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Billet de blog 15 décembre 2009

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L’Epopée napoléonienne selon Abel Gance (1)

Un spectacle exceptionnel alliant visuel et acoustique a fait l'objet le 13 décembre dernier d'une représentation unique à la Cité de la Musique à Paris : une bonne occasion pour revisiter le Napoléon d'Abel Gance dans sa version intégrale de 1927 d'après une copie anglaise remarquablement conservée, comme un pied de nez à l'Histoire, les intertitres étant donc anglais mais traduits en français par prompteur superposé, l'un des derniers films du cinéma muet, surprenant par l'audace technique et la mise en scène grandiose : vingt mois de tournage sur les lieux mêmes de l'action, quatre-vingt acteurs principaux (dont Antonin Artaud dans le rôle de Marat et Abel Gance lui-même dans celui de Saint-Just), des centaines de figurants.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un spectacle exceptionnel alliant visuel et acoustique a fait l'objet le 13 décembre dernier d'une représentation unique à la Cité de la Musique à Paris : une bonne occasion pour revisiter le Napoléon d'Abel Gance dans sa version intégrale de 1927 d'après une copie anglaise remarquablement conservée, comme un pied de nez à l'Histoire, les intertitres étant donc anglais mais traduits en français par prompteur superposé, l'un des derniers films du cinéma muet, surprenant par l'audace technique et la mise en scène grandiose : vingt mois de tournage sur les lieux mêmes de l'action, quatre-vingt acteurs principaux (dont Antonin Artaud dans le rôle de Marat et Abel Gance lui-même dans celui de Saint-Just), des centaines de figurants.

Durée totale : huit heures. Mieux qu'un opéra de la tétralogie de Wagner. Soit de 15h à 23h avec trois interruptions d'inégale longueur pour permettre aux musiciens de récupérer et aux spectateurs-auditeurs de se sustenter, ce qui n'empêcha d'ailleurs pas le malaise d'un des pianistes à la fin de la deuxième partie. La musique qui accompagnait l'œuvre, composée par Arthur Honegger et Marius Constant, était interprétée par l'orchestre symphonique (créé en 1848) de la Garde républicaine (créée en 1802), placé sous la direction de Laurent Petitgirard avec improvisation au piano de Jean-François Zygel et improvisation à l'orgue de Thierry Escaich. Nous ne sommes pas ici précisément dans l'Histoire, dont l'intérêt cinématographique serait moindre, mais dans la construction d'une Légende, ce qui autorise beaucoup plus de libertés, le titre du film pouvant paraître à première vue inapproprié puisqu'il concerne les années d'ascension de Bonaparte (de 1781 à 1796) et non les années d'empire de Napoléon (1804-1815), voire de consulat (1799-1804), même si le projet initial prévoyait de suivre le déroulement chronologique complet jusqu'à l'exil final à Sainte Hélène, idée qui fut abandonnée faute de moyens financiers suffisants pour la réaliser. Or, ce « Napoléon » conserve néanmoins toute la légitimité du titre en constatant que chaque scène relative à Bonaparte préfigure ce que sera Napoléon. Autrement dit, nous sommes moins avec Abel Gance dans une illustration de Lavisse que dans un lavis de Victor Hugo : « Ce siècle avait deux ans. Rome remplaçait Sparte.Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte » (2) Le récit commence en effet par une bataille de boules de neige dans une cour d'école militaire ardennaise à Brienne, sous l'Ancien Régime : le jeune Bonaparte, douze ans, coiffé déjà du bicorne, s'est enterré dans un fortin de fortune creusé à même la terre avec quelques camarades assiégés par un groupe d'élèves supérieurs en nombre qui les bombardent de projectiles poudreux en progressant dans leur direction. Bonaparte reste inflexible dans son trou à rats mais distribue les ordres en laissant ses camarades monter au feu selon ses instructions, usant de ruse et de stratégie exactement comme il le fera à Austerlitz : à l'aide d'un bâton, il soulève par exemple son bicorne pour que s'y épuisent les tirs adverses ; à l'aide d'un miroir, il aveugle encore ses ennemis qui manquent alors leur cible. Finalement, lui et les siens mettent en déroute tous les assaillants sous l'œil ébloui de l'aubergiste Tristan Fleury qu'il retrouvera douze ans plus tard au siège de Toulon. Un aigle impérial raye l'azur d'un vol majestueux. Le supérieur du collège demande alors qu'on lui présente le héros du jour :« - Et bien, jeune homme, quel est ton nom ?« - Napoléoné Buonaparté ! »« - Comment ça ? La Paille-au-Nez »? Et là, on comprend que quelque chose d'autre se joue qui va lui forger le caractère : issu de la petite noblesse corse, il est raillé par la haute noblesse et le haut clergé pour ses basses origines et son accent étranger qui en font un immigré dans son propre pays puisque la Corse, ancienne possession gênoise, a été cédée à la France in extremis par le traité de Versailles en 1768, soit un an tout juste avant sa naissance. L'humiliation ne s'arrête pas là : son professeur de géographie présente à la classe parmi les îles françaises la Corse, « encore habitée par des sauvages ». Quant aux prêtres Minimes qui dirigent l'institution, ils lui reprochent son manque d'humilité : « pour qui te prends-tu, pour parler ainsi à tes supérieurs ? » lui demandent-ils ; « pour un homme ! » réplique-t-il sans sourciller. Seul, Pichegru, répétiteur de mathématiques et futur Commandant-en-chef de l'armée du Rhin, déclare déceler en lui un tempérament prometteur hors du commun (3). Le récit se poursuit à Paris onze ans plus tard dans l'antichambre des Conventionnels où s'affronte un trio de choc que tout oppose et qu'Abel Gance nous présente comme étant « les trois Dieux » de la Révolution : Danton, à la tête énorme et ébouriffée, violent, emporté ; Marat, illuminé et obsédé par la crainte des complots ; Robespierre, froid et calculateur, muet comme une carpe, cachant ses intentions véritables derrière de petites lunettes noires. L'enjeu de la réunion : comment consolider la Révolution menacée à l'intérieur par la réaction royaliste et à l'extérieur par une coalition d'hollandais, prussiens, autrichiens et anglais qui lui ont déclaré la guerre alors qu'il n'y a plus un seul cadre dans l'armée, privilège réservé il y apeu aux seuls aristocrates ? C'est alors que frappe à la porte un inconnu porteur d'une étrange nouvelle : il vient de composer un chant de guerre pour l'armée du Rhin et souhaite le faire reconnaître comme chant patriotique. A sa lecture, tous tombent soudain d'accord et Danton propose de le présenter sur le champ à la Convention afin de le faire approuver. Rouget de Lisle, c'est le nom de l'inconnu (en fait il est peu probable qu'il l'ait entonné lui-même à l' assemblée), est donc invité à chanter la Marseillaise devant les députés qui le reprennent en choeur pressés par le peuple de Paris en liesse qui l'adopte à son tour comme chant patriotique : une nation est en train de naître unie face à l'ennemi commun. Tapi dans l'ombre, Bonaparte, simple officier de la garde nationale, vient féliciter le compositeur « au nom de la France ». On retrouve alors Napoléon, toujours affecté à Paris, profitant d'une permission pour gagner sa Corse natale qu'il n'a pas revue depuis de nombreuses années (en fait, il est aussi chargé de mission par la Convention car la révolte gronde). A peine débarqué, ce ne sont qu'embrassades et retrouvailles familiales dont on découvre le milieu dans une bergerie à l'aspect bucolique, rappelant des scènes bibliques : la mère Laëtitia prend des poses de Vierge Marie, tandis que ses frères et sœurs, tous plus prévenants les uns que les autres, ressemblent aux bons apôtres en s'affairant sous une voûte où sont gravées les lettres : INRI. C'est alors que le retour aux réalités s'impose : on apprend que Pascal Paoli, l'homme fort du directoire de l'Île s'apprêterait à trahir la République en bradant l'avenir de la Corse aux anglais. Bonaparte, grave, s'écrie : « moi vivant, jamais la Corse ne sera vendue aux anglais ! » (4). Entré en résistance, il doit donc fuir. S'ensuit alors une vaste chasse à l'homme à travers la montagne et le maquis digne des plus beaux westerns américains : pris en tenailles par l'armée de Paoli, il parvient pourtant à s'échapper et gagne la côte où l'attend une frêle embarcation dont il hisse au mât un drapeau tricolore en guise de voile. Gagnant la haute mer, il affronte les éléments qui se déchaînent à travers une terrible tempête, et, affronte, à travers elle, son destin. Le récit reprend à la Convention grâce à un habile fondu-enchaîné car on y fait face aussi à une tempête d'un autre genre : les girondins sont mis collectivement en accusation à l'assemblée. On réclame des têtes. La Convention vacille et le navire de Napoléon aussi. Robespierre fait arrêter et condamner tous les girondins. Danton est guillotiné. Actionnée en ombre chinoise, la Veuve fonctionne sans discontinuer. La deuxième époque nous plonge dans l'assassinat de Marat immergé dans sa baignoire-sabot puis nous transporte à Toulon où le capitaine d'artillerie Bonaparte présente au général de la place un plan d'attaque audacieux pour s'emparer de la ville occupée par les anglais qui retiennent en outre la flotte française dans sa rade. Son plan est jugé digne d'un fou mais le général est remplacé pour incompétence par Dugommier qui accorde du crédit au plan de Bonaparte. Chargé de son exécution, ce dernier reprend la ville sous une pluie battante en forçant la flotte britannique à quitter la rade et il est fait général de brigade le 24 décembre 1793, car en ces temps troublés l'ascension comme la chute pouvaient être rapides, suscitant la jalousie d'un compatriote, Salicetti, ami de Robespierre, qui le dénonce pour insubordination et le fait brièvement arrêter au fort carré d'Antibes tandis qu'on assiste à l'emprisonnement simultané à Paris d'Eugène et Joséphine de Beauharnais, ainsi que du poète André Chénier. Libéré, Napoléon est appelé à Paris par Paul Barras le 13 Vendémiaire an IV pour mater l'insurrection royaliste contre la Convention nationale, tâche dont il s'acquitte brillamment grâce au rôle déterminant d'un jeune officier sous ses ordres, futur beau-frère : Joachim Murat. Et il est promu général de division puis commandant de l'armée de l'intérieur sous le Directoire. Paris se libère alors de la chape de plomb qui semblait s'être abattue sur lui pendant la Terreur et ne pense plus qu'à festoyer en s'étourdissant dans des soirées dansantes et déshabillées. Les salons parisiens fleurissent aussi, et, après les trois Dieux, Abel Gance nous présente les trois Grâces : Madame Tallien, Madame Récamier et Madame de Beauharnais, descendant ensemble les marches d'un palace sous un lancer de pétales de rose comme s'il s'agissait du Moulin Rouge ou du festival de Cannes. C'est en fréquentant ces lieux mondains que Bonaparte rencontre Joséphine de Beauharnais, veuve d'Eugène monté sur l'échafaud, et lui fait sa demande en mariage. On découvre alors un Napoléon tendre, plein d'égards pour les enfants de sa femme avec qui il joue à colin-maillard et embrasse même un globe terrestre sur lequel se superpose l'image de Joséphine qui cultive, de son côté, le culte de Napoléon en veillant dans une alcôve aménagée de ses appartements une statuette à son effigie entourée de cierges aux flammes inextinguibles, comme un espace domestique réservé aux Dieux lares des empereurs romains. Le dernier acte réserve encore bien des surprises : délaissant les plaisirs amoureux pour l'accomplissement de la gloire, Bonaparte obtient de Barras le commandement de l'armée d'Italie qui va lui permettre de réaliser un autre rêve : réunir la presqu'île à la République dans un dernier défi à Pascal Paoli. L'ambition est immense. Il s'agit ni plus ni moins de porter la Révolution française à l'extérieur des frontières. Conscient de l'importance de ce nouveau franchissement du Rubicon, il vient se recueillir à l'assemblée déserte où les fantômes de la Révolution l'apostrophent et l'adoubent dans un excellent jeu de superposition d'images. On se retrouve alors au pied des Alpes, et Bonaparte hérite d'une armée exsangue, mal équipée, qui n'est plus payée depuis des mois, lasse d'attendre des ordres d'invasion sans cesse différés, le tout filmé en un superbe panoramique incroyable pour l'époque, obtenu grâce à la juxtaposition de trois caméras filmant côte à côte. Masséna, Augereau, Berthier, tous sont là. Bonaparte, seul, passe en revue cette troupe de va-nu-pieds et leur donne confiance en les exhortant du haut d'un rocher : « Vous êtes les ventres creux de la République. Mais aujourd'hui, les ventre creux vont sortir de l'histoire pour entrer dans la légende ! Je peux vous mener dans les plus fertiles plaines du monde ! ». Et l'armée brusquement se dresse en ordre de bataille et se met en marche comme une déferlante dont on devine que plus rien ne l'arrêtera : une Grande Armée est née. Elle ne sera dissoute qu'après Waterloo... Lincunable, le 15 décembre

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(1) Epopée = grande composition littéraire qui célèbre un héros ou une série d'évènements héroïques où se mêlent histoire et légende (ex : Iliade, Enéide).(2) In Feuillets d'Automne, 1838.(3) http://napoleon1er.perso.neuf.fr/Napoleon-a-Brienne.html(4) Abel Gance suit ici une tradition tenace qui fait de Paoli (1725-1807) un traître alors qu'il est reconnu comme figure emblématique de l'indépendance de l'île et esprit éclairé ayant habilement manœuvré entre Gênes, la France et l'Angleterre mais en s'étant heurté au centralisme parisien des Conventionnels qui ordonnent le 2 avril 1793 son arrestation à laquelle Paoli répond sur place par une chasse aux opposants, dont le clan Bonaparte qui a fait le choix du rattachement à la France. Sans doute faut-il voir dans cet épisode une des raisons de l'acharnement futur de Napoléon à s'opposer aux mêmes velléités d'indépendance de Toussaint-Louverture aux Antilles.

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