Je suis dans le train pour Paris. Je lis ce livre intitulé « Le capitalisme paradoxant » (1).
Je cherche des réponses à ce qu'il m'est arrivé. À ce que j'ai encore du mal à nommer : un burn out.
Un épuisement.
Épuisement de quoi. D'avoir trop joui de mes privilèges ?
Et puis cette phrase, p. 10 : "Domination du capital sur le travail".
Mes maux ne seraient-ils bassement que le résultat d'une domination du capital sur le travail? Vraiment ?
Pourquoi quelque chose résonne-t-il en moi ?
Moi ? Dominée par le capital depuis ma place d’en haut ? Pffff très drôle !
Bifurquer
Me serais-je crue à l'abri durant toutes ces années, du fait de mon bac +10 ? Il y aurait eu les dominés d'un côté, sans études, et les autres ?
J'aurais fait partie de cette caste à part, protégée par mes études. Elles m'auraient permis d'être de l'autre côté. Et de ce côté-là, de faire le bien. Donc forcément, protégée de cette « domination du capital sur le travail ».
Je me suis battue pour que les dominés justement puissent être entendus et vus. Celles et ceux que notre système oppresse sans que nous ne le voyions. Celles et ceux qui sont à l'autre bout du monde. A l'autre bout des chaînes. Celles de l'esclavage ? Ça, ça dépendait des pays; des secteurs, des entreprises. De la possibilité ou non de se regrouper. De se syndiquer. De faire valoir leurs droits ou tout simplement d'en réclamer.
Moi, j'étais bien de l'autre côté. De celui du bon. Bon parce que protégée des "dominants".
Observatrice de ces chaînes de production. En dehors. J'avais accès au droit moi. J’avais cette connaissance moi. Grâce à mes privilèges.
Privilégiée de pouvoir acheter tout ce dont j'ai besoin, ou non.
Privilégiée de pouvoir revenir dans le confort de mon chez moi après un voyage au cours duquel je pensais avoir été utile en décryptant les mécanismes de domination de multinationales sur des personnes victimes de certains de leurs abus.
Privilégiée d'avoir accès au Pouvoir. Aux "décideurs".
Privilégiée de pouvoir jouer avec les règles. Les faire appliquer ou en proposer de nouvelles. #jesuisjuriste
Privilégiée de pouvoir me retrancher si la fatigue m'envahissait trop.
Privilégiée de pouvoir choisir entre ma tête ou mon corps. Passer 10 heures assise à réfléchir derrière un bureau ? Ou 10 h à danser et à faire du yoga ? Ouvrir un restaurant ? Un tiers lieu ? Devenir biographe ? Ou thérapeute ? Faire philosopher les enfants peut-être. Pour que la pensée, l'échange respectueux et constructif prévalent dans le monde de demain ?
Il y aurait les dominants et les dominés. Celles et ceux dont les droits ne sont pas respectés, ou tout simplement qui n’existent pas. Ou qui sont soumis à des règles injustes parfois.
Moi je suis au-dessus de ces dichotomies. Je suis en position d'observatrice. Je suis libre.
Évidemment. Libre de choisir de travailler pour tel projet ou non. Libre de choisir tel contrat de travail ou non. Libre d'y rester ou non.
Je choisis un CDI.
J'ai 36 ans. C’est mon 1er. J'ai toujours eu peur du CDI.
- « Tu pourras partir quand tu veux ! »
Je savais au fond de moi que je ne fonctionnais pas comme ça :
Car 1 : Je suis trop loyale donc je vais au bout du bout (mais le bout de quoi déjà ?)
Et 2 : J'allais accéder à des privilèges, de par mon salaire, desquels j'aurais ensuite du mal à me défaire ce qui créerait certainement une peur de quitter mon emploi si celui-ci ne me convenait plus.
Une prison en somme ? J'ai pourtant accepté.
(Hum...Domination du capital sur le travail vous avez dit ??)
Je me suis retrouvée peu à peu du côté des dominés. Lentement. Tranquillement. Au-delà de la culture ambiante (capitaliste?) que je venais de faire mienne à travers ce CDI, j'allais expérimenter les outils, les mécaniques, qui permettent à cette machine de tourner à plein régime aujourd'hui.
Je crois que j'en ai pris conscience le jour où j'ai réalisé que je passais au moins 1/3 de mon temps à devenir experte en tableaux Excel. Tiens. On ne m'avait pas formé à ça à la fac de droit.
En école de commerce sûrement en revanche. Où en compta peut-être ? Ça tombait bien, j'avais choisi la filière droit par rejet des chiffres et je n'avais jamais fait de compta dans mon parcours général.
J'ai lutté et lutté encore pour ne pas les remplir ces tableaux Excel de temps. De chiffres. De reporting.
Pour ne pas suivre ces process. Je me sentais observée. Mais par qui ? Personne en particulier pourtant.
Puis j’ai découvert les entretiens annuels. Bâclés au départ. Car dans notre équipe nous préférions les discussions et la solidarité à cette séparation des corps et des cerveaux. Garder un îlot de collectif que toutes les autres équipes nous enviaient par ailleurs.
Mais bon. La machine a fini par nous rattraper. Ces procédures nous ont tout pris.
Me voilà seule dans une pièce avec mon Supérieur hiérarchique. Un an auparavant nous étions pourtant justes collègues ? Consciente pour ma part de ses atouts et conscient pour la sienne de mes compétences. Conscients de notre complémentarité dans notre travail de tous les jours : œuvrer à faire dialoguer les entreprises avec les personnes qu'elles impactaient et qui impactaient leurs activités, leur organisation ou leur profitabilité.
Mais là, dans cette pièce, nous étions devenus deux salariés, soumis aux injonctions du process, mis en place par une organisation en mouvance.
Ces process ont mis du temps à être mis en place et respectés par toutes et tous.
Mais plus les anciens partaient, plus les nouveaux arrivaient, et plus ils s'ancraient.
Pour les nouveaux c'était normal. Ils intégraient une organisation en connaissance de ces règles. Qu'ils avaient par ailleurs éprouvés dans leurs précédents postes. Dans des grosses organisations c'est normal. C'est même devenu la norme.
Moi, j'étais rentrée dans cette entreprise sans y avoir adhéré. Nous n'en n'avions pas. Mais c'était fluide. C'était en équipe, on se parlait.
C'est par une contrainte silencieuse que j'ai fini par m'y plier.
Malgré moi. Puis ce n'est plus venu d'en haut, c'est arrivé par les côtés. Par les collègues.
« Quoi ? Vous ne remplissez pas les tableaux de temps ? Vous ne faites pas de reporting ? »
Il faut savoir que nous avions plusieurs obligations :
En amont, remplir les tableaux de temps de notre équipe.
Anticiper le temps que chacun allait passer sur tel ou tel dossier.
Puis remplir les devis et évaluer combien de temps, à la 1/2 h près, chacun allait passer par mission.
Puis en aval, compter combien de temps les équipes avaient effectivement passé sur chaque mission.
Et le temps passé à faire cette gestion ?
Si une personne n'avait pas assez de travail en lien avec une mission (s'il n'était pas assez "staffé"), il fallait le prévoir dans une des cases dédiées. L'assigner à des missions d'autres équipes ou d'autres missions internes.
Et si la catégorie d'activité n'existait pas ? Il fallait demander l'autorisation plus haut de la créer. Mais comme ces cases étaient applicables pour tout le service et pas nécessairement rentables (à court terme), les négociation pouvaient être rudes et longues pour en créer juste une.
Je crois que nous pouvons qualifier ceci de "gestionnarisation" de toutes les strates de notre travail (ce terme n'est pas de moi) : Une manière de contrôler la productivité de chacun tout en assurant du contraire. Evaluer quelles tâches sont rentables et lesquelles ne le sont pas. Toute tâche "vendue" est rentable. Les tâches de production sont donc rentables. Les autres non. Le travail devient production et uniquement production.
Le temps de lecture, de digestion, de formation, de réflexion, de partage, comment l'évaluer ? Aucune rentabilité immédiate. peu à peu, il s'efface. Trop de lutte pour défendre sa valeur, pourtant essentielle. Et le temps du lien ? Le temps de la veille?
Ce qui m'a fait perdre espoir c'est lorsque j'ai constaté que les plus fervents défenseurs de ces process étaient les plus jeunes. Cela m'a poignardé. Pour eux c'était normal.
"Comment veux-tu travailler autrement ?"
C'est normal d'être fliqué. N'ayant pas connu la liberté, quelle angoisse pour eux d'imaginer cet espace. Imaginez, ils pourraient perdre du temps à rêver, à créer, à innover, à faire des liens,...
Bref. J'ai cru naïvement que mon bac +10 me ferait échapper à ce lien de subordination inhérent au contrat de travail et que par ailleurs, j'étais en dehors de cette dichotomie capital / travail de par ma place privilégiée d'observation et d'actrice. Pour ne pas dire de combattante, de défenseuse des droits des autres.
Mais mon corps m'a réveillé. J'étais naïve. Les cols blancs étaient certainement protégés de cette domination. Mais ça c'était avant. Avant que les systèmes de management et de gestion n’envahissent toutes les strates de notre société.
Alors d'où venaient ils ? Comment ont-ils été diffusé ? Au départ, ils devaient bien avoir été utiles ? Étions-nous dans une application perverse de ces règles, dans une intention de domination par un petit nombre de dominants ? Ou chacun était-il prisonnier par manque de remise en question de leur utilité pour notre travail à nous, et pas seulement pour celles et ceux « d’en haut » ? Sommes-nous arrivés à un point d'excès ? Suis-je la seule à n’avoir pas réussi à m’y plier ? J’ai pourtant bien essayé. De lutter d’abord, avant de m’y résigner.
Mon corps n’a pas supporté ce conflit de valeurs. Il m’a dit que nous étions arrivés au bout. Alors mon cerveau s’est arrêté de fonctionner. Je n’ai plus pu travailler. Ce n’était pas moi ! Moi je voulais continuer ! (vous vous rappelez : cette fameuse loyauté). C’est de la faute de mon cerveau : à cause de lui je ne comprends plus ce que je lis ; je ne comprends pas ce qu’on me demande. Je dois lire 20 fois un même paragraphe, sans pouvoir malgré tout imprimer ce qu’il y est écrit. Ma médecin a fini par me mettre au repos. Ma tête ne fonctionnait plus.
Avec du recul, je me dis que cette grande recherche de quête de sens, est peut-être tout simplement une réaction saine à un travail qui a perdu le sien. Ce trop plein de process fait perdre au travail ses essentiels : l'autonomie, le lien, le partage, la créativité, le sentiment d'utilité, la recherche du travail bien fait.
(Première version de l'article écrite en 2020. Revue en 2025)
1. "Le Capitalisme paradoxant : Un système qui rend fou",V. De Gaulejac, F. Hanique, 2018, Points