Le récent décès à l'âge de 97 ans de l'helléniste émérite Jacqueline de Romilly, spécialiste de la langue autant que de la pensée Thucydidiennes, et l'hommage unanime qui lui a été rendu, y compris ici (1), nous amène à revenir sur l'héritage dont nous nous réclamons, non pas celui de la Grèce en général qui a produit le meilleur comme le pire des régimes politiques mais celui de l'Histoire comme science humaine.
Certaines écoles de pensée ont souvent en effet opposé à tort l'un à l'autre en tant que fondateurs de l'histoire moderne, attribuant au premier l'interprétation comme priorité de la démarche et au second la quête de la vérité. Or, c'est trop simplificateur. Les deux démarches se complètent mais ne s'opposent pas malgré l'antériorité chronologique.
Tous deux sont des acteurs de l'histoire de leur temps avant d'en être des observateurs critiques : Hérodote nait en -480 pendant la 2ème guerre médique en terre perse mais dans une famille grecque qui s'exile à Samos après la victoire hellène pour fuir la tyrannie du nouveau régime (3). Il participe personnellement à l'insurrection et au renversement des tyrans en – 455. Etabli ensuite à Athènes, il se lie d'amitié avec Sophocle et meurt en Grande Grèce en – 420. Thucydide nait en -460 en Attique d'où sa famille est originaire et commande une armée athénienne pendant la guerre du Péloponèse qui opposa Athènes et Sparte entre -431 et -404. Lui- même stratège défait, il est banni de sa cité, s'exile en Thrace et meurt en -395 après 20 ans d'exil.
En comparant deux extraits de leurs ouvrages majeurs, on comprendra mieux ce qui les rapproche et ce qui les différencie :
Histoires d'Hérodote d'Halicarnasse : Χ. .. (Δύναμαι πυθέσθαι) ... κατήκειν δὲ τούτων (τῶν Σιγυννῶν) τοὺς οὔρους ἀγχοῦ ᾿Ενετῶν τῶν ἐν τῷ ᾿Αδρίῃ. Εἶναι δὲ Μήδων σφέας ἀποίκους λέγουσι. Ὅκως δὲ οὗτοι Μήδων ἄποικοι γεγόνασι, ἐγὼ μὲν οὐκ ἔχω ἐπιφράσασθαι · γένοιτο δ' ἂν πᾶν ἐν τῷ μακρῷ χρόνῳ. Σιγύννας δ' ὦν καλέουσι Λίγυες οἱ ἄνω ὑπὲρ Μασσαλίης οἰκέοντες τοὺς καπήλους · Κύπριοι δὲ τὰ δόρατα.
IX.... (J'ai pu apprendre) ... que les limites de ce peuple (les Sigynnes) vont jusqu'au pays des Énétes de l'Adrias : ils se disent une colonie des Mèdes ; mais comment peuvent-ils être une colonie des Mèdes, c'est ce que je ne puis comprendre : cependant tout peut arriver avec le temps. D'autre part les Ligyes habitant les hauteurs au-dessus de Massalie, appellent Sigynnes les petits marchands; ce nom chez les Cypriotes veut dire pique (2).
Histoire de Thucydide d'Athènes : ΙΙ. ... Σικανοὶ δὲ μετ' αὐτοὺς (Κύκλωπας καὶ Λαιστρυγόνας) πρῶτοι φαίνονται ἐνοικισάμενοι, ὡς μὲν αὐτοί φασι, καὶ πρότεροι διὰ τὸ αὐτόχθονες εἶναι, ὡς δὲ ἡ ἀλήθεια εὑρίσκεται, ῎Ιβηρες ὄντες καὶ ἀπὸ τοῦ Σικανοῦ ποταμοῦ τοῦ ἐν ᾿Ιβηρίᾳ ὑπὸ Λιγύων ἀναστάντες....
II. Les Sicanes après eux (les Cyclôpes et les Læstrigons) paraissent s'y être fixés les premiers (en Sicile) ; c'est du moins ce qu'ils disent ; ils prétendent même y avoir devancé tous les autres, parce qu'ils sont autochtones : mais la vérité est que ce sont des Ibères et qu'ils furent chassés par les Ligyes des bords du fleuve Sicane qui est en Ibèrie (2)
Dans ces deux extraits, nous avons des descriptions de peuples étrangers, à l'est de la Grèce pour le premier, à l'ouest pour le second, réalisées en véritables anthropologues/sociologues attentifs aux coutumes et récits des autres. Ce sont des explorateurs-enquêteurs-rapporteurs soucieux d'expliquer au mieux ce qu'ils voient ou ce dont ils ont entendu parler, ce qui ne les empêche pas d'émettre des jugements personnels sur la valeur des sources documentaires mises à leur disposition : Hérodote se demande par exemple comment on peut accepter la colonisation. Thucydide s'interroge sur l'usurpation des origines et l'instrumentalisation du droit du sang.
Au total, Hérodote ne fait pas la part belle au « merveilleux », contrairement à ce qu'on a pu lui reprocher, mais attache une importance essentielle au témoignage direct ou indirect. Thucydide ne s'intéresse pas pour sa part aux seuls faits mais recherche une vérité historique, ce qui ne veut pas dire qu'il trouve « la » vérité historique. Son explication sur l'origine des siciliens est en effet partielle et ne tient pas compte des étapes de la colonisation de l'île dans le temps par les différents colons depuis le VIIIème siècle BC au moins ni des mélanges intervenus sur place depuis.
Lincunable, 22.12.2010
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http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/vingtras/191210/en-hommage-jacqueline-de-romilly
http://remacle.org/bloodwolf/livres/cougny/polybe.htm, d'après une traduction de 1879
[Bustes d'Hérodote et Thucydide au musée national de Naples]