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Billet de blog 1 mars 2022

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ENTRÉE LIBRE

Poème de campagne

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Ils avaient dit

que la musique c’était pour tout le monde

que le poème c’était pour tout le monde

et ils l’avaient fait

c’était tout petit

mais ils l’avaient fait

Il y avait

des structures publiques

avec des sous

publics

eux ils faisaient du gratuit

et parfois les gens donnaient des contributions libres

et parfois un écrivant donnait 40 centimes d’euros pour un atelier d’écriture

et parfois 20 euros

et parfois rien

ils trouvaient ça touchant

leurs copains vendaient leurs masterclass un peu plus cher que ça

eux ils s’en foutaient un peu

ils n’étaient même pas intermittents

pas encore

ils avaient cassé leur statut en changeant de territoire

ils repartaient de zéro

et ils gagnaient presque zéro

même s’ils travaillaient beaucoup

leurs dettes autour du cou

Ils avaient dit

que la musique c’était pour tout le monde

que le poème c’était pour tout le monde

et ils l’avaient fait

c’était tout petit

mais ils l’avaient fait

Ils l’avaient raconté

et tout le monde n’avait pas tout compris

(parce que c’est pas compréhensible)

mais la lecture publique, si.

Alors ils ont bricolé du gratuit

avec les bibliothèques

pour les gens

pendant une bonne dizaine d’années

Ils ont racolé

comme pour le festival de Cannes

OU la sortie du dernier blockbuster

OU la meilleure promo d’Inter lors de la foire au bœuf

OU le meilleur candidat de la présidentielle

Ils faisaient du rézozozio comme des forcenés

de la comm même si

ils n’avaient rien à vendre et tout à donner

mais ça remplit pas les salles,

ça,

madame, monsieur,

les choses à donner 

pour avoir une valeur, faut avoir un prix 

et ils n’avaient pas de prix.

Pourtant

les gens venaient

pas autant qu’à Netflix mais ils venaient quand même

ils avaient des poèmes dans les mains, les gens,

ça coulait comme de l’eau

eux deux ils en faisaient de la musique

de la scène et des applaus

ils en faisaient des livres

gratuits

pour des lecteurs

contents

pour des mômes

fiers

des scènes ouvertes

ouvertes

de la poésie vivante

vivante

mise en musique

À l’école

les enfants écrivaient des textes,

alors eux, ils faisaient des chansons

avec les textes des mômes

Ils les enregistraient,

les enfants,

ils en faisaient des disques.

Ils trouvaient trois francs six sous

et

le compositeur-producteur offrait des centaines d’heures de studio

et

la poète offrait des centaines d’heures d’orpaillage dans le flot des manuscrits

Ils butinaient et ils faisaient le miel

avec leur ruche à deux

ils avaient le gratuit chevillé à l’âme

pour les gens

pour la culture qui se tricote avec les mots de chacun et chacune

qui donne la parole

pour que les gens la prennent

les gens-enfants

les gens-adultes

les gens-malades

les gens-en situation de handicap

les gens-en taule

les gens-qui parlent pas français

et même qui parlent pas du tout

les gens-qui parlent plus

tous les gens

ils avaient le gratuit qui grattait

comme un crin dans la conscience

et le poème comme le premier fil

de l’émancipation

pour chacun

pour chacune

et la musique comme la première aile

pour l’envol

Ils bradaient leurs heures de taf

(un taf qui se paye pas, c’est pas un taf)

(et puis ils voulaient toujours travailler ensemble

même quand le budget était pour un seul)

On les a regardés de haut

« pas des vrais artistes »

Ils ont tafé indécemment

je peux même pas raconter

tu croirais pas

y a que la coloc de bureau qui peut croire,

et je suis la coloc

y a que l’heure d’envoi de leurs mails qui peut croire

la journée d’avant la journée

la journée d’après la journée

et la journée qui reste la journée

« Vous les artistes vous faites ce que vous aimez »

la chance qu’ils ont

Et puis

ils ont produit des spectacles

à la force du poignet.

Les premières fois, il ont dû payer les salles pour qu’elles leur prêtent un plateau

(un plateau c’est comme un chantier naval)

après, ils avaient des pattes blanches

Au début, ils n’ont pas payé les potes qui aidaient leur rafiot à prendre la mer

ni les bouts de ficelles

après, ils ont pu payer des pro, metteuse en scène, plasticienne, techniciens

qui ne sont pas tous devenus leurs potes

mais les potes restent les potes

même si parfois ils se sont lassés d’être gratuits

pote et pro et bénévole, c’est pas incompatible, j’en sais quelque chose

mais

salariat et bénévolat ça se frictionne sur le petit quai du petit port de la petite création et ça laisse des petites plumes parfois sur le champ de bataille de la reconnaissance, qui est une bataille comme une autre

qui a pour petits enjeux l’amitié, l’amour

ou le partir en mer

De toutes façons

il y a toujours une case qui cloche quelque part

et une case qui se coche pas comme il faudrait

du coup y a quelques pertes

humaines

et ça fait pas du bien dans le bilan de la prod

moyennant quoi

quand même

ils ont montré leurs pattes blanches

jusqu’à être enfin « des vrais artistes »

avec « une compagnie » eux aussi

Des artistes comme on l’entend

Des artistes comme il faut

qui tournent en tournée

qui tournent manivelle

qui tournent tournent et qui s’intermittencent

comme les vrais

qui peuvent payer leur loyer

et commencer à rembourser leurs dettes

et nourrir éventuellement leurs enfants

(mais pas payer les études, non, les enfants d’artistes se grandissent tout seuls à coup de jobs et de grosses journées, une maman poète-publique ça finance que dalle)

des artistes, des vrais,

ceux qui peuvent « en vivre »

« Tu es musicien ? Et tu en vis ? »

Oui, et il en meurt aussi des fois, mais il ne le montre pas souvent

il y a des tas de petites morts discrètes en tas sur le rebord de leur cheminée

- on dirait du land-art -

avec les portraits de leurs disparus

les petites morts

avec les vrais morts

- on dirait de l’art contemporain -

c’est le tableau de famille

de tout ce et de tous ceux qui leur manque·nt.

Mais le catalogue est très honnête

pour finir

franchement, y a du boulot

les spectacles tiennent la route

et comme

ils avaient dit

que la musique c’était pour tout le monde

que le poème c’était pour tout le monde

et qu’ils l’avaient fait

(c’était tout petit

mais ils l’avaient fait)

ils ont continué de le faire

et leurs spectacles tournaient

dans des bibliothèques

des communautés de communes

des écoles, des villages,

dans les jardins des gens ou dans leurs salons

dans des salles des fêtes

même une fois dans une église

et une autre fois dans le garage des agents d’entretien du quartier, un jour de janvier, la buée dans le sillage de leur voix, il faisait un peu froid, les balayeurs et les balayeuses avaient garé là leurs petites carrioles avec la collection des doudous trouvés par terre arrimés sur leurs drôles de traîneaux, pour si des fois un enfant reconnaissait le sien au passage, une armée de doudous à roulettes, une forêt de balais de la voirie, eux deux ils avaient chanté là, au froid, pour les agent·e·s d’entretien qui avaient froid aussi, c’était un concert mémorable, dans le garage froid aux doudous perdus, aux balais verts et aux gilets prémonitoires.

Leurs spectacles tournaient aussi

dans des librairies

ils sont devenus des pros de l’entrée libre

qu’ils aimaient écrire

« entrez libres ! »

au marqueur sur leurs affiches

plus rarement en salle de spectacle, parce que l’entrée n’est pas libre, enfin, pas toujours, mais quand même des fois, et ils se sont fait des amis des pros, des programmateurs, des celles des ceux qui ont compris

qu’on pouvait ne pas faire carrière parce qu’on n’avait pas coché les cases

mais que c’était justement ça la carrière, enfin la leur

et que le spectacle, là, quand même il existe,

quand bien même les moyens de productions sont ridicules

parce qu’ils s’appellent nuit blanche

et que c’est pas valorisé dans le budget de « la compagnie »

tu comprends, c’est pas crédible

et pourtant

ça existe

Pour finir,

ils étaient enfin des artistes comme tout le monde

du spectacle vivant

avec un goût particulier pour l’égalité d’accès à la culture pour chacun et chacune

tu l’auras compris

c’était l’ADN, enfin le leur, couple et duo et binôme, paritaire s’il te plaît

pros et prolos de la gratte

de la gratte à six cordes

de la gratte du papier

leurs chansons à quatre mains et puis les kilomètres de manuscrits des paroles des gens

ils ont gratté, gratté, gratté

c’était le pour quoi faire et le à quoi ça sert en même temps

c’était leur came et leur coco

ils avaient le gratuit qui grattait

comme un crin sur la conscience

et ils ont gratté

Et puis un jour il s’est mis à pleuvoir

d’abord c’était petit, c’était intermittent, il fallait juste se mettre à l’abri et protéger les vieux,

c’était contraignant, mais tout le monde faisait de son mieux

entre les gouttes, en souriant un peu, prends soin de toi, et prends patience, ça reviendra, la scène et les coups à boire ensemble et les autres choses aussi, les entrées libres et les poèmes et les concerts, en attendant, y a qu’à écrire

Et puis

comme si la pluie ça suffisait pas

les QR codes sont tombés comme en avalanche sur les entrées libres

des gros pâtés de marée noire dans les files d’attente

des flaques sombres gluantes à slalomer ou à marcher dedans (au choix)

Et ça c’est du gros orage

de la tempête qui dure

Aujourd’hui, les pipelines à QR code douchent à pleine pression ce qu’eux deux ont maigre bâti d’émancipation

de château en papier

de château de chanson

regarde un peu, c’est du kärsher sur l’entrée libre

comme sur la parole

libre

comme sur l’expression

libre

comme en manif sur ce qui grouille

pssssshhht ! Caniveau !

tout est trempé, gâché, foutu

ça mettra des siècles à sécher pour reconstruire

si ça sèche un jour

il suffit d’une seule fois

pour rester mouillé à vie

c’est comme une botte en caoutchouc qui prend l’eau

t’es plus jamais au sec après

une fois que tu acceptes, c’est fichu

c’est trempette à perpète

Ils ont vu

Ils voient

comment surnagent

dans la cave inondée

leurs copines de la lecture publique

dans des murs vides

avec leurs hectolitres de livres pollués par la marée moche

que plus personne ne vient toucher

et leurs copines de la lecture publique,

avec leur militantisme en bouée canard et leur figure un peu devenue triste,

elles pédalent dans la mare

des bibliothèques désertées

Ils croyaient en l’éduc pop, ils faisaient plus qu’y croire, ils étaient pratiquants

mais le contrôle numérique et le kärcher

ça a noyé le job

enfin le leur

ils ont bien failli y laisser leur peau

heureusement ça sait nager, l’artiste est une sorte de poisson qu’on ignore, il ne fait pas le QR code, en tant que poisson, il capte très vite le calibre des mailles s’il rencontre un filet

et s’il faut il renonce aux bouées pour se faufiler quand même, le grand bain ça le connaît

Aujourd’hui pourtant ces deux-là

je crois qu’ils ont rendu les palmes, le masque et le tuba

recapuchonné le stylo

rangé la guitare

dans sa housse

Aujourd’hui

ils ont replié la voile du rafiot et son drapeau

« la musique c’est pour tout le monde

et le poème c’est pour tout le monde »

je crois qu’ils l’ont hissé à l’abri de la tempête sur une grève de fortune

et ils attendent la fin du déluge

dans une grotte un peu au sec

en regardant les morceaux qu’ils ont sauvés

leurs petites morts leurs disparus et l’entrée libre

sur le rebord de la cheminée

- on dirait de l’art contemporain -

J’ai gardé le bureau de la coloc

pour moi toute seule

enfin, pour ma compagnie, la compagnie compagne un petit peu orpheline

et je leur garde le courrier

quand il y en a

Il reste au mur quelques affiches

« Entrez libres et sortez de même ! »

elle avait écrit dessus, un jour d’inspiration,

ma pote poète-publique

ma coloc de bureau

L’entrée libre,

c’était un beau métier

pourtant

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Si tu veux, tu peux lire ça, aussi. Et signer. Si des fois.

Nous ne sommes toujours pas dupes

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