Il m'arrive parfois d'aller au Mémorial de la Shoah (conférences, expositions, commémorations) (1). En effet, c'est un peu ici que sont « enterrés » mes grands-parents, morts sans sépulture à Auschwitz en 1943. Leurs noms sont gravés sur le mur qui leur est consacré et on y conserve aussi quelques documents de famille comme leur dernière lettre jetée d'un wagon plombé parti de Drancy pour une destination inconnue vers l'est ou comme leur photographie réalisée par un professionnel pour leur anniversaire de mariage peu avant leur arrestation, immortalisant ainsi à titre prémonitoire leur portrait vivant pour les générations futures.
L'une des expositions temporaires du moment s'intitule : « Filmer les camps » (2). Réalisée par un historien, Christian Delage (3), elle a pour sous-titre : « John Ford, Samuel Fuller, Georges Stevens. De Hollywood à Nuremberg ». On peut s'étonner du choix délibéré réservé au direct américain alors que les premiers camps libérés l'ont été par l'armée rouge, en particulier celui d'Auschwitz le 27 janvier 1945. On comprend vite pourquoi : les soviétiques ne disposaient pas à ce moment précis de correspondants de guerre accompagnant leur progression dans les lignes ennemies et Auschwitz a été libéré sans le voyeurisme de la caméra. On n'avait donc encore du camp qu'une vision approximative, essentiellement rapportée par la résistance polonaise lors de son fonctionnement (cf. la photographie du Docteur Mengele opérant lui-même le tri à l'arrivée des convois entre ceux qu'on envoyait immédiatement à la chambre à gaz et ceux à qui l'on accordait le sursis en vue d'expériences scientifiques diaboliques). Comprenant leur erreur, les soviétiques ont envoyé un peu plus tard une équipe pour filmer le camp d'Auschwitz. Mais le camp était déjà libéré et il a fallu reconstituer des scènes pour les besoins du tournage en regroupant les déportés par endroits ou en les faisant évoluer par d'autres, préférant d'ailleurs les plans de foule aux plans individuels en gommant leur caractère juif. Avec la présence d'Hollywood aux avant-postes de l'armée américaine en Allemagne, en particulier à Dachau en avril 1945, le direct change la nature de l'image : certes, on est toujours dans la propagande puisqu'il s'agit de faire accepter par l'opinion l'horreur des crimes nazis et la légitimité de la cause alliée, les cinéastes requis appartenant d'ailleurs tous à l'armée américaine, mais on reste dans le feu de l'action et dans l'instantané en découvrant au fur et à mesure de la progression la réalité d'un camp de concentration en vue d'établir des preuves qui serviront plus tard au procès de Nüremberg dans une course contre la montre avec les nazis qui s'efforcent eux, par tous les moyens, d'effacer les traces de leurs crimes en faisant par exemple exploser des fours crématoires et des chambres à gaz ou en transférant les déportés d'un camp à l'autre selon la progression alliée pour qu'on n'y trouve plus personne à leur arrivée. On assiste aussi à l'indifférence des déportés devant la mort qui règne autour d'eux tant elle est devenue habituelle, on voit des cadavres émaciés ramassés à la pelleteuse dans un lieu fumant encore des derniers combats ou plutôt des dernières crémations, on voit les services sanitaires débordés par l'ampleur de la tâche à accomplir pour les 30 000 survivants, près de 450 cas de typhus devant être traités par jour sans parler de l'épouillage rendu obligatoire pour tous. On voit que le pyjama était la seule protection des prisonniers contre le froid et que leur état de maigreur signalait une raréfaction des rations alimentaires. On voit la colère monter contre les anciens gardes du camp. On voit (vois), on entend (voix) et l'on suit (voie) la progression vers l'enfer.
Alors qu'on continue de nous abreuver sur les écrans grands et petits de fictions ou de documentaires arrangés sur cette époque jusqu'à l'overdose, cette exposition est particulièrement bien venue en s'intéressant à ce que veut dire l'image et à la manière dont elle le dit plutôt qu'au spectacle et au sensationnel : rapports écrits sur les prises de vue, manuel pour rapporter des preuves, cahier des charges des supérieurs à leurs subalternes, description des techniques utilisées, etc...
Lincunable, 14 mars 2010
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(1) 17 rue Geoffroye-L'Asnier, 75004 Paris, métro : Hôtel de Ville, ouvert au public du dimanche au vendredi de 10h à 18h.
(2) du 10 mars au 31 août 2010.
(3) http://christiandelage.blogspot.com/2010/03/filmer-les-camps.html
Le Monde Magazine du 13 mars 2010 nous livre un éclairant entretien avec l'organisateur de l'exposition