Un grand merci à ARTE pour nous avoir présenté ce soir le véritable récit de la rencontre Karski/Roosevelt grâce à son interview par Claude Lanzmann en 1978 lors du tournage du film « Shoah » (1).
S’il ne l’avait pas réalisée, on aurait dû se contenter du récit imaginaire proposé par Haenel après sa mort, donc insusceptible d’être contredit, faisant de Roosevelt un homme lubrique intéressé uniquement par les jambes des secrétaires mais totalement désintéressé par le sort des juifs européens pendant la guerre et donc coupable de non-interventionnisme : « les alliés savaient. Les alliés n’ont rien fait. Les alliés ont laissé faire. ».
Or, ce n’est pas le récit qu’en fait Karski lors de sa deuxième journée d’interview (3). Nous sommes en octobre 1942. La conférence de Wansee a eu lieu en janvier de la même année. Les américains n’ont pas encore débarqué en Afrique du Nord. L’Union soviétique est envahie et n’a pas encore inversé le cours de l’histoire à Stalingrad. L’Allemagne nazie est au faîte de sa puissance. C’est le moment que choisit la résistance polonaise pour envoyer son plus brillant émissaire à Londres afin de faire connaître au monde la mise en œuvre de la Shoah en Pologne occupée confirmée par une visite clandestine de Karski au ghetto de Varsovie et au camp d’extermination de Belzec avec constitution de dossier à charge.
Après avoir fait son rapport à Londres, Karski s’apprête à regagner son pays quand l’ambassadeur de son Gouvernement en exil lui demande de faire un saut à Washington pour rencontrer aussi les autorités américaines. Il est personnellement appelé par le Président Roosevelt pour lui faire un récit détaillé à la Maison Blanche. Il trouve en lui un leader attentif , informé du travail qu’il a accompli dans l’accumulation de preuves mais qui lui parle, non du traitement humanitaire de la solution finale, mais de la géostratégie mondiale : l’avenir des frontières de la Pologne restaurée après la guerre, sa question agricole et l’importance de sa cavalerie (la charge de Krojanti est encore en mémoire). Il est clair que pour Roosevelt, sauver les juifs de la barbarie ne peut passer que par une victoire militaire sur le nazisme, ce qui se conçoit aisément. Il n’en reste cependant pas là puisqu’il souhaite que Karski rencontre aussi plusieurs personnalités civiles, religieuses et militaires pour sensibiliser la société américaine au sort des juifs en Europe en vue surtout d’en demander des comptes ultérieurement : rabbins, archevêques, secrétaire à la Guerre, juges de la Cour Suprême dont le fameux juge Frankfurter, figure-clef de la communauté juive outre-atlantique et qui ne croit pas au récit de Karski tant il est énorme et inédit dans l’histoire et tant sa culture européenne est faible.
Rien de tout ceci n’indique que les alliés n’ont rien fait ou ont laissé faire, mais plutôt qu’ils étaient impuissants à agir sur le plan humanitaire, ne comprenaient pas toute la réalité du nazisme comme l’indique Karski lui-même à Lanzmann et comme le résume parfaitement Raymond Aron à propos de lui-même à Londres, cité ici opportunément par Lanzmann :
« Je l'ai su, mais je ne l'ai pas cru. Et parce que je ne l'ai pas cru, je ne l'ai pas su. »
Lincunable, 17 mars 2010
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(1) http://www.arte.tv/fr/Les-mercredis-de-l-histoire-/3098092.html
(2) http://www.gallimard.fr/rentree-2009/YannickHaenel.htm
(3) http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/170310/touche-pas-au-karski#comment-500185