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Billet de blog 26 juin 2023

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« Qui pourrait bien vouloir violer des handicapées ? »

Cette question n'est jamais posée autrement que par rhétorique, comme une impossibilité radicale. Pourtant, la surexposition des personnes handicapées aux violences sexuelles réfracte les constructions normatives légitimées par les pouvoirs médical et psychiatrique qui ont historiquement permis de naturaliser leur infériorité pour mieux les soumettre à un système de domination et d’emprise. Les personnes handicapées continuent d'être dépossédées d'elles-mêmes et institutionnalisées. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Peut-être que Baupin a commis des gestes déplacés mais est-ce que ça valait cette mort sociale ? Il aurait violé des handicapés, ça n’aurait pas été plus grave dans les médias » déclarait Dominique Voynet lors du procès en diffamation en 2019 intenté par Denis Baupin contre les femmes qui l'avaient accusé, manifestement très soucieuse de relativiser la gravité des faits qui lui étaient reprochés.

Si Dominique Voynet s’est humiliée pendant ce procès, comme de nombreuses « féministes » auto-revendiquées toujours prête à laver l’honneur de leurs amis agresseurs, à servir d’alibi, de témoin de moralité, de caution « féministe » jusqu’à blâmer les victimes s’il le faut, qu’elle le fasse ainsi, en instrumentalisant les « handicapéEs », convoquéEs en tant que figure naturalisée de la vulnérabilité, déshumaniséEs et réduitEs à une identité collective obscure, et ce, dans une comparaison indigne, était particulièrement honteux. Cette stratégie est connue : faire passer l’agresseur pour une victime. Procédé d’autant plus lamentable ici qu’il laissait supposer en retour, par rhétorique relativiste, que les violences sexuelles contre les personnes handicapées bénéficieraient d’un traitement exemplaire et d’un retentissement médiatique particulier, quand il n’en est rien.

Alors que les instances internationales ne cessent de rappeler que 80% des femmes handicapées ont été victimes de violences, qu’elles sont quatre fois plus susceptibles d'être victimes de violences sexuelles, que 34% des femmes handicapées ont subi des violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire, contre 19% des femmes valides, que selon We Decide, une initiative dirigée par l'UNFPA, entre 40 et 68 % des jeunes femmes handicapées subissent des violences sexuelles avant l’âge de 18 ans, qui peut affirmer, sans mentir, sans perdre toute crédibilité, que les violences sexuelles contre les personnes handicapées seraient considérées par les médias avec intérêt  alors même que ces violences massives se produisent et se répètent dans l’indifférence générale, y compris dans l'indifférence médiatique où elles sont assignées aux faits divers et privées de toute analyse critique.

La réalité, c’est que l’absence de la parole des victimes handicapées de violences sexuelles depuis le mouvement Me Too n’a pas même interpellé dans les rangs féministes où règne l’entre-soi blanc valide et où les victimes handicapées restent un impensé. La réalité, c'est que la parole des victimes handicapées de violences sexuelles reste prise au piège de relations, de réseaux de dépendance organisée et d'emprise dangereux que ce soit dans la famille, dans le couple, dans les institutions spécialisées et en établissement psychiatrique où elles sont ségréguées avec l’assentiment de l’Etat et la complicité des associations gestionnaires. Alors même que le pouvoir psychiatrique continue de psychiatriser les victimes de violences sexuelles, la parole des victimes psychiatrisées ne cesse, quant à elle, d’être discréditée. La réalité, c’est que de nombreuses victimes handicapées se taisent, contraintes à se taire et qu’elles ne pourront sans doute jamais parler, jamais être entendues, parce que rien n’est fait pour recueillir leur parole, parce que ce qu’elles ont à dire, personne ne veut l’entendre, parce que cela imposerait que soit posée la question des responsabilités collectives et politiques que personne ne veut assumer.

Les propos de Dominique Voynet ne sont pas que de vulgaires propos maladroits ou isolés. Ils ne sont en rien dépassés. Au contraire, ils traversent la société de part en part. Ils renvoient à des préjugés dangereux, profondément ancrés, qui participent à enfermer les personnes handicapées dans une forme d’infériorité et de vulnérabilité absolue, naturalisée, pensée comme une évidence. Une vulnérabilité qui ferait de nous des victimes par nature, comme si nous étions exclueEs des rapports de domination, comme si les préjugés, les inégalités et les violences que nous subissons échappaient aux forces des systèmes d’oppression en présence et de leur croisement, comme si notre vulnérabilité n’était pas une construction sociale dont les agresseurs et les violeurs ont toujours su profiter.

Ce sont pourtant ces préjugés qui font de nous, aux yeux des agresseurs, des victimes idéales : celles qui ne pourront pas se défendre, celles qui ne pourront pas fuir, celles que personne ne croira, celles qui n’iront pas porter plainte. Ce sont ces préjugés qui font de nous, au contraire, d’impossibles victimes : celles que l’on ne peut ni ne veut penser qu’elles puissent être agressées et violées, si ce n’est par un « monstre » tout aussi absolu, quand il s’agit, pour nous aussi, de nos partenaires, de nos proches, de nos amiEs, de nos aidantEs, de nos soignantEs, de nos enseignantEs, de nos collègues, de nos supérieurEs. « Qui pourrait bien vouloir violer des handicapéEs ? », la question n'est jamais posée autrement que par rhétorique, comme s’il s’agissait d’une impossibilité radicale, idée préconçue qui révèle surtout, quand les victimes sont handicapées, une propension à s’écarter des savoirs aujourd’hui acquis sur les rapports de pouvoir au fondement des violences sexuelles pour en revenir à questionner notre « indésidérabilité » et à s’en satisfaire, pour seul narratif, plutôt que d'interroger les conditions de l'emprise structurelle où les violences en institution font système. Ce sont ces préjugés qui nous privent de notre individualité, de notre qualité de personne humaine pour mieux nous faire disparaitre derrière un vocable qui ne peut porter sa voix, « les handicapés », spectre d’une identité collective sans vécu, sans récit, sans histoire propre.  

Si les personnes handicapées sont surexposées aux violences sexuelles, ce n’est pas parce qu’elles sont handicapées, qu’elles seraient ainsi prédisposées à devenir des victimes, ni par fatalité, c’est parce qu’elles sont infantilisées au regard de hiérarchies de valeurs, de constructions normatives et répressives légitimées par les pouvoirs médical et psychiatrique qui ont historiquement, socialement et politiquement permis de naturaliser leur infériorité pour mieux les soumettre à un système de domination et d’emprise. C’est parce que s’arroger sur elles, sur leur corps, sur leur volonté et sur leur capacité de juger un pouvoir de décision, qu’écarter leur parole, les traiter comme si elles étaient dénuées de toute agentivité ou faculté de se déterminer qui serait digne d'être respectée reste communément admis. Si les personnes handicapées sont surexposées aux violences sexuelles, c’est parce qu’elles sont soumises à un régime d’exclusion, que leur dépendance est organisée et les moyens de leur autonomie économisés, qu’elles sont condamnées à l’illégitimité sociale et à la précarité, isolées, parfois dès l’enfance, parfois la vie durant, prisonnières de leur famille, coupées de tous liens avec la communauté ou encore éloignées de leurs proches, ségréguées et privées de liberté en institutions spécialisées, en établissement psychiatriques et en EHPAD, livrées à un système d’emprise rationalisée où elles ne s’appartiennent plus, où leur parole ne vaut rien, où menace et impunité font loi.

Quand la parole des victimes handicapées de violences sexuelles n’est pas directement menacée ou silenciée, étouffée derrière les murs des institutions où l’impunité est organisée et les responsabilités abolies, celle-ci reste souvent prise aux pièges de préjugés intériorisés. Parce que certaines d’entre elles ont fini par légitimer le regard négatif et déshumanisant que la société porte sur elles en tant que minorité dominée, nombreuses sont celles qui ne mesurent pas la gravité des violences qu’elles subissent, parce que nombreuses sont celles qui subissent ces violences dès l’enfance, nombreuses sont celles qui ne peuvent les mesurer ou qui les normalisent pour pouvoir y survivre, surtout si elles sont attachées à leur agresseur par un lien de subordination et de dépendance, surtout si ces violences sont répétées, banalisées au point d’en considérer certains gestes, certains comportements comme normaux, certaines violences comme méritées.

Quand enfin de rares victimes handicapées parviennent à s’extraire de ces pièges et qu’elles souhaitent prendre la parole, encore leur faut-il subir les violences institutionnelles et se confronter aux exigences normatives qui leur sont imposées et auxquelles elles ne peuvent se conformer, pour être reconnues comme d’acceptables victimes par une justice saniste et validiste, mais aussi raciste et classiste, qui n’a jamais été pensée ni pour les accueillir, ni pour les entendre, ni pour les défendre. Faute d’accessibilité des procédures et du cadre bâti, faute de mécanisme pour porter plainte qui soit fonctionnel, notamment pour les victimes handicapées avec des troubles de la communication, avec des déficiences intellectuelles, sensorielles, psycho-sociales ou polyhandicapées alors qu’elles sont particulièrement surexposées aux violences, l’accès à la justice elle-même ainsi qu’aux services nécessaires de soutien et de protection est entravé, rendu difficile, voire impossible aux victimes handicapées, Quant à celles qui sont aujourd’hui toujours privées du droit d'exercer leur capacité juridique, contre les obligations du droit international qui réclame l’abolition des régimes de tutelle et de curatelle jugés, avec l’institutionnalisation, contraires aux droits humains, elles sont directement confrontées à un déni d'accès à la justice et leur parole est discréditée de fait.

Les quelques fois où ces obstacles structurels peuvent être dépassés, les victimes handicapées n’en doivent pas moins affronter les préjugés dégradants sur leur sexualité, le comportement méprisant et la curiosité malsaine de la police ou des organes chargés de faire appliquer la loi.

Si les personnes handicapées sont surexposées aux violences sexuelles, c’est aussi parce qu’il est entendu, aujourd’hui encore, de les déposséder d'elle-même sans que jamais ne soit posée la question de la légitimité de cette dépossession ni de l’histoire des violences qu’elle implique. Nier les personnes handicapées en tant qu’égal sujet de droit, abolir leur consentement pour mieux les aliéner à l’arbitraire d’autrui, les soumettre à des internements et à des traitements forcés, à des pratiques jugées cruelles et inhumaines par l’ONU comme les électrochocs et les thérapies comportementales, l’isolement punitif, les contentions psychiques et mécaniques, ou encore les soumettre à des contraceptions, des avortements et des stérilisations forcés, en particulier pendant qu’elles sont institutionnalisées n’est pas sans conséquence. Cela participe à construire les conditions de l’impunité et de la complaisance qui entourent ces violences.

La réalité, derrière les préjugés déshumanisants, derrière les raccourcis douteux et les formules rhétoriques indignes, c’est qu’une femme handicapée sur cinq a déjà été violée et qu’en dépit de cette réalité dangereuse, le système d’emprise généralisé contre lequel nous nous battons, appuyé sur les institutions ségrégatives et le secteur médico-social qui l’organise, économicise notre enfermement et le contrôle social auquel nous sommes assignées, ne cesse d’être légitimé et protégé alors qu'il devrait être aboli. Nous continuons ainsi de nous heurter à l'ignorance et à l’indifférence, y compris au sein des luttes féministes et anticapitalistes où, au lieu d’être reconnue pour sa puissance politique et émancipatrice, la lutte pour la désinstitutionnalisation et l’abolition de la psychiatrie continue d’être méprisée. Face à cette lâcheté collective et à cette passivité politique, les personnes handicapées continuent d'être placées sous emprise, dépossédées d'elles-mêmes et institutionnalisées. Quant à notre parole, elle reste menacée, discréditée, notre capacité de jugement jugée douteuse et nos plaintes rejetées.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.