Disability Day of Mourning : reconnaitre les victimes, identifier les responsables
Le 1er mars, à l’occasion du Disability Day of Mourning, journée internationale de commémoration des personnes handicapées victimes de violences systémiques, nous investirons le mémorial de « L’Hécatombe des fous », au Trocadéro, pour lire les noms des victimes de l’institutionnalisation. Cette action vise à dénoncer la perpétuation des politiques d’institutionnalisation, la négation systématique du caractère discriminatoire, coercitif et violent des pratiques institutionnelles, ainsi que la culture de l’impunité qui les entoure.
Si cette journée est souvent consacrée, depuis sa création en 2012 par la communauté militante handicapée, à la mémoire des personnes handicapées assassinées par un membre de leur famille, nous avons choisi d’élargir cette commémoration aux victimes et survivantEs de l’institutionnalisation. Il ne s’agit pas seulement de rendre hommage, mais aussi de dénoncer les responsabilités et d’exposer les mécanismes sociaux et politiques qui légitiment, aujourd’hui encore, les pratiques d’institutionnalisation, normalisent leurs violences et entretiennent le cadre d’impunité qui les rend possibles. Derrière le silence qui entoure ces crimes, il y a des acteurs étatiques et institutionnels pourtant très identifiables. Qu’il s’agisse des associations historiques qui gèrent les structures ségrégatives, des pouvoirs publics, qui financent massivement l'économie de l’institutionnalisation, ou encore des syndicats qui attachent les intérêts des travailleurs du médico-social à la préservation de ce système, ces différents acteurs multiplient les stratégies de dénégation des faits et d’obstruction aux processus de désinstitutionnalisation, alors même que les instances internationales appellent explicitement à l’abolition de l’institutionnalisation, jugée contraire aux droits humains[1] et qu’elles réclament sa pénalisation en tant que mesure de justice réparatrice et garantie de non-répétition des violations.[2]
Un régime d’impunité : la fabrique politique du silence
Ces exigences demeurent soigneusement occultées en France, parce que ni l’État, ni les associations gestionnaires, ne souhaitent qu’émerge un débat sur la reconnaissance du préjudice de l’institutionnalisation et sur ses dangers qui engagerait directement leur responsabilité. Une telle reconnaissance impliquerait en effet une remise en cause radicale du modèle médico-social français et nécessiterait une enquête approfondie sur les mécanismes d’impunité qui ont permis aux pratiques d’institutionnalisation de perdurer jusqu’à aujourd’hui sans que les rapports de pouvoirs et le régime de domination dont elles sont l’expression ne soient jamais fondamentalement remis en question.
Pour s’y soustraire et diluer leur responsabilité, pouvoirs publics et gestionnaires s’emploient ainsi à minorer les faits et à imposer une lecture réductrice des violences commises dans le cadre de l’institutionnalisation afin que celles-ci ne soient jamais directement imputées au cadre lui-même. Contrairement à la manière dont celles-ci sont traitées dans le champ politique et médiatique, ces violences ne relèvent en rien des faits minoritaires et des dysfonctionnements organisationnels auxquels elles ne cessent d’être réduites. Elles sont parties intégrantes des conditions de l’institutionnalisation, en tant que régime de gouvernement des existences, structuré par des logiques de contrôle, d’assignation et de relégation social des personnes handicapées et psychiatrisées.
Cette lecture volontairement réductrice s’inscrit plus largement dans une stratégie de dénégation qui ne fait pas qu’invisibiliser les rapports de domination inhérents à l’institutionnalisation, elle contribue elle-même à la reproduction du système. Refuser de reconnaître les violences qu’il produit renforce ainsi le cadre de l’impunité qui en assure la perpétuation, tout en annihilant toute possibilité pour les victimes et les survivantEs de l’institutionnalisation d’être reconnues en tant que telles.
Loin d’en constituer des dimensions secondaires, l’isolement, la dépendance organisée et le discrédit systématique porté à la parole des personnes institutionnalisées, en particulier des enfants handicapés, sont des éléments structurants des rapports de pouvoirs et de domination qui traversent les pratiques d’institutionnalisation. Ces facteurs de risque, largement identifiés, participent à définir un contexte de surexposition aux violences où les mécanismes de disqualification et de répression des victimes sont, eux aussi, partie intégrante du système. La mise en doute permanente des témoignages des victimes handicapées, les cas de stérilisation forcée destinés à dissimuler des viols commis en institutions, ou encore les poursuites judiciaires systématiquement intentées contre les lanceurs d’alerte par les associations gestionnaires, sont autant d’exemples qui témoignent de la culture de l’impunité qui domine, où les structures et les acteurs institutionnels bénéficient d’une protection systématique, alors que les victimes sont délibérément réduites au silence.
Du mémorial à la mémoire critique : politiser les violences institutionnelles
C’est précisément pour contester cette lecture tronquée des faits et l’effacement systématique des victimes de l’institutionnalisation que nous avons choisi d’investir le mémorial de « L’Hécatombe des fous[3] » - érigé à la mémoire des 45 000 personnes internées, « mortes de faim et de négligences » dans les hôpitaux psychiatriques français entre 1941 et 1945, sous le régime de Vichy, qui, sous couvert d’hommage, demeure lui-même le produit d’une mémoire partielle, ajustée au récit dominant. Volontairement décorrélée d’une critique des pratiques d’institutionnalisation actuelles et de toute remise en question de la légitimation psychiatrique de l’enfermement, ce travail limité de commémoration participe à dissimuler la persistance des violences qu’il prétend condamner en figeant officiellement cette violence dans le passé sans révéler la continuité des structures de pouvoir et des logiques d’enfermement qui ont justement rendu possible cette « hécatombe ». La compréhension des conditions de cette extermination silencieuse ne peut être ainsi circonscrite à un moment historique alors même que les conditions d’internement de l’époque constituaient l’aboutissement d’un système de gestion centralisé des populations dites “inadaptées” qui persiste, aujourd’hui encore, sous des formes renouvelées, plus diffuses mais non moins disciplinaires et illégitimes. La surmortalité des personnes institutionnalisées et internées depuis le début de la pandémie de Covid19 qui ont sciemment été écartées des services de réanimation[4] n’est pas moins étrangère à ces logiques de dominations qui ont permis de retenir les « fous » dans les asiles jusqu’à ce qu’ils meurent de faim.
C’est précisément cette continuité des logiques disciplinaires et répressives jusqu’à aujourd’hui - depuis la privation de la capacité juridique jusqu’aux internements forcés - que nous entendons dénoncer. À travers cette action, nous souhaitons visibiliser les victimes et survivantEs de l’institutionnalisation, systématiquement effacées par le discours dominant des gestionnaires et de l’Etat, en lisant publiquement leurs noms, issus d’un premier travail de recensement basé sur l’examen d’archives de presse. Ces noms ne sont pas seulement ceux des victimes et des survivantEs de l’institutionnalisation que l’Etat français refuse d’identifier et de reconnaitre en tant que telles, ils témoignent d’un système qui continue d’assigner et d’enfermer les personnes handicapées et psychiatrisées, de défendre la contrainte comme une mesure de protection, de légitimer la privation de droits au motif de la prise en charge, du soin ou du traitement et de médicaliser la répression sous couvert « d’accompagnement social ».
Verrouillage du débat public : la dénégation comme stratégie politique
Qu’elles soient inscrites dans l’histoire ou qu’elles perdurent sous des formes contemporaines, les pratiques d’institutionnalisation relèvent d’un régime de pouvoir qui s’est toujours perpétué et légitimé en s’adossant à des discours d’expertise et d’impératif gestionnaire. La médicalisation de la contrainte, la gestion technocratique des existences et l’effacement du caractère éminemment politique de ces dispositifs contribuent à naturaliser leur prétendue nécessité et à invisibiliser la violence qu’ils produisent. Dans le contexte du 20e anniversaire de la loi du 11 février 2005, cette dénégation organisée et la culture de l’impunité qui l’entoure sont plus manifeste que jamais. Derrière la rhétorique de la « transformation de l’offre », associations gestionnaires et pouvoirs publics s’emploient en réalité à verrouiller le débat public pour reconduire l’ordre existant en évacuant toute reconnaissance du préjudice de l’institutionnalisation et des dangers qu’elle représente. Plutôt que d’admettre son caractère structurellement discriminatoire, coercitif et attentatoire aux droits fondamentaux, ils s’efforcent d’en réaffirmer la légitimité en la requalifiant, dans le langage aseptisé du soin et de l’accompagnement, comme s’il s’agissait d’une modalité nécessaire et adaptée de « prise en charge ».
Ce verrouillage du débat vise également à neutraliser toute contestation de l’ordre établi en disqualifiant les impératifs de la désinstitutionnalisation, qualifiée d’« irréaliste » et de « dogmatique » et en discréditant systématiquement les revendications d’abolition de l’institutionnalisation, qu’elles soient formulées de longue date par les militants handicapées et psychiatrisés ou par les instances internationales. Il ne s’agit pas seulement de délégitimer ces prises de position, mais bien d’empêcher toute remise en cause structurelle, en réaffirmant, sous couvert de réforme, toujours les mêmes logiques disciplinaires de relégation et de dépossession.
Vérité et justice pour les victimes
Nous refusons que ces violences continuent d’être ainsi invisibilisées et légitimées. Nous exigeons la mise en place d’une Commission de vérité indépendante afin de révéler l’ampleur des violations commises, de documenter et de reconnaitre les préjudices liés à l’institutionnalisation et d’établir les responsabilités des gestionnaires et des pouvoirs publics dans la perpétuation de ce système.
Cette commission devra :
- Reconnaître publiquement que l’institutionnalisation constitue une violation des droits humains et non une possibilité légitime et nécessaire de prise en charge ;
- Identifier les victimes de l’institutionnalisation et garantir l’accès à la justice pour les survivantEs en mettant fin à la culture de l’impunité qui rend impossible la reconnaissance des préjudices et empêche la mise en cause des responsables ;
- Établir le lien entre l’institutionnalisation et la reproduction des violences systémiques, en démontrant que l’isolement, la dépendance institutionnelle et la privation de liberté constituent des facteurs de risques et non des dispositions protectrices ;
- Nommer les responsables institutionnels, administratifs et politiques qui ont sciemment organisé la préservation de ce système illégitime en substituant à tout changement de paradigme effectif, des réformes artificielles ;
Acter la désinstitutionnalisation comme un processus irréversible et une mesure de justice réparatrice, pour garantir la non-répétition des violations en interdisant tout nouveau placement en institution et en organisant un démantèlement progressif des structures existantes jusqu’à leur pleine abolition.
Infos pratiques :
Rendez-vous le 1er Mars à 16h devant la plaque commémorative de « L'Hécatombe des fous » sur le parvis des droits de l'homme au Trocadéro, à Paris.
Le port du masque FFP2 est demandé. Des masques et des bouchons d'oreille pourront être donnés sur place.
Des flyers seront mis à disposition pour suivre les prises de parole.
La vidéo sous-titrée du rassemblement sera publiée après l'évènement.
Transports en commun :
RER C, arrêt Avenue Henri Martin, continuer sur l'avenue Henri Martin tout droit jusqu'au Trocadéro (à pied 17 minutes, avec le bus 63 9 minutes)
Bus 22, 30, 32 63 arrêt Trocadéro
Bus 82 arrêt Varsovie longez la fontaine de Varsovie jusqu'au parvis des droits de l'homme
Bus 72 arrêt Pont d'Iéna longez la fontaine de Varsovie jusqu'au parvis des droits de l'homme
Métro ligne 6 et 9 arrêt Trocadéro
Métro ligne 2 arrêt Victor Hugo continuez tout droit dans l'avenue Raymond Poincaré jusqu'au Trocadéro (à pied 14 minutes)
[1] « Les États parties devraient abolir toutes les formes d’institutionnalisation, renoncer à tout nouveau placement en institution et s’abstenir d’investir dans les institutions. Ils ne devraient en aucun cas considérer l’institutionnalisation comme une forme de protection des personnes handicapées, ni comme un « choix » offert à celles-ci. Ils devraient garantir l’exercice des droits consacrés par l’article 19 de la Convention même dans les situations d’urgence, y compris les urgences de santé publique. » 2022, CRPD, Lignes directrices pour la désinstitutionnalisation, note 8. https://docs.un.org/fr/CRPD/C/5
[2] « Les législateurs devraient ériger en infractions pénales la détention de personnes au motif de leur handicap, l’institutionnalisation et toute forme de torture et de mauvais traitements à l’égard des personnes handicapées. » Ibid. Extrait de la note 120.
[3] Isabelle von Bueltzingsloewen, L’Hécatombe des fous : La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation. Paris : Flammarion, 2007.
[4] Elena Chamorro, « Ils ont le regard qui tue : VIP vs RIP. » Le blog de Médiapart, 1 mai 2020 : : https://blogs.mediapart.fr/elena-chamorro/blog/010520/ils-ont-le-regard-qui-tue-vip-vs-rip