VOUS AVEZ DIT PRESSE « LIBRE » ? Par Kalman Schnur
Il fut un temps, me suis-je laissé conter, où les folliculaires, les « sachant » et les postillonneurs professionnels dans les micros se taisaient faute d’avoir quelque chose à dire. Ce temps est révolu.
Désormais il leur faut scotcher le chaland à son journal ou à son écran le temps et l’espace nécessaires entre deux pubs ; sinon c’est le chômage. Sans oublier la pub furtive, genre subliminale, masquée sous des prétendus infos.
« Je ne sais rien mais je dirais tout » est désormais la devise des racoleurs. Sous la pression des vendeurs de lessive ou d’opinion ils prétendent donc toujours avoir quelque chose à raconter. Quitte à l’inventer ; quitte à mentir ; par omission ou par exagération si ce n’est à l’état pur.
C’est ainsi qu’on hystérise le débat en poussant des cris d’orfraie dans nos oreilles avec ou sans raison ; que l’on nous gave d’incessants « breaking news » et « direct live ». L’humoriste qui clame « on ne nous dit pas tout » se trompe d’époque : désormais on nous dit tout, son contraire et le reste. Jadis nous fumes assoiffés d’info ; nous en sommes aujourd’hui inondés.
Avec mention spéciale aux chaines d’information continue, aux « réseaux sociaux » et aux éleveurs de trolls qui y sévissent. Jamais torrents d’intox aussi massifs ne furent sciemment déversés sur autant de crédules. Jamais nos puits ne furent aussi pollués.
Et on n’a rien encore vu. La technologie permet désormais de documenter une réalité virtuelle plus vraie que la vérité. Le discernement entre vrai et faux est sur le point de simplement disparaitre moyennant des « deep fake ». Big Brother n’a plus besoin de nous épier : il connait nos pensées en avance puisqu’il inocule les idées directement dans nos cerveaux.
A l’échelle planétaire la presse « traditionnelle », comme ces colonnes et leurs confrères, sur support papier ou électronique, est en voie d’obsolescence rapide.
Les principaux vecteurs d’informations et de débat étant désormais, et cela ne fera que croitre, les réseaux (a)sociaux inféodés aux GAFA.
Notamment le double monopole numérique dit « duopole » : Google et Facebook ; sans oublier leurs alliés respectifs : Twitter, WhatsApp et les autres. Liste non exhaustive évidemment.
Le duopole en tant que média est, de loin, la plus immense, la plus performante machine à bourrer les crânes de tous les temps.
Cela est dû certes à l’ubiquité d’Internet et la compétence du duopole, conséquence, entre autres, du talent de leurs techno-stratèges, la puissance de leurs algorithmes et l’intelligence artificielle permettant à la machine de s’améliorer spontanément tel un monstre de Frankenstein qui apprend tout seul à dominer son maître.
Mais surtout à leur capacité à nous connaitre, des milliards d’individus fichés personnellement, mieux que nous-même, grâce aux données collectées à chaque accès, chaque clic, chaque parole prononcée à portée d’écoute d’un smartphone.
J’abrège ; mais ce n’est hélas nullement exagéré. C’est la première fois qu’un fournisseur d’infos en collecte bien plus qu’il n’en diffuse.
Leurs finances sont certes supérieures à celles de nombreux Etats et leurs décisions affranchies des entraves démocratiques et lourdeurs gouvernementales ; mais leur principal pouvoir se trouve ailleurs ; il est dans l’intime connaissance dont ils disposent de chacun de nous.
Et impossible désormais de se leurrer que ces infos, permettant de nous cibler individuellement, ne servent qu’à des fins de publicité mercantile.
Les ingérences (russes, nous dit-on) dans la campagne électorale présidentielle US de 2016 (et pourquoi pas ailleurs ?...Ici et maintenant ?...) moyennant les réseaux (a)sociaux ; l’affaire Cambridge Analytica et, plus récemment, celle du groupe « Archimedes » basé en Israël et visant l’Afrique démontrent que le suffrage « démocratique » peut désormais être dévié par qui peut se payer des armées de trolls virtuels.
Notons que la radicalisation expresse récente du mouvement des Gilets Jaunes, passant, en un clin d’œil, de la revendication alimentaire (pouvoir d’achat et prix du carburant) à l’insurrection politique (« Macron démission », RIC et batailles de rue), n’a pas germé autour des ronds-points mais sur Facebook et ses semblables, fomentée par des meneurs dont ces réseaux sont le vivier naturel.
Notons que cette évolution n’est pas pour déplaire aux archi-poutiniens RT (« Russia Today ») et Sputnik. Coïncidence ?
Notons aussi que l’alimentation réciproque entre diffusion et récolte d’informations tend, mécaniquement, à favoriser la radicalisation des esprits.
Il est en effet plus difficile pour le duopole de connaitre/servir/cibler/exploiter une personne « modérée », prompte à hésiter voire à changer d’avis, alternant opinions et préférences divergentes, qu’une personne aux idées et goûts bien arrêtés.
Cette dernière est plus facilement logeable dans les petites boites préfabriquées aux étiquettes pré-imprimées dans lesquelles le duopole voudrait nous enfermer pour mieux nous connaitre/servir/cibler/exploiter….
Il s’agit donc de formater l’esprit du citoyen-consommateur, individu par individu.
D’où le penchant naturel du duopole, quelles que soient ses dénégations, pour des messages simples et des idées simplistes charriés par les torrents de boue des réseaux (a)sociaux.
D’où fake news, le mépris du doute, la disparition du débat civilisé, les identités qui remplacent les idées, la tribu qui remplace l’opinion, une radicalité croissante que nul ne peut désormais ignorer.
Et la presse « libre » dans tout ça ? « Traditionnelle » ? Celle qui ne collecte rien sur ses lecteurs ?
Négligeable. Inaudible et invisible. Condamnée à terme…
Kalman Schnur juin 2019.