Clé pour décrypter la destinée héroïque de Napoléon?

Napoléon 1er, né à Ajaccio « n’est pas sorti de nulle part ». Capitaine d’artillerie, général d’armée, Premier Consul, Empereur des Français, initiateur du Code civil, du Concordat, de l’Institut, de la Préfectorale il est « un exceptionnel concentré des imaginaires politiques ».  Avec "Napoléon inconnu, de la Révolution de Corse à l’Europe impériale » : l’universitaire Jean-Dominique Poli signe un livre-évènement qui réintègre, aux yeux des historiens du monde, la Corse comme clé et coeur battant de la formation intellectuelle et morale de de cette « figure mythique universelle personnage le plus connu après Jesus-Christ ».

Documentant l’amour contrarié de Bonaparte pour son île natale, le maître de conférence de l’Université de Corte, pulvérise avec force, la thèse erronée, abominable et surtout apolitique du biopic de Ridley Scott ( octobre 2023) basé sur la « légende noire de l’Ogre de Corse ». Car à l'échelle du continuum des civilisations, il reste la trajectoire extraordinaire d'un homme politique de l'Europe des Lumières, engagé durant toute sa vie, pour l'émancipation et le progrès continu des citoyens et des nations.  Inspirant des milliers d’écrits, un par jour depuis sa mort, Napoléon Bonaparte a engendré plus de 1000 films, "des passions irréductibles et des récupérations contradictoires". Le récent avatar de l’industrie cinématographique produit par Apple ? Il illustre la controverse acharnée opposant l’histoire réelle de Bonaparte, sa trace laissée dans l’histoire du monde, à ceux qui oublient « le passé des peuples, leurs spécificités et leur histoire si imprévisible et si déroutante ».

Alors, Jean-Dominique Poli nourrit la riposte aux contrevérités, présentes et futures, en révélant la genèse du manuscrit de Bonaparte sur l’histoire de la Corse, via des archives inédites et en convoquant le meilleur des thèses des historiens corses et européens. La lecture des notes bibliographiques est un voyage et chaque page, une étape captivante dans la progression d’un thriller historique à nul autre pareil. Un ouvrage pourtant facile à lire, fluide et merveilleux comme la trajectoire politique de Bonaparte qui mis fin à dix années de guerre civile et déclaré lors du Sacre: « J’ai trouvé une couronne dans le ruisseau, j’ai essuyé la boue qui la couvrait, je l’ai mise sur ma tête. » 

Les scoops et infos exclusives de Jean-Dominique Poli ? Napoléon fut-il un « étranger pour la Corse qu’il n’aurait jamais compris? »? L’enseignant chercheur s’insurge : « Construire l’image du Napoléon, génie français chimiquement pur, implique de gommer systématiquement les filiations profondes le rattachant à son île. Cela signifie dévaluer et nier l’histoire et la culture corse. Pourtant trop d’énigmes demeurent dans l’archéologie de son oeuvre et ses hybridations. Il y a un autre Napoléon, inconnu, proche de sa jeunesse, immergé dans l’univers mental de la Corse. »

Une bataille de boule de neige? Dès Brienne, à dix ans, il intègre parfaitement la notion centrale en histoire « des conflits de mémoires ». Ensuite Bonaparte, officier du Roi à 16 ans, travaille sans relâche à son histoire de la Corse, dont il envoie des extraits à Pasquale Paoli, à l’Abbé Raynal, à Necker, à Mirabeau, tous auréolés de références à l’Antiquité greco-romaine et à l’Orient. Il en conserva longtemps en secret les feuillets qui étaient compromettants pendant la Révolution et le Consulat.  Jean-Dominique Poli: « l’enfant dut enfouir les récits contés par sa mère, exaltant les combats paolistes pour la liberté,  contre Gènes, contre les troupes de Louis XV. " . Ces glorieux exemples corses, sont méprisés par ses camarades de classe, progénitures de militaires français. L’enfant Bonaparte réalise à quel point le vaincu n’a plus de bouche, le vainqueur parle pour lui. Le 12 juin 1789 à Paoli il dit vouloir « dissiper les calomnies contre le gouvernement national, contre votre personne. Quelque soit le succès de mon ouvrage, je sens qu’il soulèvera contre moi la nombreuse cohorte des employés français qui gouvernent notre île et que j’attaque. Je veux appeler au tribunal de l’histoire ceux qui nous gouvernent ! ». De cet essai sur les Révolutions de Corse, subsistent des éléments de langage qui dessine un Bonaparte ayant magistralement analysé l’Europe de l’Ancien régime, à la lumière de l’Etat républicain insulaire fondé par Paoli. En 1792 ce texte est « fini , corrigé, copié » mais n’ont survécus que de rares éléments éparpillés.

Bonaparte voyait son avenir en Corse qui est la clé majeure pour décrypter sa trajectoire politique, une île-miroir de la construction de l’Etat français. Pourtant Ridley Scott met en scène un personnage abject, quasiment muet, comme absent et toujours renfrogné. Jean-Dominique Poli: « ce film reprend les poncifs de la propagande anglaise et royaliste française pour contrer les discours de la Révolution, clamant d’une façon primaire, que Napoléon serait la représentation du mal, rattaché de manière atavique à du démoniaque. Les chants corses de la bande-son arrivent aux moments des carnages. L’acteur Joaquim Phoenix joue selon le scénario, il ne parle pas parce qu’il est représenté comme un animal, et il serait même incapable rédiger une lettre…" Alors, relire la geste napoléonienne en regard de son rapport à la Corse, évince le soi-disant hasard incongru de l’histoire. Dans chaque ville conquise, les armées de Napoléon apportent, l’abolition des privilèges, les jurys populaires, l’émancipation des Juifs, la tolérance religieuse, l’égalité civile, l’accès à tous les emplois. La guerre de la liberté, menée par le Premier Consul sous le costume corse, s’intégra à la res publica de Pascal Paoli précurseur de la République française. »

Selon Jean-Dominique Poli historien engagé Napoléon est notre contemporain irréductible: « Le rétablissement de la filiation enfouie, unissant Napoléon à la Corse, n’en est qu’à son frémissement. Pour les historiens chercheurs de tous les pays, il devient de plus en plus hasardeux, d’oublier l’apport de la Corse qui, avec ses moeurs et sa culture, a façonné sa pensée, ouvert des fenêtres sur son intelligence. Selon Nietzsche, il est héritier d’une civilisation plus forte, plus constante, plus ancienne, il put réaliser un régime politique singulier, renouvelant la politique dans toute l’Europe. Les hommes du présent récupéreront, non des scories mais l’énergie même, lorsque la statue de l’idole laissera la place à l’esprit qui l’anima.  »

Liliane VITTORI