
Agrandissement : Illustration 1

Tous les jours de 15 heures à 20 heures, Helyette Bess siège, au 32, rue Henri Chevreau, dans sa bibliothèque libertaire, au milieu de ses livres accumulés au cours de sa vie et témoins d’un parcours accidenté. Cette femme chaleureuse est une ancienne militante d’Action directe qui a passé cinq ans en prison pour "association de malfaiteurs" dans les années 1980. Autrefois, elle était qualifiée de terroriste, un terme qu’elle n’a jamais approuvé : « Les terroristes, pour moi, c’est l’État. »
Sur ses étagères, elle observe avec bienveillance ses écrivains de coeur, Saint-Exupéry, Vian, Malraux. Le rayon prison et justice, résonnant avec sa propre histoire. Le coin sur le fascisme, « et même des livres fascistes, ajoute-t-elle. Il faut connaître précisément ce contre quoi on se bat. » Une étagère féministe, devant laquelle Helyette raconte un passé qui lui est cher : « J’ai connu une époque où les femmes ne pouvaient pas avorter, il fallait les aider. » Le long des rayonnages, le souci des minorités et de leurs luttes est palpable. Helyette connaît si bien ses livres, intériorisés au cours de sa vie, qu’elle peut agréer aux demandes précises des curieux et des thésards.
Diversité tranquille
Helyette est née dans le 19e arrondissement de Paris, y a grandi et découvert son amour de la révolte. « J’aime les quartiers populaires, raconte la militante. J’ai vécu dans les 18e, 19e et 20e. Ménilmontant, c’est un coin que j’aime pour sa diversité tranquille. Quelles que soient la provenance et la communauté des riverains, il n’y a pas d’engueulades. » La présence sereine d’Helyette ajoute à la quiétude des parages, que seuls les éclats de voix rieurs des adolescents viennent troubler lors de la sortie du collège.
Paisible oasis, la bibliothèque est aussi un lieu de mémoire et de vie, où se rencontrent anciens et nouveaux amis, riverains de passage, étudiants fouineurs. Mais leur point commun, c’est une sympathie idéologique. Ou simplement une amitié pour Helyette. « Je ne sais pas faire autrement que de me faire des amis », s’amuse-t-elle. Mais plus encore, l’amitié est pour elle une valeur politique. « L’amitié et l’entraide sont les leviers pour avoir envie de changer le monde. »
« Helyette, tu n’es pas communiste, tu es anarchiste ! »
Outre l’immobilité forcée des six années en prison à partir de 1987, suivies de cinq ans d’interdiction de séjour à Paris passés à Avignon, Helyette n’a cessé de vagabonder. Mais elle a toujours retrouvé Paris, ses milliers de livres sur le dos. « J’ai fait un petit bout de chemin », euphémise-t-elle : durant ses années de liberté, elle a vadrouillé dans toute la France afin de constituer des comités de soutien pour ses camarades emprisonnés, comme son ami Jean-Marc Rouillan, mais aussi dans différents pays d’Europe. À 87 ans, Helyette ne pense pas à la retraite. « Hors de question d’aller vivre à la campagne. », même si la bonne humeur, les petites places et les ruelles ondoyantes du quartier lui donnent des airs de bourgade qui troublent la sensation d’être à Paris.
Helyette Bess a tôt embrassé l’engagement anarchiste. Elle évoque d’abord son antimilitarisme fervent, éclos de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale. D’abord intuition d’enfant, son engagement contre la guerre n’a ensuite cessé de s’épanouir en devenant des actions, pendant le conflit en Algérie et contre le service militaire jusqu’en 1997. Après 39-45, son itinéraire de pensée progresse. « Lorsque j’étais jeune fille, le père d’une amie, un communiste, me prêtait des livres. » Après chaque lecture, ils en discutent. Bakounine, grand penseur libertaire, et le surréalisme sont des révélations pour elle. Un jour, le communiste lui annonce solennellement : « Helyette, tu n’es pas communiste, tu es anarchiste ! »
« Une société plus libre et plus amicale »
« Le Jargon libre, c’est un îlot où le temps n’existe pas », écrit Helyette dans les invitations des soirées de soutien à la bibliothèque qu'elle organise régulièrement. « C’est un lieu dans lequel on peut parler des livres des actions d’il y a cent ans comme des actions d’aujourd’hui. Et envisager celles de demain, explique-t-elle ; il y a des jeunes de 17 ans qui viennent discuter politique avec moi. »
Helyette honnit autant les militaires que les pantouflards, « ceux qui ont renoncé à changer le monde. Ça n’en prend pas le chemin, mais je crois toujours en la possibilité de construire une société plus libre et plus amicale ». Malgré une politique gouvernementale qu’elle juge désespérante, Helyette ne cède pas au défaitisme : elle voit des élans de solidarité partout. « Il suffirait qu’ils se rejoignent pour ouvrir une nouvelle ère. »
Livia Garrigue
Article initialement paru sur le site internet du magazine Soixante-Quinze