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Billet de blog 4 mai 2024

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La psychiatrie se réapproprie les savoirs de l’antipsychiatrie

Militante handicapée pour l’abolition des institutions et de la psychiatrie, Lili Guigueno appartient au mouvement de l’anti-psychiatrie en France. Elle a accepté de réagir, par écrit pour Mediapart, aux pratiques de pair-aidance ou d’open dialogue en Sarthe et à Marseille.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

De façon complètement antinomique, on assiste à une réappropriation par la psychiatrie des savoirs produits par les survivant·es de la psychiatrie comme Judi Chamberlin, dont le livre paru en 1978 On Our Own : Patient Controlled Alternatives to the Mental Health System (Pour nous même : les alternatives au système de santé contrôlées par les patients), a particulièrement marqué le mouvement.

Les formes antipsychiatrie comme la pair-aidance autogérée ont émergé de l’organisation des personnes psychiatrisées, entre elles, en révolte contre l’institution psychiatrique afin d’opposer les expériences et discours des survivants à l’arbitraire des catégories diagnostics et au discours dominant des psychiatres sur la folie. 

Ces formes de pair-aidance auto-gérées n’ont jamais pu exister de façon autonome et pérenne face au pouvoir psychiatrique en France, qui en a toujours brisé l’essor. Si elles peuvent sembler aujourd’hui « plus légitimes », en apparence, ce n’est pas à la faveur d’une critique anti-psychiatrie qui continue d’ailleurs d’être considérée comme un « discours de fous », marginalisée en tant que telle, mais parce que la psychiatrie, dans son entreprise de « déstigmatisation » essaie de se les réapproprier pour preuve d’une réforme de ses pratiques. 

Quand l’antipsychiatrie défend une pair-aidance autogérée dans la perspective d’une abolition du pouvoir psychiatrique, qu’elle reconnait une égale valeur à toutes les expériences, la pair-aidance instituée, incorporée à l’appareil psychiatrique, est ainsi vidée de tout sens critique et politique, pratique la distinction universitaire et le triage saniste. 

Nul besoin de négocier avec la direction des établissements, encore moins d’attendre que les psychiatres veuillent bien lâcher prise. Seules de véritables alternatives autogérées — pair-aidance, lieux de répit, centres ressources, organisées hors de tout contrôle institutionnel – peuvent permettre aux personnes psychiatrisées de s’émanciper du pouvoir psychiatrique et de se soustraire à son emprise totale. 

Si certaines expériences d’open dialogue mise en place pour éviter la coercition comme l’internement peuvent vaguement se rapprocher de la pair-aidance autogérée, il faut rappeler que le schéma de fond de cette méthode est inspiré de la thérapie familiale et que la polyphonie de voix qu’elle convoque continue généralement d’impliquer familles et soignants, y compris des psychiatres. Cela explique d’ailleurs pourquoi ces initiatives, généralement réformistes, qui se réclament d’une « psychiatrie humaniste » ne sont pas accueillies avec la même défiance que le discours antipsychiatrie.

Si, dans une certaine mesure, l’hospitalisation est « évitée » ou « écourtée », c’est à la faveur d’une diffusion du pouvoir psychiatrique par le relais d’autres agents et structures ségrégatives, notamment du secteur médico-social, qui n’ont rien à voir avec de véritables alternatives autogérée et autonomes, au contraire. Il est d’ailleurs assez cynique de vouloir inscrire dans la désinstitutionnalisation des alternatives à l’internement qui s’appuient sur le secteur médico-social alors même que celui-ci repose précisément sur l’économie de l’institutionnalisation et des formes de suivis qui conditionnent l’accompagnement social, le bénéfice de certaines aides, l’accès à un logement, à des activités « thérapeutiques » en hôpital de jour ainsi qu’à l’observance des soins ou du traitement.

Rien ne peut justifier l’institutionalisation

Les experts indépendants de l’ONU qui ont produits les lignes directrices pour la désinstitutionnalisation sont pourtant très clairs à ce sujet : rien ne peut justifier l’institutionnalisation, y compris pendant les états de crise. Jugée contraire aux droits humains, relevant de pratiques ségrégatives et coercitives, qualifiée de détention arbitraire au motif du handicap, de la maladie mentale, du soin ou du traitement, le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU appelle à l’abolition de l’institutionnalisation et ce, « sous toutes ses formes ».

Désinstitutionnaliser, tel que le commandent les instances internationales, ne signifie pas seulement d’abattre les murs des structures ségrégatives en tant que telles, les établissements psychiatriques étant tout autant visés que les institutions spécialisées gérées par le secteur médico-social par cette abolition. Plus encore concernant l’appareil psychiatrique, cela signifie que soient abolis, avec les institutions, les rapports de domination sanistes qui s’y jouent et les pratiques psychiatriques qualifiées par l’ONU de cruelles et inhumaines qui en sont l’expression la plus saillante. Il ne s’agit en aucun cas de diffuser et d’étendre son emprise « hors les murs »  sous couvert d’approches pluridisciplinaires et de transformer tous les relai sociaux en point de contrôle de son pouvoir.

Autodétermination, autogestion et autonomie des personnes psychiatrisées sont les critères de fond qui seuls peuvent distinguer les véritables alternatives antipsychiatriques de celles qui continuent de composer avec le pouvoir psychiatrique. La « psychiatrie humaniste » n’est jamais qu’un oxymore.

L’accoutumance et la dépendance à l’institution psychiatrique

Il n’est pas rare de voir, même parmi les personnes psychiatrisées qui en ont subi ses pratiques les plus coercitives, certaines légitimer l’appareil psychiatrique. C’est parce que celui-ci s’impose par autorité, comme une nécessité, laissant ainsi paraitre que penser la folie hors de lui est impossible. Judi Chamberlin était d’ailleurs revenue, en livrant son expérience, plus précisément sur la façon dont l’institutionnalisation s’installe dans la vie des personnes psychiatrisées par un effet d’accoutumance et de dépendance, comment elle s’impose comme seule issue possible aux états de crise, au fur et à mesure des internements. C’est là toute la force de la psychiatrie : pouvoir se donner comme nécessaire tout en anéantissant toutes les véritables alternatives autogérées.

L’institutionnalisation fonctionne sur un régime de négation, la première étant de considérer que le « fou » n’est pas en possession de lui-même, justifiant ainsi qu’il soit aboli en tant qu’égal sujet de droits. C’est le prémisse de fond du pouvoir psychiatrique, déshumaniser. Une fois posée, vous pouvez tout justifier, même les pratiques les plus violentes et coercitives au nom du principe supérieur de protection, du soin ou du traitement.

Ce régime de négation se trouve d’ailleurs prolongé, hors institutions, par les injonctions de soins et les mesures de protection comme le placement sous tutelle qui permet non seulement de soumettre à l’institutionnalisation, mais aussi d’assujettir les personnes psychiatrisées à un contrôle social total.

La psychiatrie permet d’imposer une lecture faussement médicale aux maladies psychiques sans que ne soit jamais posée la question de la construction sociale de la folie. De la même façon, l’expérience de la psychiatrie, en particulier les internements sous contraintes, les traitements forcés, les thérapies comportementales et normalisatrices ne sont jamais interrogés en ce que ces pratiques produisent elles-mêmes de la folie, qu’elles participent à rendre des troubles résistants, provoquent des crises psychotiques, des traumatismes, sans compter les violences physiques, psychiques ou sexuelles auxquelles sont surexposées les personnes institutionnalisées. 

Les violences de la psychiatrie font système

Il n’est jamais question de problématiser les violences psychiatriques dans le continuum d’un rapport de domination qui permet leur reproduction, la seule solution agitée consistant à demander plus de financements pour surveiller et punir, comme si ces violences pouvaient s’expliquer par la pure indigence des moyens de la psychiatrie, alors qu’elles font système. 

Le discours réformiste appelant à « sortir d’une culture de l’entrave », à abolir la contention, comme si c’était-là le seul problème que pose l’exercice du pouvoir disciplinaire dont sont investis les psychiatres en tant qu’agents de contrôle de la folie et gardiens de la frontière entre le normal et le pathologique, laisse penser qu’il suffirait d’ajuster les pratiques psychiatriques pour les rendre « plus humaines ».

Mais cette lecture réductrice et dépolitisée, qui se limite à une « critique » ponctuelle, n’interroge jamais la violence intrinsèque de son appareil, ni sa prétendue légitimité alors que le pouvoir psychiatrique, en tant qu’instrument répressif, a toujours été utilisé contre les minorités dominées, que ce soit pour justifier le colonialisme, le système raciste, pour forcer les pauvres au travail, hystériser les femmes, criminaliser les minorités de genre et les minorités sexuelles ou encore discréditer des opposants politiques.

Toute expression d’un doute sur la fiabilité de la psychiatrie, comme le fait d’interroger l’efficacité de son traitement ou d’en dénoncer les conséquences délétères, n’est jamais considéré que comme une preuve de folie supplémentaire. On refuse d’entendre que les personnes psychiatrisées puissent produire elles-mêmes un discours de vérité sur la folie et c’est à cette vérité des survivant·es qu'il faut aussi faire place : seule l’abolition de la psychiatrie peut mettre un terme à ce régime de négation et de violences instituées.

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