Lincunable, 7 mai 2009.
Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’ai écouté attentivement l’autre soir le président Sarkozy nous parler de l’Europe à la réunion de l’UMP, à Nîmes, pour lancer sa campagne en notre nom à tous, vous, moi, eux, etc…bref lui seul qui est nous tous à la fois. Je l’ai écouté de loin, à la télé, en dégustant des cornichons au vinaigre, parce que pour être dans la salle il fallait réussir à se faire admettre parmi la claque, ce qui n’est pas une sinécure : applaudir au bon moment quand il marque un temps d’arrêt prononcé mais ne pas l’interrompre sur sa lancée, ce qui serait pire qu’un téléphone portable qu’on oublie d’éteindre pendant le spectacle en perturbant le bon déroulement des évènements.
Donc, j’ai compris qu’il n’allait pas nous parler de son bilan, c’est-à-dire, en langage sarkozien « novlanguiste », qu’il allait précisément nous en parler, ce qu’il n’a pas manqué de faire : oui, il avait changé la France, oui il allait changer l’Europe. D’ailleurs, ne l’avait-il pas déjà changée pendant la présidence française ? Regardez tout ce qu’on lui doit : il a sauvé la paix du monde cet été à Tbilissi et le capitalisme international cet automne à New-York. Il a sauvé la politique agricole commune (PAC) car l’agriculture n’est pas une marchandise comme les autres et il a obtenu la réduction maximale du taux de TVA sur la restauration, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait réussi à faire avant lui. Enfin, clou de son programme, il allait donner des frontières à l’Europe en mettant un terme au processus d’intégration de la Turquie.
Passons à l’explication de texte : il a pactisé cet été avec l’agresseur Russe en lui reconnaissant de facto au nom de tous les européens un droit d’occupation permanente d’une partie non négligeable de la Géorgie (Ossétie du sud et Abkhazie), ce qui équivaut à un encouragement à poursuivre l’expansion nationaliste russe à la périphérie de la petite Europe (Moldavie, Crimée ukrainienne, etc…). Le G 20, pour sa part, qu’il se pique d’avoir initialisé en sermonnant Blair, Merkel et Obama, n’a accouché d’aucune mesure concrète, les paradis fiscaux étant toujours des paradis fiscaux, les chefs des grandes entreprises étant toujours remerciés avec des parachutes dorés, les banques qui font des bénéfices continuant à recevoir des milliards de l’Etat et les salariés licenciés continuant à ne pouvoir s’en prendre qu’à la fatalité ou à eux-mêmes (travailler plus pour gagner plus). Quant à la PAC, le pré-accord signé le 6 mai avec les Etats-Unis reconnaît à ces derniers (pour la première fois) la légitimité de la surtaxation de produits français comme le foie gras et le roquefort et suspend la procédure contentieuse engagée à l’OMC pour faire reconnaître l’illégalité des sanctions américaines à l’égard de certains produits européens. Enfin, le passage de 19,6% à 5, 5% du taux de TVA sur la restauration, outre le fait qu’il n’est assorti d’aucune mesure précise visant à en faire bénéficier le consommateur sans aucune efficacité donc sur la relance économique, n’est pas une avancée communautaire mais constitue l’acceptation par les autres Etats membres d’une exception française en matière d’harmonisation des taux de TVA.
Reste la question des frontières. Feignant de dire non à la Turquie alors qu’un processus d’intégration est en cours et qu’il ne peut pas être interrompu sans un fait nouveau avéré le justifiant, ce que Nicolas Sarkozy s’est d’ailleurs bien gardé de faire pendant sa présidence française, il n’en demeure pas moins que l’absence de frontières européennes définies crée une incertitude sur le projet européen que les partisans d’une autre Europe auraient tort de négliger en lui laissant le champ libre.
Certains, comme l’historien Eric Hobsbawm considèrent qu’il faut être « assez sceptique sur l'évolution de l'Europe », décelant « une confusion commune entre l'histoire et la géographie », et soulignant « le flou des frontières de l'Europe (…), tandis que les précédents historiques sur lesquels tente de s'enraciner l'Union européenne sont inopérants » (1).
Or, le projet communautaire vise à organiser un espace commun : politique, économique, voire social, mais se différenciant du reste du monde. Cette notion de différenciation s’oppose à la logique de la globalisation pour mieux répondre à des besoins communs. Donc, tout en reconnaissant la continuité d’un super-continent géographique africo-eurasiatique, force est de constater la nécessité de définir un espace territorial, celui de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, dans un monde non uniformisé par la mondialisation ni soumis au bon vouloir d’une super-puissance impériale.
Ce que ne dit pas Nicolas Sarkozy, et ce qui mériterait d’être approfondi en lui coupant un peu l’herbe sous le pied, c’est que des frontières européennes n’ont de sens que dans un cadre supranational visant à l’Europe fédérale avec des Etats-Unis d’Europe.
Là sans doute se trouverait le nouveau rêve européen.
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(1) « L’Europe : histoire, mythe, réalités », conférence des salons de Boffrand de la présidence du sénat, 23 septembre 2008. http://www.nonfiction.fr/article-1541-eric_hobsbawm__leurope_anachronique.htm