Je ne sais par où commencer cette analyse tant c'est d'abord un ressenti gazeux qui prend le dessus. Une atmosphère générale de « un contre tous et tous contre un ». Le sentiment d'avoir assisté à un dîner de cons où l'on invite quelqu'un pour se payer sa tête mais où finalement les cons se retrouvent être les hôtes. En 30mn, les moqueries se sont multipliées : « C'est Edwy Plenel ! » coupe avec dérision Lea Salamé quand ce dernier fait référence aux révélations sur le Rainbow Warrior à l'époque où il était au Monde. Qu'a-t-elle révélé, elle, durant toutes les heures qu'elle aura passé à l'antenne , pour le prendre ainsi de haut ? Rien sinon son mépris de classe et son ignorance. Les moqueries reviennent avec une grande régularité : « il faut dire « médiapart c'est bien ! » » s'esclaffe-t-elle en riant de bon cœur avec les trois autres larrons présents sur le plateau. « Il est fort hein » s'exclame Beigbeder avec ironie en parlant à la 3e personne pour achever de montrer que leur complicité ne peut pas être partagée avec l'invité. « Edwy Plenel 9è candidat de la gauche ! » ironisera Salamé au cours de l'entretien. « La prochaine fois on donnera 10 euros à une bonne œuvre quand vous prononcerez mediapart » conclue Laurent Ruquier à la fin de l'interview. Et on rit en plateau, qu'est-ce qu'on rit ! Mais on rit sans l'invité et sans le téléspectateur. On rit tout seul, en vase clos, dans un entre-soi dont les faibles audiences témoignent. On rit parfois sans rien dire, on se comprend d'un regard qu'on emplit de sous-entendus tout en vidant son verre comme le font Darmon et Beigbeder. On peut aussi exprimer sa haine dans le regard pendant 30mn, comme le fait Darmon. Ce moment de télévision désagréable est une leçon sur le journalisme : il ne suffit pas de regarder qui est invité pour évaluer l'angle d'un média, il faut également être attentif à la façon dont cet invité est traité, les commentaires et les expressions faciales qui lui sont opposées, les sujets qu'on lui impose. Force est de constater que Zemmour avait été considéré avec beaucoup plus de respect.
Il faut bien sûr aussi étudier le contenu des questions.
Avant les questions, une petite vidéo d'accroche est proposée. Elle est révélatrice de la nullité de l'analyse politique aujourd'hui dans les médias. En effet, cette vidéo ne s'attache qu'à ce que les spécialistes appellent la « horse race », la course des chevaux ; les chevaux étant les candidats, la course étant leur place dans les sondages. Rien sur le contenu des débats. Rien qui ne permette au citoyen d'éclairer son vote si ce n'est « lequel a le plus de chances de gagner ? ».
Edwy Plenel entre alors en scène. « J'aimerais avoir votre point de vue : ils doivent retourner en prison ? » demande Laurent Ruquier à propos des Balkany. « même après avoir déjà fait un peu de prison, même avec des problèmes de santé pour lui ou pour elle et des tentatives de suicide de Madame Balkany ? ». De ces premières questions, on peut lire l'incompréhension de ce qu'est le travail du journaliste : il fait une enquête, au nom de quoi on lui demande de prononcer une sentence ? On peut lire aussi l'inquiétude chez les puissants lorsqu'un autre puissant tombe de son piédestal. La prison, c'est pour les autres, pour ceux qui n'ont pas d'argent, pour ceux qui ne sont pas connus. Est-ce qu'on demande au Parisien si les dealeurs du dernier fait divers qui sont condamnés à de la prison le méritent ou s'il faut les plaindre ? Il n'y a pas de tentatives de suicide chez les femmes de pauvre qui vont en prison ? En a-t-on entendu parler ? Pourquoi ? Un suicide de pauvre, est-ce moins grave ? Au lieu de saluer l'enquête de Mediapart sur Balkany dont la véracité des conclusions a été confirmée par la Justice, on sent déjà pointer en filigrane un reproche : vous embêtez les gens de notre milieu qui ne se sentent plus au-dessus des lois. Pour ceux à qui la critique aura échappé dans sa version subtile, elle sera de toutes façons formulée à la fin en reprochant à Plenel de « passer des coups de fil, se renseigner en lousedé, lancer des infos ». Au moins c'est clair. Un journaliste ne doit pas lancer des infos.
Ruquier promet avant de poser sa question sur Balkany qu'il va ensuite parler « des rapports entre les médias et la politique et le pouvoir ». Eh bien Plenel va être servi !
« Il est pas mort le débat public ! Il est pas mort le débat public, si ?» s'étonne Lea Salamé. Elle ne comprend pas. C'est son métier et elle n'est pas au courant des travaux qui se multiplient sur l'analyse critique des médias. Léa Salamé, c'est le gamin dans 6è sens. 10 ans qu'elle porte avec elle un cadavre mais elle est dans le déni, elle préfère s'auto-convaincre en répétant à qui veut l'entendre « il n'est pas mort ! Il n'est pas mort !». Admirez au passage la façon dont est formulée la question. Par une exclamation d'abord qui trahit l'émotion de Salamé qui oublie qu'elle est là pour poser des questions. Par une répétition de la même affirmation en y ajoutant une intonation interrogative ensuite, intonation qui ne camoufle pas le parti pris de la journaliste qui a choisi délibérément (ou inconsciemment) de poser sa question à la forme négative en opposition avec la thèse de l'invité. La question est très générale, très schématique et condamne d'emblée l'interlocuteur à une réponse du même acabit. Manifestement, elle n'a pas cherché à creuser le sujet en amont, ce qui aurait pu permettre de débattre sur des points précis.
« Je ne suis pas sur la défensive » se défend Ruquier lorsque Plenel critique les sujets que les médias choisissent de mettre en avant. Mais son langage corporel le trahit : ainsi, il place sa main devant lui en tendant le bras comme pour faire barrage aux déclarations de Plenel qui le dérangent puis il croise les bras. Plus tard dans l'interview, il se justifiera lorsque Plenel évoquera la complaisance médiatique vis à vis de Zemmour, comme s'il était personnellement visé. Ruquier n'est pas un mauvais bougre. Ruquier ce soir est comme ces hommes qui nient les violences faites aux femmes par leurs congénères parce qu'ils ont l'impression que ce sont eux-mêmes qui se retrouvent sur le banc des accusés. Comme ces policiers qui refusent que l'on parle de violences policières parce qu'il n'en ont pas commis eux-mêmes. Comme ces musulmans qui refusent que l'on parle de l'islamisme parce qu'ils ont l'impression que c'est leur religion elle-même qu'on remet en cause. Une forme de solidarité corporatiste naturelle, défensive, qui semble vouloir que l'on défende l'indéfendable par solidarité identitaire. Impossible dès lors de critiquer les médias dans les médias.
Tout n'est pas perdu : on veut bien pourtant concéder sur le plateau que la liberté de la presse est menacée. Pas par la concentration entre les mains des milliardaires, non, ça non, mais par les islamistes. C'est donc, dans la demi-heure qu'ils lui octroient, du reportage de M6 sur Roubaix et d'Ophélie Meunier que Laurent Ruquier, Léa Salamé et Frédéric Beigbeder ont décidé de parler. Laurent Ruquier avait pourtant déjà l'avis de Mediapart sur la question puisque le syndicat des journalistes de médiapart a condamné les menaces de mort adressées à Ophélie Meunier pour le reportage qu'elle a présenté. Il demande toutefois à Plenel si c'est un bon ou un mauvais reportage. Question qui m'a laissé circonspect : qu'est-ce qui vaut ainsi à Plenel d'être érigé en arbitre des bons et mauvais reportages ? Allez, admettons de jouer le jeu. Pourquoi spécialement lui demander de se prononcer sur ce reportage là ? L'hypothèse la plus probable : pour le piéger. S'il avait donné véritablement un avis sur la qualité du reportage (Ruquier ne peut pas être sans connaître les controverses sur ses modalités de réalisation), les commentateurs auraient pu dire qu'il cautionnait les menaces de mort ou qu'il se rangeait dans le camp des islamistes. Plenel répond sans tomber dans le piège. Mais ce n'est pas fini : c'est Beigbeder qui revient sur le sujet quelques minutes plus tard alors que tout indiquait pourtant qu'on en avait fait le tour.
Par un tour de magie dont je n'ai pas bien saisi les ressorts, Plenel arrive dans tout ça à alerter sur les dangers de l'extrême-droite. Voici ce qui lui sera opposé.
« Vous pouvez incriminer les medias, à la fin des fins comment vous expliquez qu'il en soit là ? Quelle a été a contrario votre erreur ? » demande Léa Salamé à propos de Zemmour. Donc si Zemmour est là, c'est à cause d'une erreur de Plenel. La question est très fermée et ne laisse pas l'embarras du choix dans la réponse : elle attend manifestement un acte de contrition dont j'avoue ne pas comprendre la légitimité. Si Zemmour prend autant de place dans les médias, c'est la faute de ceux qui luttent contre lui et refusent de l'inviter. Ah bon.
Quant à Begbeider, il dénonce un point godwin quand Plenel cite Serge Klarsfeld qui comparait sur mediapart les discours de Zemmour à l'égard des musulmans et ceux d'Hitler à l'égard des juifs. Un point godwin, c'est le moment où Hitler arrive dans le débat alors qu'il n'a rien à y faire. Cela arrive assez fréquemment pour que ce soit devenu un concept. Cependant, il faut, de la part de Beigbeder, être sacrément audacieux pour se permettre de contester la légitimité de Serge Klarsfeld à faire référence au nazisme. Mais il paraît que ce genre de personne ça ose tout et que c'est à ça qu'on les reconnaît. « ça peut être efficace de ranimer le combat antifasciste » glisse-t-il avec dédain, comme si ce combat n'avait pas lieu d'être aujourd'hui alors que Zemmour vient d'appeler les policiers à devenir des « chasseurs » dans un « conflit de civilisation ». Donc, selon Beigbeder, on n'a pas le droit de convoquer l'histoire de l'extrême-droite pour parler de l'extrême-droite actuelle. S'il s'impose ce genre de tabou, cela explique peut-être la pauvreté de sa pensée.
Enfin, Beigbeder en vient à ce qui lui tient vraiment à cœur : la fête ! « La gauche a perdu le combat du plaisir, de l'hédonisme », « la gauche morale emmerde » lance-t-il. Eh oui, c'est emmerdant d'être interpellé sur les injustices de ce monde et de ne pas pouvoir profiter tranquillement de son fric dans une discothèque du Paris mondain. Lorsque Plenel lui indique qu'avoir conscience de la misère n'empêche pas les bénévoles du Secours catholique d'avoir de l'humour et de vivre des moments de bonheur, Beigbeder ironise « J'ai raté de grosses teufs ». Il a aussi raté des maraudes pour les sans-abri et des manifs mais ça le dérange moins. Il a au moins l'honnêteté de mettre le doigt sur le problème : Edwy Plenel leur met sous le nez ce qu'il n'ont pas envie de voir. La misère, le racisme, la corruption de certains politiques, les conséquences de la fraude fiscale, la déchéance des médias, la crise écologique. Plenel vient lui montrer le revers de sa médaille. L'autre face d'un système dont il profite. Moi je vais bien, lui répond Beigbeder, merci de ne pas me parler de ceux qui vont mal.
Car ce plateau de télévision, comme je l'avais déjà dénoncé avec l'affaire Camelia Jordana, c'est un entre-soi social et géographique, celui de la haute bourgeoisie parisienne. « Vous oubliez Nathalie Arthaud et Monsieur Poutou» indique Ruquier à Beigbeder lorsqu'il dénombre 6 candidats de gauche au lieu de 8. Passons sur le fait que l'on confie une interview à quelqu'un qui ne connaît pas ce qui est censé en être le sujet central (le livre présenté par Plenel traite de la gauche). Comment Ruquier sait-il que ce sont Arthaud et Poutou que Beigbeder oublie? Dans cet entre-soi, c'est évident. Par ailleurs, ils sont tous d'accord pour défendre le voyage de Blanquer à Ibiza. « Est-ce qu'il y a des endroits où on peut aller en vacances et d'autres où on ne peut pas aller ? » demande Beigbeder à Plenel, très remonté. En l'occurrence, pour la plupart des Français dont les enseignants, oui, l'argent nous limite. On voit transparaître des problèmes de riches, l'entre-soi de ces gens qui se défendent et s'arc-boutent sur leurs privilèges. Beigbeder défend des pratiques sociales, Ruquier des pratiques professionnelles. Beigbeider n'aime pas qu'on lui parle des pauvres, ça l'ennuie, Ruquier n'aime pas qu'on critique les médias, il se sent visé. Accordons lui au moins ce mérite : son complexe qui transpire face à Plenel révèle une certaine lucidité. Salamé n'est même pas capable de comprendre ce dont on parle et ce qu'on peut lui reprocher: circulez ya rien à voir, tout va bien dans le débat public. Quant à Gerard Darmon, j'ai choisi de ne pas m'attarder sur lui : pas étonnant qu'il n'apprécie pas les scoop de Plenel puisque c'est un nul et donc il défend les lauby (je place ici un peu d'humour et de fun pour faire plaisir à Beigbeder).
Entre-soi bourgeois, angle des questions à charge contre un intellectuel de gauche, choix des thèmes révélant une obsession pour l'islam et une omission du rôle des oligarques, absence de connaissances et de préparation sur les sujets évoqués. Il n'y a pas de doute. C'est bien au crash des médias que l'on vient d'assister en direct. Mais 30 minutes pour une bande-annonce, c'est un peu long.