... dans un village de l'Yonne qui pourrait-être le vôtre, un quartier de Paris ou d'ailleurs...
Parmi les Droits fondamentaux de l'Homme (et du citoyen), celui d'une vie décente. Quid du droit à une mort tout aussi décente ?
Fatiguée de vivre selon certaines circonstances, Michèle a fait le grand saut cet été 2013.
Point final ?
Ou suite logique d'une aventure débutée voici quatre-vingt ans avec une petite fille qui a connu l'exode et , devenue femme, n'a cessé de chercher un sens à la vie ?
Michèle a failli avoir un enfant. Ne l'a pas gardé. Elle a vécu la révolution sexuelle, brûlé son soutien gorge et soutenu les 343 Salopes. Pourtant Michèle avant l'épisode féministe a rejoint le couvent, porté le voile chez les Dominicaines, huit années durant, de 1954 à 1962, avant qu'une Mère supérieure digne de ce nom lui ouvre les yeux.
Michèle n'est pas faite pour la claustration. Il faut bien que le corps exulte. Elle franchit le pas, profite de sa jeunesse à peine entamée et de son charme en plein éclat.
Michèle a rencontré un homme et l'épousé. Trente années durant lesquelles elle n'hésite pas à dire "qu'elle s'est emmerdée" jusqu'au décès de ce mari, moins d'un an après leur installation rurale et l'essentiel d'une vie active menée à Paris.
Son veuvage au village se présente morne à l'orée de ses soixante-dix ans insolemment portés. Le hasard ou la nécessité oeuvrent alors à sa rencontre avec René qui vient lui ouvrir un nouvel horizon plus jeune de dix-huit ans et une rusticité pleine de vigueur. Rencontre fortuite d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection chère à Lautréamont.
La parisienne sophistiquée en retraite à la campagne et l'homme des bois en rupture de ban. La bête fait découvrir à la belle, les oiseaux, la photo, les champignons, passions cultivées avec talent en autodidacte. Elle lui apprend la cérémonie du thé, le raffinement des arts, l'élevage de chats de race, discipline qu'elle a pratiqué au plus haut niveau.
Pas un conte de fées, mais une liaison d'amour de neuf années, conclue en dernière heure par un mariage de raison. De bonne raison. Un cancer mal placé mais présumé curable par l'académie sous réserve d'accepter le parcours du combattant de la chimiothérapie, de la radiothérapie, de la chirurgie…
"Ca doit être dur de pourrir par le trou du cul" lance d'emblée l'oncologue de la clinique de X…, la grand'ville, avec laquelle le couple a rendez-vous, après trois longues heures d'attente dans une position assise déjà pénible et une station debout cruelle. Sidérés, on leur annonce un protocole dantesque, long, lourd et sans aménité.
Décision affichée par Michèle de ne jamais entrer dans cet engrenage qui lui promet déchéance physique, souffrance et humiliation
La guérison au bout du tunnel ? Michèle n'en a cure. Michèle ne veut pas perdre ses cheveux, elle ne veut pas perdre son teint, ses seins encore bien galbés, elle ne veut pas perdre… Michèle ne veut pas.
René est anéanti. L'entourage alerté se manifeste avec véhémence. De bonnes âmes agitent le missel, des amis charitables pointent son égoïsme. René est de plain-pied avec la nature, il ne comprend pas, tergiverse, interroge, puis se rend aux arguments de sa compagne. Subjugué par une volonté, une détermination sans faille. René s'informe à la demande de Michèle.
Du bout des lèvres on leur parle de soins palliatifs, d'euthanasie, de loi Léonetti. Le médecin traitant s'oppose radicalement. Il compte chichement la morphine. Met en garde, se retranche derrière l'éthique.
Ensemble ils prennent contact avec Dignitas en Suisse, car la France prohibe toute forme de mort volontaire. Le processus s'engage. Rigoureux, formel, précis. Suisse. Elle ira donc mourir ailleurs puisque son vœu de finir ses jours chez elle semble impossible.
Au cours d'un renouvellement du traitement dont René se charge car Michèle reste désormais dans son fauteuil spécial, leur médecin "de famille" évoque un dépressif qui s'est jeté de la falaise tout proche, quelques jours plus tôt. "Lui, au moins, n'a pas donné son fric à la Suisse…" René reste sans voix, lui qui ne compte plus ses coups de gueule. Ce cher praticien ne viendra jamais rendre la moindre visite à Michèle, pas plus qu'il ne l'appellera.
Un matin, début Juillet, une voisine, toute proche, s'enquiert de sa santé, ne la voyant plus sortir. René lui explique, sans entrer dans les détails, qu'elle vit ses derniers jours.
"Ah ! s'exclame la brave dame, mais alors vous z'allez plus pouvoir m'emmener aux courses ?". René lui répond calmement que ça ne changera rien et qu'elle pourra toujours compter sur lui pour la véhiculer, car Michèle reste malgré tout autonome. La chère voisine est rassurée et ne pose aucune autre question.
Une autre, "amie" de longue date tient à interroger René sans ambages : "Au fait : vous couchez encore ensemble ?" René reste interloqué.
Les bonnes âmes ne désarment pas et ne cessent de souligner l'excellente forme apparente de Michèle pour mieux stigmatiser son refus d'accepter ce que la société demande d'accepter. Comme un devoir social. Une obligation morale. Et Dieu dans tout cela ?
Une ancienne coreligionnaire, sortie du couvent comme Michèle, appelle René : "Dites-lui que je vais prier pour elle".
"Dieu, la belle affaire… Ca me regarde ! tempête-t-elle avec une énergie seulement tempérée par le mal.
René est sur tous les fronts. Les sœurs, frères, ex-belle famille se relaient pour contrer le projet tabou. Michèle persiste et signe. Le registre de mariage d'abord et peu de temps après, le contrat de suicide accompagné. C'est ainsi qu'on le nomme. Il faut le nommer. Suicide accompagné.
24 Juillet 2013. Nous sommes, Michèle, René et moi, près de Zürich dans un hôtel confortable. Michèle a tenu à ce que René ne soit pas seul pour le retour. Le voyage en voiture s'est passé sans incident. La morphine est efficace. Conversation animée, souvenirs partagés de séjours anciens.
Le médecin de DIGNITAS est au rendez-vous convenu pour un dernier examen. Entrevue obligatoire enrichie d'un contact humain chaleureux.
Le dîner est gai. Michèle veut goûter à tout, y compris une excellente bière locale et un vin de pays. Nous plaisantons sans retenue. Elle nous dit : "Surtout racontez tout au retour !"
Dans leur chambre, elle veut me parler avec René avant de passer cette dernière nuit. Elle me sait sensible à sa spiritualité à laquelle il est totalement étranger. Elle tient à dire qu'en ouvrant sa bible la veille, le premier mot apparu était : "pitié". Nous échangeons longuement sur ce qu'elle interprète comme un signe. Elle tente de faire passer un message à René, farouchement hostile à toute forme de religiosité et radicalement anticlérical. J'évoque la phrase de Mitterrand dans son dernier discours : "Je crois aux forces de l'esprit".
Michèle voudrait tant faire comprendre à quel point les églises ne sont pas la question.
25 Juillet 2013. Nous prenons un excellent petit-déjeuner tous les trois. Les blagues fusent. Michèle est détendue et décide du départ.
Nous arrivons devant un banal pavillon au beau milieu d'une zone commerciale entourée d'entrepôts. Un homme d'une soixantaine d'années et une femme d'environ trente cinq ans nous attendent devant le portillon. Souriants, détendus. Après une rapide présentation, nous pénétrons dans une pièce accueillante, de taille modeste, occupée par un lit mobile. Décoration sobre, quelques aquarelles encadrées, une table, quelques chaises, des couleurs pastel. Le ciel est radieux. Michèle s'est rapidement installée sur le lit. Les fenêtres ouvertes donnent sur un jardin japonais agrémenté d'un bassin parsemé de nénuphars en fleurs. Je m'en approche. J'y aperçois de nombreux poissons rouges. Les alentours disparaissent. Tout n'est plus qu'ordre et douceur, calme et sérénité.
Ultimes procédures administratives avec un exposé qui rappelle en détail les étapes du protocole. Michèle s'acquitte des dernières signatures et s'inquiète du temps imparti.
Arthur et Andréa, nos hôtes, expliquent avec simplicité et naturel qu'ils sont là pour elle, sans limite de durée.
Nous laissons Michèle et René, seuls, quelques instants.
Je retourne près du bassin. Il s'en dégage une indicible sérénité comme si les proportions de l'ensemble, maison et jardin, correspondaient à une échelle humaine idéale. Je prends une photo avec mon téléphone sans même y penser.
A nouveau ensemble près de Michèle, René et moi lui tenons chacun une main, Arthur et Andréa sont proches, un peu en retrait. Nous évoquons les chats, la lumière du jour, la douceur de l'été. René est bouleversé, mais il plaisante encore avec Michèle dont l'humour est toujours présent.
Je suis à nouveau frappé par l'allure de cette femme âgée et mourante au physique quasiment intact. Sa fermeté d'esprit est presque tangible.
Elle ne veut plus attendre. Un premier breuvage destiné à éviter tout rejet puis le liquide létal est versé dans un verre à sa disposition. Michèle n'hésite pas. Elle trouve le goût amer, comme elle en était prévenue. Quelques spasmes rapides puis elle se calme et s'endort en quelques secondes. La mort qu'elle s'est donnée, seule, est constatée au bout d'une dizaine de minutes.
Il y a une trentaine d'année, Michèle travaillait pour un laboratoire pharmaceutique spécialisé dans les antalgiques. Très au fait des connaissances médicales, elle s'y est forgé une conviction sur son propre devenir face à la science.
Voici le texte trouvé par René dans les papiers de son épouse après son décès. Otant les derniers doutes a posteriori quant à ses volontés.
"Je, soussignée, Michèle Fournier déclare vouloir mourir dans la dignité.
Je m'oppose à tout acharnement thérapeutique, à toute méthode barbare pour maintenir à tout prix une vie qui ne serait plus une vie.
Je souhaite rencontrer un médecin qui comprenne que son rôle est de m'aider à achever ma vie dans les conditions les moins mauvaises possibles, et ce, fût-ce au prix d'un anesthésique ou autre qui pourrait hâter le moment de la mort."
Paris, le 5 Novembre 1984
Les noms ont été modifiés pour éviter toute polémique superflue
Texte paru dans "Le Picot" N°35 - Novembre 2013 - Irrégulomadaire issu de la résistance à l'apathie - Région de Clamecy - 58500