En cette période de campagne électorale (J-17) où chacun scrute l’évolution des sondages pour recadrer son propre programme européen, il n’est pas inintéressant de revenir un peu sur nos « valeurs » européennes.
Pour Nicolas Sarkozy, nous l’avons vu, c’est essentiellement, en sus de son habituel credo de l’ego, des « frontières à ne pas dépasser ». Mais pour la plupart de nos contemporains, penseurs de « l’européanité », nos vraies valeurs, celles qui méritent qu’on s’y attarde et qu’on regarde l’Europe au fond des yeux, ce sont les valeurs chrétiennes. Certains, plus œcuméniques, avancent tout de même l’idée d’une culture judéo-chrétienne mâtinée de grec et de latin, voire, pour les plus tolérants, d’une synthèse des civilisations du Livre (incluant donc l’Islam quand il est modéré). Comme si les autres religions, (800 000 bouddhistes déclarés en France par exemple, chamanisme encore très présent chez nos amis samis de scandinavie…), n’avaient pas d’existence légale dans l’Union européenne !
On objectera à cette quasi-unanimité de façade pour la reconstruction de l’Europe que le caractère universel des religions n’en fait pas un caractère proprement européen, la plus grande concentration de catholiques se trouvant d’ailleurs aujourd’hui en Amérique centrale et australe, caractère surtout associé en Europe aux conflits tant extérieurs qu’intérieurs : croisades pour la reconquête des lieux saints contre les musulmans à l’extérieur et les juifs à l’intérieur, querelle autour des images et de l’autorité papale entre catholiques et orthodoxes, guerres civiles entre catholiques et protestants autour de la sécularisation de l’église et de la stricte observance des écritures, la création de la Belgique en 1830 ayant eu notamment pour objectif de fixer par un Etat tampon la limite entre le sud européen « catholique » et le nord européen « protestant ».
Ces valeurs bellicistes, les européens n’en veulent plus puisqu’ils ont fondé leur construction européenne sur la paix et le « plus jamais ça ». Ils ne retiennent que la version profane des cathédrales, du plain-chant, des retables et des fresques romanes, où la beauté de l’art s’y exprime mais pas plus que dans les châteaux d’apparat et de prestige, la musique romantique ou classique, l’art du nu ou de l’abstrait.
Ils ont en fait la culture de la laïcité plus que d’une religion donnée.
Le mot « laïc » est plus ancien en Europe que le mot « christianisme ». On le trouve fréquemment adjectivé chez Homère au sens de « populaire » par opposition au « clerc » (= héritage, sort), d’où « celui qui a reçu le Seigneur en héritage » (= le prêtre). L’histoire de la laïcité puise donc ses racines très profondément dans l’Antiquité dans le sillage de l’histoire de la démocratie. Elle ne s’oppose pas au religieux mais résulte d’une volonté d’affranchir l’homme des contraintes de l’autorité religieuse en s’appuyant non sur des certitudes mais sur le doute, lequel conduit à l’esprit de tolérance et à l’autonomie de la pensée individuelle. Rien d’étonnant à ce que la Renaissance trouve dans la critique des dogmes les prémices d’un nouvel humanisme : Erasme, Pic de la Mirandole, Rabelais façonneront les idées modernes qui aboutiront aux siècles suivants aux Lumières, l’« Aufklarung », de Goethe et de Mozart, en passant par Voltaire, Rousseau et Montesquieu.
Ce sont les différences de comportement des églises qui conditionneront en Europe les lectures différentes de la laïcité (1) :
- En France, le XIXème siècle connaît un affrontement permanent entre républicains, d’une part, qui voient dans l’Etat le garant de la neutralité religieuse et de la liberté de conscience, et monarchistes, d’autre part, partisans d’un retour à l’ordre moral et à la restauration d’une religion d’Etat, en particulier en matière d’éducation, affrontement qui s’achèvera avec la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat : « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » (article 1), « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2).
- Dans les pays anglo-saxons où l’influence de la Réforme a fait plus précocement prendre conscience de la nécessité des distances à introduire entre pouvoir politique et pouvoir religieux, la laïcité est vécue non pas comme une séparation stricte d’avec la société civile mais comme une coopération entre toutes les églises et l’Etat. Ainsi, sont-elles reconnues en Allemagne comme ayant une mission d’intérêt public, d’où la possibilité pour tous les cultes d’être subventionnés sous certaines conditions et de faire de l’enseignement religieux de son choix une matière à part entière du cursus scolaire. Quant au Royaume-Uni, si les cultes ne sont pas subventionnés par l’Etat, c’est la protection de la liberté religieuse qui prime depuis l’habeas corpus, d’où l’autorisation du port du foulard islamique pour les musulmanes ou du port du turban pour les sikhs.
- enfin, dans les pays d’Europe de l’est, en particulier en Pologne, la place particulière reconnue par l’Etat aux églises majoritaires peut s’expliquer par leur engagement dans les luttes nationales d’émancipation de la tutelle soviétique sans pour autant s’être confondues avec le nouveau pouvoir politique.
On le voit, la laïcité est une valeur sûre de la construction européenne. Elle a été inscrite dans la charte des droits fondamentaux votée lors du sommet de Nice en 2004 et intégrée au projet de traité constitutionnel soumis à referendum et rejeté en France. Ceci n’a pas empêché Nicolas Sarkozy de profiter de la réécriture du traité simplifié pour en supprimer toute référence en se contentant de la rédaction suivante : « consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles de la dignité humaine » (2).
Rien d’étonnant, dans ces conditions, qu’il ait enchaîné sur une entorse à la loi du 9 décembre 1905 en supprimant en France par décret le monopole de la délivrance des diplômes de l’Etat, puisque le Saint-Siège peut désormais sur simple habilitation et selon des critères non scientifiques faire obtenir l’équivalence de niveau dans les écoles religieuses françaises, ouvrant la porte à toutes les dérives, par exemple à l’équivalence de diplômes sanctionnant des études universitaires d’Etat sur l’évolution des espèces et des études dans une faculté théologique sur le créationnisme (3).
Lincunable, 21 mai 2009.
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(1) Jean-Michel Ducomte, Europe et laïcité, 2009, disponible sur le site internet de la Ligue de l’enseignement.
(2) JOCE C 303/01 du 14 décembre 2007.
(3) Jean-Michel Baylet, Le droit accordé au Vatican de reconnaître des diplômes est une entorse à la laïcité », Le Monde daté 21 mai 2009.