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Ils avaient dit
que la musique c’était pour tout le monde
que le poème c’était pour tout le monde
et ils l’avaient fait
c’était tout petit
mais ils l’avaient fait
Il y avait
des structures publiques
avec des sous
publics
eux ils faisaient du gratuit
et parfois les gens donnaient des contributions libres
et parfois un écrivant donnait 40 centimes d’euros pour un atelier d’écriture
et parfois 20 euros
et parfois rien
ils trouvaient ça touchant
leurs copains vendaient leurs masterclass un peu plus cher que ça
eux ils s’en foutaient un peu
ils n’étaient même pas intermittents
pas encore
ils avaient cassé leur statut en changeant de territoire
ils repartaient de zéro
et ils gagnaient presque zéro
même s’ils travaillaient beaucoup
leurs dettes autour du cou
Ils avaient dit
que la musique c’était pour tout le monde
que le poème c’était pour tout le monde
et ils l’avaient fait
c’était tout petit
mais ils l’avaient fait
Ils l’avaient raconté
et tout le monde n’avait pas tout compris
(parce que c’est pas compréhensible)
mais la lecture publique, si.
Alors ils ont bricolé du gratuit
avec les bibliothèques
pour les gens
pendant une bonne dizaine d’années
Ils ont racolé
comme pour le festival de Cannes
OU la sortie du dernier blockbuster
OU la meilleure promo d’Inter lors de la foire au bœuf
OU le meilleur candidat de la présidentielle
Ils faisaient du rézozozio comme des forcenés
de la comm même si
ils n’avaient rien à vendre et tout à donner
mais ça remplit pas les salles,
ça,
madame, monsieur,
les choses à donner
pour avoir une valeur, faut avoir un prix
et ils n’avaient pas de prix.
Pourtant
les gens venaient
pas autant qu’à Netflix mais ils venaient quand même
ils avaient des poèmes dans les mains, les gens,
ça coulait comme de l’eau
eux deux ils en faisaient de la musique
de la scène et des applaus
ils en faisaient des livres
gratuits
pour des lecteurs
contents
pour des mômes
fiers
des scènes ouvertes
ouvertes
de la poésie vivante
vivante
mise en musique
À l’école
les enfants écrivaient des textes,
alors eux, ils faisaient des chansons
avec les textes des mômes
Ils les enregistraient,
les enfants,
ils en faisaient des disques.
Ils trouvaient trois francs six sous
et
le compositeur-producteur offrait des centaines d’heures de studio
et
la poète offrait des centaines d’heures d’orpaillage dans le flot des manuscrits
Ils butinaient et ils faisaient le miel
avec leur ruche à deux
ils avaient le gratuit chevillé à l’âme
pour les gens
pour la culture qui se tricote avec les mots de chacun et chacune
qui donne la parole
pour que les gens la prennent
les gens-enfants
les gens-adultes
les gens-malades
les gens-en situation de handicap
les gens-en taule
les gens-qui parlent pas français
et même qui parlent pas du tout
les gens-qui parlent plus
tous les gens
ils avaient le gratuit qui grattait
comme un crin dans la conscience
et le poème comme le premier fil
de l’émancipation
pour chacun
pour chacune
et la musique comme la première aile
pour l’envol
Ils bradaient leurs heures de taf
(un taf qui se paye pas, c’est pas un taf)
(et puis ils voulaient toujours travailler ensemble
même quand le budget était pour un seul)
On les a regardés de haut
« pas des vrais artistes »
Ils ont tafé indécemment
je peux même pas raconter
tu croirais pas
y a que la coloc de bureau qui peut croire,
et je suis la coloc
y a que l’heure d’envoi de leurs mails qui peut croire
la journée d’avant la journée
la journée d’après la journée
et la journée qui reste la journée
« Vous les artistes vous faites ce que vous aimez »
la chance qu’ils ont
Et puis
ils ont produit des spectacles
à la force du poignet.
Les premières fois, il ont dû payer les salles pour qu’elles leur prêtent un plateau
(un plateau c’est comme un chantier naval)
après, ils avaient des pattes blanches
Au début, ils n’ont pas payé les potes qui aidaient leur rafiot à prendre la mer
ni les bouts de ficelles
après, ils ont pu payer des pro, metteuse en scène, plasticienne, techniciens
qui ne sont pas tous devenus leurs potes
mais les potes restent les potes
même si parfois ils se sont lassés d’être gratuits
pote et pro et bénévole, c’est pas incompatible, j’en sais quelque chose
mais
salariat et bénévolat ça se frictionne sur le petit quai du petit port de la petite création et ça laisse des petites plumes parfois sur le champ de bataille de la reconnaissance, qui est une bataille comme une autre
qui a pour petits enjeux l’amitié, l’amour
ou le partir en mer
De toutes façons
il y a toujours une case qui cloche quelque part
et une case qui se coche pas comme il faudrait
du coup y a quelques pertes
humaines
et ça fait pas du bien dans le bilan de la prod
moyennant quoi
quand même
ils ont montré leurs pattes blanches
jusqu’à être enfin « des vrais artistes »
avec « une compagnie » eux aussi
Des artistes comme on l’entend
Des artistes comme il faut
qui tournent en tournée
qui tournent manivelle
qui tournent tournent et qui s’intermittencent
comme les vrais
qui peuvent payer leur loyer
et commencer à rembourser leurs dettes
et nourrir éventuellement leurs enfants
(mais pas payer les études, non, les enfants d’artistes se grandissent tout seuls à coup de jobs et de grosses journées, une maman poète-publique ça finance que dalle)
des artistes, des vrais,
ceux qui peuvent « en vivre »
« Tu es musicien ? Et tu en vis ? »
Oui, et il en meurt aussi des fois, mais il ne le montre pas souvent
il y a des tas de petites morts discrètes en tas sur le rebord de leur cheminée
- on dirait du land-art -
avec les portraits de leurs disparus
les petites morts
avec les vrais morts
- on dirait de l’art contemporain -
c’est le tableau de famille
de tout ce et de tous ceux qui leur manque·nt.
Mais le catalogue est très honnête
pour finir
franchement, y a du boulot
les spectacles tiennent la route
et comme
ils avaient dit
que la musique c’était pour tout le monde
que le poème c’était pour tout le monde
et qu’ils l’avaient fait
(c’était tout petit
mais ils l’avaient fait)
ils ont continué de le faire
et leurs spectacles tournaient
dans des bibliothèques
des communautés de communes
des écoles, des villages,
dans les jardins des gens ou dans leurs salons
dans des salles des fêtes
même une fois dans une église
et une autre fois dans le garage des agents d’entretien du quartier, un jour de janvier, la buée dans le sillage de leur voix, il faisait un peu froid, les balayeurs et les balayeuses avaient garé là leurs petites carrioles avec la collection des doudous trouvés par terre arrimés sur leurs drôles de traîneaux, pour si des fois un enfant reconnaissait le sien au passage, une armée de doudous à roulettes, une forêt de balais de la voirie, eux deux ils avaient chanté là, au froid, pour les agent·e·s d’entretien qui avaient froid aussi, c’était un concert mémorable, dans le garage froid aux doudous perdus, aux balais verts et aux gilets prémonitoires.
Leurs spectacles tournaient aussi
dans des librairies
ils sont devenus des pros de l’entrée libre
qu’ils aimaient écrire
« entrez libres ! »
au marqueur sur leurs affiches
plus rarement en salle de spectacle, parce que l’entrée n’est pas libre, enfin, pas toujours, mais quand même des fois, et ils se sont fait des amis des pros, des programmateurs, des celles des ceux qui ont compris
qu’on pouvait ne pas faire carrière parce qu’on n’avait pas coché les cases
mais que c’était justement ça la carrière, enfin la leur
et que le spectacle, là, quand même il existe,
quand bien même les moyens de productions sont ridicules
parce qu’ils s’appellent nuit blanche
et que c’est pas valorisé dans le budget de « la compagnie »
tu comprends, c’est pas crédible
et pourtant
ça existe
Pour finir,
ils étaient enfin des artistes comme tout le monde
du spectacle vivant
avec un goût particulier pour l’égalité d’accès à la culture pour chacun et chacune
tu l’auras compris
c’était l’ADN, enfin le leur, couple et duo et binôme, paritaire s’il te plaît
pros et prolos de la gratte
de la gratte à six cordes
de la gratte du papier
leurs chansons à quatre mains et puis les kilomètres de manuscrits des paroles des gens
ils ont gratté, gratté, gratté
c’était le pour quoi faire et le à quoi ça sert en même temps
c’était leur came et leur coco
ils avaient le gratuit qui grattait
comme un crin sur la conscience
et ils ont gratté
Et puis un jour il s’est mis à pleuvoir
d’abord c’était petit, c’était intermittent, il fallait juste se mettre à l’abri et protéger les vieux,
c’était contraignant, mais tout le monde faisait de son mieux
entre les gouttes, en souriant un peu, prends soin de toi, et prends patience, ça reviendra, la scène et les coups à boire ensemble et les autres choses aussi, les entrées libres et les poèmes et les concerts, en attendant, y a qu’à écrire
Et puis
comme si la pluie ça suffisait pas
les QR codes sont tombés comme en avalanche sur les entrées libres
des gros pâtés de marée noire dans les files d’attente
des flaques sombres gluantes à slalomer ou à marcher dedans (au choix)
Et ça c’est du gros orage
de la tempête qui dure
Aujourd’hui, les pipelines à QR code douchent à pleine pression ce qu’eux deux ont maigre bâti d’émancipation
de château en papier
de château de chanson
regarde un peu, c’est du kärsher sur l’entrée libre
comme sur la parole
libre
comme sur l’expression
libre
comme en manif sur ce qui grouille
pssssshhht ! Caniveau !
tout est trempé, gâché, foutu
ça mettra des siècles à sécher pour reconstruire
si ça sèche un jour
il suffit d’une seule fois
pour rester mouillé à vie
c’est comme une botte en caoutchouc qui prend l’eau
t’es plus jamais au sec après
une fois que tu acceptes, c’est fichu
c’est trempette à perpète
Ils ont vu
Ils voient
comment surnagent
dans la cave inondée
leurs copines de la lecture publique
dans des murs vides
avec leurs hectolitres de livres pollués par la marée moche
que plus personne ne vient toucher
et leurs copines de la lecture publique,
avec leur militantisme en bouée canard et leur figure un peu devenue triste,
elles pédalent dans la mare
des bibliothèques désertées
Ils croyaient en l’éduc pop, ils faisaient plus qu’y croire, ils étaient pratiquants
mais le contrôle numérique et le kärcher
ça a noyé le job
enfin le leur
ils ont bien failli y laisser leur peau
heureusement ça sait nager, l’artiste est une sorte de poisson qu’on ignore, il ne fait pas le QR code, en tant que poisson, il capte très vite le calibre des mailles s’il rencontre un filet
et s’il faut il renonce aux bouées pour se faufiler quand même, le grand bain ça le connaît
Aujourd’hui pourtant ces deux-là
je crois qu’ils ont rendu les palmes, le masque et le tuba
recapuchonné le stylo
rangé la guitare
dans sa housse
Aujourd’hui
ils ont replié la voile du rafiot et son drapeau
« la musique c’est pour tout le monde
et le poème c’est pour tout le monde »
je crois qu’ils l’ont hissé à l’abri de la tempête sur une grève de fortune
et ils attendent la fin du déluge
dans une grotte un peu au sec
en regardant les morceaux qu’ils ont sauvés
leurs petites morts leurs disparus et l’entrée libre
sur le rebord de la cheminée
- on dirait de l’art contemporain -
J’ai gardé le bureau de la coloc
pour moi toute seule
enfin, pour ma compagnie, la compagnie compagne un petit peu orpheline
et je leur garde le courrier
quand il y en a
Il reste au mur quelques affiches
« Entrez libres et sortez de même ! »
elle avait écrit dessus, un jour d’inspiration,
ma pote poète-publique
ma coloc de bureau
L’entrée libre,
c’était un beau métier
pourtant
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Si tu veux, tu peux lire ça, aussi. Et signer. Si des fois.