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L'hystérie collective qui nous a saisis à la vue de quelques femmes en burkini est curieuse et intéressante. Bien-sûr, quand je dis "nous", je pense surtout à la bande de macchabées farfelus qui hantent les corridors du pouvoir depuis si longtemps qu'ils en ont oublié les goûts et les saveurs du monde véritable, tout intoxiqués qu'ils sont de leur importance et du devoir impérieux de nous guider, nous, pauvres gueux, sur le chemin sinueux de la raison et du bon sens, contre ce vilain fondamentalisme aux barbes hirsutes qui ne nous laisse même plus bronzer en paix sur nos propres plages, au cours de ces si rares congés payés dont nous n'avons jamais vraiment cessé d'avoir secrètement honte de profiter.
Les femmes qui portent le "burkini" sont des monstres, étymologiquement. On les montre du doigt, elles qui révèlent une fracture profonde dans notre société. Il est intéressant de constater, par ailleurs, que leur transgression est double: elles vont aussi bien à l'encontre des barbus les plus rigoristes que des laïcards les moins fanatiques.
En effet, en apparaissant sur les plages de notre pays mécréant pour se mêler, en vrac, aux femmes en bikinis ou maillots une-pièce laissant deviner ce sein que je ne saurais voir et aux hommes portant fièrement le moule-bite, tout en entendant respecter les prescriptions (réelles ou supposées) de leur religion, ces femmes défient l'ordre conservateur musulman qui vomit la mixité et l'oisiveté du sexe féminin, qui ferait bien mieux de retourner s'enfermer dans son gynécée, il doit bien y avoir un peu de ménage à faire, et puis c'est bientôt l'heure du dîner de toute façon !
Mais elles opèrent aussi une transgression envers cette laïcité devenue typiquement française qui, de nos jours, semble confondre l'impérieuse nécessité de neutralité de l'état et de ses agents publics envers toutes les religions avec une neutralisation violente de toute expression visible de la croyance, surtout si elle vient d'une zone géographique précédemment oppressée par nos colonisations et/ou croisades.
Elles forcent la société à s'interroger, à affronter ses angles morts : soudain, le salafiste du vendredi et le laïcard du dimanche se tiennent par la main pour empêcher l'audace, que dis-je, l'outrance de ces femmes qui osent se mêler au bon peuple de souche tout en prétendant respecter les dogmes de leur foi. Ces monstres, elles que l'on montre du doigt, révèlent à la société française son propre visage, qu'elle découvre ridé, difforme et contrarié, expliquant ces réactions épidermiques qui se déchaînent entre le tube de crème solaire et le deuxième verre de rosé. On leur en veut de faire tomber les masques.
Voici ce qu'écrit la sociologue Nilüfer Göle, dans son essai Musulmans au quotidien:
« Les citoyens musulmans présentent pourtant une visibilité dérangeante, une « étrangeté », car ils aspirent à être des citoyens ordinaires tout en affichant une religiosité à traits distinctifs. (…) C’est en cherchant à être de bons musulmans, des croyants ordinaires, qu’ils deviennent des citoyens visibles. (…) Autrement dit, c’est à mesure que les musulmans affranchissent leur foi de la limitation à la sphère privée que l’islam devient visible. »
Plus loin, elle ajoute:
« Dans notre mémoire collective, c’est Rosa Parks, femme afro-américaine, qui a fait du bus un lieu symbolique des luttes antiracistes. (…) Les conservateurs [des sociétés musulmanes] ont fait de l’espace du bus un lieu où mener leur bataille et exiger la séparation des hommes et des femmes selon les normes islamiques. Dans ce registre, on ne peut s’empêcher de se demander, avec quelque ironie, si la volonté d’imposer en Europe des normes séculières dans des lieux publics n’entre pas en contradiction avec son objectif affiché : au nom des droits des femmes, ne finit-on pas par exclure une partie d’entre elles en les privant d’accès à l’espace public ? »
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Loin de moi l'idée de vouloir défendre le principe d'un vêtement comme le burkini, ou le voile. En tant que laïc et agnostique, je suis personnellement fatigué de cette saturation du religieux dans le débat public. En tant que libertaire, j'avoue être toujours un peu mal à l'aise devant un symbole qui sent bon la bigoterie, la honte de la chair et la domination patriarcale. En tant que féministe, j'ai toujours un peu la nausée quand je constate que la décence et la bonne tenue doivent systématiquement venir des femmes, rendues responsables par avance de toute violence, avant tout sexuelle, que des hommes exerceraient sur elles si elles ne respectaient pas ce prétendu impératif religieux. Peut-être que si on obligeait les hommes à porter le voile l'idée me heurterait moins, mais mes deux premières objections, laïque et libertaire, demeureraient.
Cependant, malgré toutes ces réserves, je m'insurge contre toute interdiction, du burkini comme du voile, dans l'espace public. Il est évident qu'il s'agit avant tout, pour les détracteurs de ces étoffes, d'opérer une invisibilisation de l'islam, perçu comme un corps étranger à la nation, quand environ 6 millions de nos compatriotes, pour partie des convertis, et pour beaucoup nés sur notre sol, pratiquent cette religion. Ce faisant, comme je l'évoquais au-dessus, un axe étrange s'est tracé dans notre champ politique, qui relie les islamistes plus excités à nos bons vieux fascistes bien de chez nous qui ne se concentrent plus dans le seul Front National, mais irriguent les deux "grands" partis de gouvernement qui instrumentalisent les peurs, entre jeu électoral cynique et abdication de la pensée, de la raison, de la morale. On réalisera, probablement trop tard, à quel point la banalisation de la xénophobie (en général) et de l'islamophobie (dans ce cas particulier) permet de faire tomber les inhibitions d'un nombre croissant d'écervelés, du citoyen lambda au policier armé par un maire qui se shoote aux peurs et aux haines, en passant par le chef du restaurant le Cénacle, la rédaction de Valeurs Actuelles et les pigistes de BFM-TV : après la discrimination généralisée, laisserons-nous se multiplier les agressions, d'abord verbales, ensuite physiques, les ratonnades, les profanations, les attentats demain,...?
Par ailleurs, quelle violence que de voir ces féministes, à la Caroline Fourest, souvent estampillé-e-s de gauche, prétendre vouloir libérer les femmes contre elles-mêmes, en leur niant la possibilité d'avoir choisi toutes seules de porter, ici un voile, là un burkini, en conscience. Voici ce qu'écrit encore Nilüfer Göle, dans le même essai:
« La femme musulmane affranchie dans la vie publique et son port du voile décidé à son initiative ne sont donc pas en conformité avec les présupposés de l’individualisme libéral, ni avec ceux du féminisme séculier. Les débats sur l’islam en Europe sont constitués autour de ce point aveugle, sur la négation de la capacité à la fois d’agir et de croire des femmes qui adoptent le voile. Erigée en master symbol de l’islam, sa perception écrase les subjectivités des croyantes et gomme leur histoire personnelle. Les visages humains sont effacés derrière le symbole. »
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Puisque ce sujet a envahi le débat public, libre à nous de nous en emparer. Pour vaincre l'hystérie de la campagne électorale à venir, qui sera, n'en doutons pas, marquée par la déraison, il faut qu'on se serre les coudes, que l'on refuse les diversions grossières, que l'on garde la tête haute et froide face à ces provocations.
Enfin, je pense qu'il est quand même juste de rappeler que le burkini, malgré son nom trompeur, n'a rien à voir avec une Burqa, faisant entièrement disparaître l'être humain sous le vêtement. De nombreuses personnes, à la peau fragile ou tout simplement mal à l'aise avec leur corps, vont à la plage et se baignent tout habillées. Va-t-on le leur interdire? Je me suis amusé à illustrer ce billet avec une photo de Madonna, qu'on accusera difficilement de fondamentalisme religieux (quand bien même elle fait état d'une spiritualité certaine), tant elle est associée au sexe, à l'impudeur, à l'outrance... Ce qui ne l'empêche pas de se baigner entièrement vêtue, probablement pour se protéger du soleil, mais qu'importe. Si une loi devait voir le jour, j'ose imaginer qu'elle s'appliquerait à tou-te-s...