Encore faut-il sortir de la vision fataliste et comprendre les motivations de Poutine pour pouvoir les éteindre.
Si vous ne voulez pas voter à gauche en 2022, alors ne votez pas Mélenchon. Mais, je vous en prie, ne prenez pas sa politique internationale comme alibi. Elle est la seule qui relève d'une véritable analyse géopolitique et qui ne cède pas au manichéisme consistant à s'aligner sur la vision américaine du camp du bien et du camp du mal, vision dont les principes sont à géométrie variable en fonction des pays concernés3. Elle relève d'une ténacité à défendre les intérêts français et la cohérence en présentant la situation internationale dans toute sa complexité, sachant pourtant que les médias et les rivaux politiques caricatureront sa position pour le ranger dans le camp des « méchants » : en 2017, c'était Maduro et Chavez, en 2022, c'est Poutine. Nouvel avatar, même procédé. A défaut d'arriver à désinformer tout le monde sur la politique intérieure pour faire voter les gens contre leurs intérêts, la droite et la gauche qui n'en a que le nom tentent d'entrer par la porte de derrière en instrumentalisant la politique étrangère où l'accès à l'information est encore plus ardu.
Il est d'ailleurs étonnant que les regards ne se tournent pas vers E. Macron qui a accueilli en grandes pompes Poutine à Versailles et sous le gouvernement duquel la France a vendu des technologies militaires permettant aux GPS russes d'échapper aux radars des Etats-Unis et de l'UE4. Ou vers les financements de campagne de Marine Le Pen en provenance du Kremlin5.
Il ne s'agit pas de voter Mélenchon malgré ses positions en matière de politique internationale ou en dépit de prétendus revirements mais au contraire pour son courage dans la volonté de présenter le monde dans toute sa complexité et en gardant une ligne cohérente.
N'en déplaise à Yanick Jadot et Anne Hidalgo qui, déjà prêts à faire barrage à l'extrême-droite au second tour, s'appliquent à faire barrage au principal candidat de gauche au premier.
1Je songe ici à l'article de Pauline Graulle sur Mediapart « Mélenchon aux prises avec son passé »
2Yannick Jadot, tout en nuances, qui accuse également Total de « complicité de crime de guerre » pour avoir continué à traiter avec la Russie, semblant oublier que la principale alternative concerne l'Arabie Saoudite, dont la dictature et la guerre avec son voisin le Yémen ne semblent pas le déranger. Pourquoi donc être dérangé puisque les Américains ne le sont pas ?
3Voir à ce sujet la lumineuse tribune de l'historien israëlien Ilan Pappé au sujet de la guerre en Ukraine Ilan Pappé – Quatre leçons de la guerre en Ukraine (revolutionpermanente.fr)
4La France a livré des équipements militaires à la Russie jusqu’en 2020, après l’embargo décidé par l’UE (lemonde.fr)