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Billet de blog 3 décembre 2021

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Je traverserai, jusqu'à atteindre vos cœurs

Hommage à toutes celles et ceux qui prennent un jour la route de l'exil sans en connaître le dénouement.

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Elle ne savait plus quoi faire ou penser. Elle avait suivi le mouvement pour embarquer au plus vite, partir de ces terres hostiles et accéder enfin au bonheur. Maintenant tout lui semblait tellement futile. Ils étaient montés sur une épave. C'était sur ce vaisseau, flottant à peine, qu'ils avaient misé tout leur espoir. Une fois de plus, leur humanité, nichée partout en eux, du fond de leurs cœurs à la surface de leurs épidermes, ne suffisait pas à ce qu'on les reconnaisse en tant qu'humains. Ils étaient entassés sur un radeau, le vent d'hiver figeant leurs mouvements, les esprits engourdis par tant d'épreuves surmontées jusqu'à cette heure bleue matinale. La nuit fût si courte. Les enfants étaient étrangement calmes, comme si cette situation était normale. Mais après tout, à cet âge-là, si on n'a connu que les déplacements sans fin, la violence des États lâches et de leurs sbires solidement armés, les nuits froides allongé sur le sol sans lit douillet, les longues marches avec ou sans chaussures, la faim éternelle et le regard vidé, fatigué des yoldash adultes, alors oui, mille fois oui, une excursion risquée sur un radeau de la mort semble affreusement ordinaire. Elle observait le ciel pour éviter les yeux apeurés des autres passagers. Les étoiles s'étaient retirées depuis un temps. Quel phénomène magique, cette transition entre la nuit et le jour, songeait-elle. Il se renouvelle quotidiennement et pourtant on peut à chaque fois en être émerveillé.

Des murmures, puis des chants se faisaient entendre autour d'elle. On se donnait du courage. On se remémorait les proches disparus, les souvenirs d'une époque à jamais perdue. On s'imaginait un futur bienheureux. Chacun dans sa langue, chacun à sa manière. Enhardie par l'attitude de ses pairs, elle sentait une boule d'énergie monter depuis ses tripes. Un souffle vital qui attendait le moment opportun pour se manifester et qui lui fit déclarer, crier, hurler, face à l'horizon sans frontières de cette étendue d'eau, comme d'autant de pleurs, cette évidence constamment bafouée :

- S'il existe un ciel pour tous, nous tous, tels que nous sommes, il en est de même de cette Terre ! Cette traversée, je la fais la tête haute ! Vous, de l'autre rive, vous trouverez en ce bateau des êtres humains libres et dignes !

Son corps est aujourd'hui tout au fond de la mer, là où le poids des larmes rend même les créatures sous-marines aveugles, là où la mort devient abstraite car éloignée du reste du monde. Son esprit lui, réside en de multiples lieux, y compris en moi, en nous, à travers ces quelques mots. Tu as vécu. Vous avez tous vécu, laissant derrière vous, sur des plages de sable, des photos fripées de gens aux sourires sublimes. Je le sais. Et je vous admire car moi aussi, je suis humain.

yoldash :  du turc compagnon de route

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