Tirailleurs est l'histoire d'un jeune africain embrigadé dans la première guerre mondiale, tiraillé entre deux identités et deux attitudes face à cette guerre, et de son père qui aimerait le voir partir ailleurs. Le premier est raflé dès le début du film pour être mobilisé de force tandis que le second, joué par Omar Sy, fait mine de se porter volontaire afin de protéger son fils et de l'éloigner du champ de bataille. Ce film de guerre est donc abordé sous un angle intimiste, dans une relation fictive entre un père et son fils.
Si la caméra se focalise sur deux personnages issus des colonies, le film est universel parce qu'il pose la question de la vacuité de la guerre et des honneurs militaires. Proposant un parallèle entre un père qui a besoin que son fils meure sur le champ de bataille pour être fier de lui et le personnage joué par Omar Sy qui, à l'inverse, veut à tout prix éviter les risques de la guerre à son fils, le réalisateur pose implicitement la question : que valent les médailles et citations militaires à côté d'une vie balayée ? Il présente toutefois ce questionnement par le biais d'une figure qui ne surgit pas automatiquement quand on pense aux poilus : le tirailleur sénégalais.
De la même manière que les historiens de Twitter voient dans l'hexagone actuel la figure éternelle de la France et ont tendance à élargir le roman national à des périodes de l'Histoire où elle n'existait pas encore, ils ont pour les mêmes raisons tendance à le restreindre à une géographie dont l'empire colonial est exclu. Cet anachronisme sous-tend une mémoire de la guerre tronquée, d'où les tirailleurs sénégalais sont absents. Ou une mémoire victimaire, où les proto-sénégalais subiraient passivement le joug de l'oppresseur étranger.
Le film nous montre au contraire ce pan de l'histoire en abordant sa complexité, les accomodements des acteurs de l'époque. Ils ne subissent pas l'histoire mais la font, ils « font avec », dans le contexte qui leur est imposé mais en exploitant une certaine marge de manoeuvre. L'un choisit de tirer son épingle du jeu en montant les échelons autant que cela lui est permis dans la hiérarchie militaire, saisissant une opportunité rare d'être considéré dans cette parenthèse de la guerre comme un égal des blancs. L'autre choisit de résister par la fuite pour échapper à une guerre qui n'était pas la sienne.
Mais était-ce plus la guerre des Français de métropole ? Les poilus dans les tranchées avaient-ils de meilleures raisons de sacrifier leur vie pour tuer les Allemands d'en face ? Pas vraiment.
La morale du film est simple et universelle : dans une guerre, il n'y a pas de gagnants.
Il ne s'agit pas d'un film à destination d'une communauté particulière ou accusant une autre, mais d'un film au message universel pacifique et antimilitariste. Le film montre avec intelligence que l'on peut, sans pour autant glorifier la guerre, rendre hommage aux soldats qui l'ont faite. Parmi eux, des tirailleurs sénégalais.
Mais à l'image du soldat inconnu dont on ne connait pas l'identité afin que tous ceux qui ont combattu puissent s'y identifier, il s'agit moins de mettre en avant la singularité des tirailleurs sénégalais que de rappeler qu'ils étaient des Poilus et en ce sens font partie intégrante du roman national. A moins d'être raciste et de ne pas supporter que des individus noirs aient participé de l'histoire de notre pays, il n'y a aucune raison de crier au scandale.
Ce film en effet ne s'oppose pas au roman national, il l'enrichit et l'étend aux sujets de l'empire colonial. Il met en valeur une mémoire oubliée du grand public, mais pas de l'historiographie actuelle il faut le préciser, car l'opinion a trop tendance à penser que les travaux qu'elle ne connait pas n'ont pas été effectués. Elle rend donc par là aussi honneur au travail des historiens dont les avancées peuvent être par ce film diffusées au plus grand nombre.
D'autant que le film ne tombe pas dans des clichés comme celui du soldat sénégalais utilisé comme chair à canon. En effet, le ratio des morts chez les tirailleurs n'est pas supérieur à celui des blancs de métropole : 30 000 morts sur 180 000 mobilisés, soit 1 mort sur 6 mobilisés. Si chair à canon il y a eu, alors il s'agit de tous les soldats employés dans le conflit, puisque 1.4 millions de soldats français environ sont morts dans cette guerre.
En conséquence, ce n'est pas parce que les « héros » du film sont noirs qu'ils ne sont pas représentatifs de tous les soldats français. Les tranchées étaient les mêmes, les fusils et obus en face aussi. La conscription obligatoire n'a pas toujours été mieux vécue en France métropolitaine. L'école historique de Péronne, dite du consentement, qui faisait l'hypothèse d'une « culture de guerre » conduisant les Français à accepter de livrer une bataille qu'il jugeaient légitimes, a largement été nuancée par l'école de Craonne, dite de la contrainte, qui voit plutôt dans les lettres de poilus une volonté de cesser de combattre. Volonté qui se traduit en 1917 par des mutineries lors de la bataille du chemin des dames. Les mutins furent fusillés, ce qui minimise tout de même le consentement des autres.
Par ailleurs, les historiens de l'école de Craonne relèvent que l'obéissance n'est pas toujours le fruit d'un « consentement patriotique » qui serait propre aux métropolitains mais peut être aussi le résultat d'intéractions sociales au sein du régiment : solidarité avec les camarades, discipline et respect de l'autorité de l'officier ou du sous-officier comme on peut d'ailleurs le voir dans le film.
Quelques scènes néanmoins visent à relater la spécificité de ces soldats coloniaux.
Le début du film nous montre la vie au village au moment des réquisitions, introduisant un peu de l'histoire propre du Sénégal. Alors que la mobilisation a été relativement acceptée et s'est déroulée sans encombres en métropole, la scène de réquisition montre quant à elle la violence à laquelle pouvaient avoir recours les « recruteurs » français dans les colonies. Cette scène de rapt reflète une réalité dans toute sa complexité : ne tombant pas dans le manichéisme noirs-blancs, on voit que d'autres africains sont employés pour réaliser ces rapts ; ne tombant pas dans les généralisations abusives, d'autres tirailleurs expliquent au cours du film qu'ils se sont engagés volontairement dans l'espoir d'acquérir la nationalité française ou attirés par la solde. Pour chiffrer l'ampleur des réquisitions forcées, il faut savoir que la conscription concernait 1 millième des habitants, laissant souvent aux chefs locaux le soin de l'organiser.
De plus, certains détails posent la question de l'assimilation, comme l'alternance subtilement pensée dans le film entre l'emploi du peul et celui de la langue française, ou encore la question de l'alcool dans les rapports de camaraderie. Le père semble d'emblée handicapé par la non-adoption des codes culturels du colonisateur.
Tirailleurs est surtout un film qui réconcilie le cinéma avec l'historiographie, intégrant les tirailleurs sénégalais dans la mémoire de la guerre mondiale, racontant aussi une histoire par le bas, au plus près du vécu des soldats avec leurs stratégies d'évitement, plutôt qu'une histoire fantasmée composée uniquement de de métropole et de nobles héros de guerre mus par leur patriotisme. Cette histoire par le bas, au plus près du vécu des acteurs et notamment de ceux à qui la parole est rarement donnée, qui correspond à la manière de faire l'Histoire aujourd'hui, se traduit dans le film par le choix de suivre deux personnages de manière intimiste et l'usage de plans serrés là où le film de guerre traditionnel aurait préféré des plans larges et des scènes de bataille vues de loin.
Le film n'invite pas à une quelconque culpabilisation des Français d'aujourd'hui ou des « blancs » mais à une dénonciation de la guerre. Ceux qui se sentent culpabilisés m'étonnent car cela siginifie qu'ils se sentent solidaires des personnes qui ont décidé la guerre et non des personnes qui y ont été envoyés.
On peut choisir de ne voir dans ce film que des soldats noirs voire des soldats coloniaux parmi lesquels il ne faut pas oublier les Africains du Nord et les Indochinois, on peut choisir aussi d'y voir des soldats français ou tout simplement des humains à qui l'on a imposé une guerre inhumaine. Le message du film est universel. A la limite, certains militaristes pourront déplorer que le film n'incite pas à mourir pour le drapeau et rend hommage à un père qui veut faire déserter son fils plutôt qu'à un soldat heureux de se sacrifier pour sa patrie. Mais cette ligne de clivage entre militaristes et antimilitaristes n'a pas besoin d'être racialisée.
En terme de vision de l'histoire, ce film pose un regard beaucoup moins problématique qu'un film comme le dernier Kingsman par exemple. Certes, ce film de fiction ne prétend pas dire l'histoire, mais il n'empêche qu'il la dit. Personne n'a été choqué que la France soit totalement évacuée de la guerre mondiale, qu'il donne l'impression que seuls les Anglais affrontaient les Allemands, qu'ils ne pouvaient compter que sur l'intervention américaine pour les sauver... D'autant qu'en URSS un complot avait placé Lénine au pouvoir pour extraire l'URSS de la guerre, complot d'ailleurs aux sources mêmes de la guerre puisque c'est un méchant ouvrier enragé qui avait ourdi le conflit en murmurant à l'oreille de ce fou de Guillaume II à la tête de l'Allemagne. Heureusement, les aristocrates anglais étaient là pour convaincre le président américain de venir les sauver et ils y consacraient d'ailleurs toute leur énergie. Un révisionnisme aussi grossier ne serait pas gênant dans une fiction s'il ne véhiculait pas en malmenant l'Histoire un message, à savoir l'inexistence ou la bêtise des pays non anglophones, le messianisme américain et une histoire par le haut accompagnée d'un certain mépris de classe.
Où étaient les patriotes pour s'insurger de la façon dont Kingsman tord l'Histoire? Pas sur les réseaux sociaux, pas sur les antennes. Pour une fois qu'un film français vient raconter l'histoire de France et mettre à l'honneur des soldats français, là ils sortent de leur tannière. Pour eux, mieux vaut un américain blanc qui pisse sur l'Histoire de France qu'un noir qui joue un soldat français.
Tirailleurs n'a pourtant rien d'un film clivant ou polémique. Il vise au contraire à réconcilier les Français en rappelant une histoire commune partagée avec certains immigrés, dont les grands-parents ont payé l'impôt du sang. La puissance du cinéma peut intégrer cette mémoire spécifique des tirailleurs sénégalais à notre roman national et bouger quelques lignes. Ainsi, de la même manière qu'Indigène avait incité J. Chirac à aligner les pensions des tirailleurs sur celle des autres soldats, la sortie de Tirailleurs s'est accompagnée d'un geste d'E. Macron a l'égard des tirailleurs encore vivants ayant participé aux guerres coloniales. Peut-être moins touché par sa propre émotion que par anticipation de celle que ces films ont le pouvoir de déclencher sur l'opinion publique, E. Macron a en effet autorisé les anciens tirailleurs a quitter la France sans renoncer à leur pension.
Les historiens déterrent les vérités du passé mais seul l'artiste et le politique ont le pouvoir de les intégrer à la mémoire collective. Les deux personnages mis en scène, des soldats qui ont fait la guerre sans l'aimer, méritent d'être reconnus. A l'inverse de notre héraut national BHL à qui j'ai emprunté la formule, ces héros pas tout à fait nationaux -parce que sujets et non citoyens- ne souhaitaient pas la guerre mais ils ont dû assumer de la faire.
A la question : « peut-on rendre hommage aux masses combattantes sans glorifier la guerre ?», le réalisateur Mathieu Vadepied nous prouve que oui.
A la question « peut-on construire une mémoire commune à partir de mémoires particulières ? », les détracteurs du film diront non mais Omar si.
N'en déplaise aux petits railleurs.
NB : article écrit en collaboration avec Jean Blaguin