Lionel JEANJEAU

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Billet de blog 20 juin 2018

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U2 et nous

U2 est l'un des groupes de la scène rock qui compte à travers le monde le plus de fans revendiqués comme tels, générant en Irlande aux Pays-Bas ou en Amérique du sud des phénomènes de masse dignes des grandes heures des Beatles. Contrairement à d’autres artistes, être fan de U2 n’est pas qu’une affaire de goût. Entre U2 et ses fans c’est autre chose, bien plus complexe, qui se joue. Témoignage.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

[Préambule : Dans ma décision récente de quitter totalement les réseaux sociaux et d'effacer autant que faire se peut toute trace de mon "identité" numérique, c'est sans doute l'aspect le plus difficile à vivre : l'éloignement relatif de la communauté "virtuelle" des fans de U2. Cet article se veut à la fois une réponse aux interrogations de ceux qui ne me croisent plus sur Internet, et l'affirmation d'une vérité que me semble indépassable : ce n'est pas sur les réseaux sociaux ou les forums que la communauté des fans existe réellement, mais sur le terrain, et singulièrement dans les stades, dans les salles de concert, dans les files d'attente, et là, face au groupe qui est le ciment de ce qui nous rassemble. Je suis profondément persuadé que les évolutions technologiques n'ont fait que masquer cette réalité (qui date pour moi du milieu des années 1980), mais qu'elles ne l'ont pas pour autant fait disparaitre. Voici pourquoi.]

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Si pour vous Twilight est autre chose qu'une série à succès ; si l'évocation de Sa Majesté des Mouches de William Golding, du Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde, de Luciano Pavarotti ou encore des films de Wim Wanders Jusqu'au bout du monde et Si loin si proche ! vous fait penser à autre chose que ce qu'ils semblent être au premier abord ; Si vous ne pouvez pas une seule seconde envisager de faire un voyage aux Etats-Unis, quel qu'en soit le motif, sans faire un détour par le Joshua Tree National Park ; Si vous avez éprouvé dans votre for intérieur le fait que se raccrocher à une passion pour un groupe de rock peut littéralement sauver la vie (parfois même au sens propre du terme) ; Si vous cochez l'une ou l'autre de ces cases (voire toutes !) alors vous êtes sans doute, comme c'est mon cas, membre d'une grande et belle communauté, celle des fans de U2. A vous, cet article n'apprendra sans doute pas grand chose, sinon peut-être (qui sait ?) sur vous-même. Pour les autres, j'ai souhaité proposer une réflexion en forme d'introspection, qui permet de tenter de comprendre ce qui se joue, dans la relation au groupe, et qui fait des fans de U2 une communauté à la fois si polymorphe et si singulière à travers le monde. Parce que je ressens profondément le besoin, à l'approche d'une tournée qui ne sera pas comme les autres (en tout cas pour moi), d'écrire ce billet de blog, il sera exclusivement centré sur ma propre expérience, sur ma propre identité de fan. Beaucoup de mes amis, rencontrés sur les forums, les réseaux sociaux ou dans la fosse des concerts, se reconnaitront sans doute dans ces lignes. A celles et ceux-là je dédie cet article, qui parle beaucoup de moi, mais aussi sans aucun doute énormément d'eux. Il n'est pas exclu que certains, même, se reconnaissent personnellement. Leurs commentaires seront les bienvenus et me feront plaisir.

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Vu de l'extérieur, les fans de U2 peuvent être perçus comme des gens singuliers, voire quelque peu étranges par leur entourage. Qui n'a pas croisé Untel, athée voire agnostique affirmé, chanter en public des louanges à Dieu tout à fait claires, et y prendre un plaisir évident, comme par exemple celle-ci : "J'attendais patiemment le Seigneur, Il s'est incliné vers moi et a entendu mon cri. Il m'a fait sortir de ma déprime, hors de la glaise boueuse" ? Ou encore "Gloria in te domine. Gloria exultate" ? Qui n'a pas croisé Unetelle, chauviniste et nationaliste plus ou moins bon teint, crier et se réjouir aux discours de Bono appelant à l'accueil des migrants et au rejet du nationalisme ? Qui n'a pas croisé untel, militariste convaincu, chanter à tue-tête Sunday bloody Sunday, c'est-à-dire l'une des chansons les plus antimilitaristes qui soient ? Ou encore tel autre fan, profondément communiste dans l'âme mais tombant en pâmoison devant les paroles de New Year's Day, ode à la résistance polonaise contre le régime soviétique au début des années 80 ? On pourrait multiplier ainsi les exemples à l'infini : les fans de U2 sont pétris de paradoxes. En cela, d'une certaine façon, ils sont fidèles à l'image du leader du groupe, lorsque ce dernier, très croyant, se déguise en diablotin sur la scène du Zoo TV Tour, ou encore lorsqu'il écrit, dans les paroles d'une chanson de 1989, pleine de lucidité "I don't believe in excess succes is to give. I don't believe in riches but you should see where I live". Plus récemment encore, la communauté des fans a été à peine un tout petit peu ébranlée (et encore...) par l'apparition de Bono dans les Panama Papers parce qu'il est soupçonné, à tout le moins, de pratiquer l'optimisation fiscale, alors qu'en parallèle il a fondé One, une puissante ONG destinée à sensibiliser la population à la problématique de la pauvreté en Afrique. Je suis moi même un fan qui partage l'un au moins de ces paradoxes : celui sur la religion. Et je n'aime pas, à titre personnel, ce Bono volontiers donneur de leçons qu'il ne s'applique pas à lui même, ce Bono qui entre 1991 et 1993 a fait mine de dénoncer avec le Zoo TV Tour la société du spectacle et de la communication pour mieux masquer que son groupe était en train d'en devenir l'un des piliers, ce Bono qui en 1997 a fait mine de dénoncer la société de consommation à l'occasion d'une tournée démesurée et mégalomaniaque alors que le monde du spectacle, et U2 au premier rang, était en train de devenir une des chevilles ouvrières de cette société de consommation. Bono utilise souvent cette ironie à double sens, qui consiste à dénoncer ce que l'on devient avec d'autant plus de force que l'on n'a aucune intention réelle de lutter contre. C'est tout le paradoxe de la figure du Mirrorball Man. Le Bono du Popmart Tour n'est pas un "double opposé" au sens où il l'était en 1991-93. Le Bono du Popmart c'est le vrai (du moins à l'époque), mégalomaniaque, hors sol et insupportable. Alors forcément, en un mimétisme sans doute inconscient, et qui doit tenir la plupart du temps au hasard, beaucoup de fans de U2 sont en réalité, à l'image du Bono d'une certaine époque, leurs propres doubles, leur propre image dans le miroir.

Dans ces conditions, et dès lors que j'ai conscience de ces travers, pourquoi suis-je devenu fan de U2 quelque part entre 1983 et 1987, et pourquoi - surtout - le suis-je toujours 34 ans après, sans aucune espèce de culpabilité ou d'intention de me remettre en question de ce point de vue ?

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La question est simple. La réponses est complexe. Suis-je fan de U2 parce que je trouve que c'est musicalement le meilleur groupe de la Terre ? Objectivement non, même si j'ai pu le penser quand j'avais 15 ans, à l'âge des excès en tous genres et des opinions forcément définitives. Suis-je fan de U2 parce que j'aime le star-system, que j'aime admirer la puissance et la gloire ? Évidemment non, ce serait même l'exact inverse (paradoxalement je ne suis jamais parvenu à assimiler U2 au star-system et à voir dans ce groupe autre chose qu'un combo underground pour happy fews, ce qu'il n'a bien sûr jamais été). Suis-je fan de U2 parce que je trouve l'un de ses membres beau, sexy, glamour ou que sais-je encore ? Pas davantage. Suis-je fan de U2 parce que j'aime communier avec d'autres fans lors de ces sortes de messes que sont devenus les concerts ? Sans doute un peu plus, mais ce n'est pas encore exactement ça. Suis-je fan de U2 parce que leur musique me fait vibrer ? Là, on s'approche de la réalité (sans toutefois y être encore tout à fait). En fait, la question "pourquoi suis-je fan de U2" en cache une autre, plus fondamentale : pourquoi la musique de U2 me fait-elle vibrer, celle-là plus qu'aucune autre ? Vibrer devant une production artistique, en admirant un tableau, une sculpture, une architecture, en écoutant une musique ou en regardant un film, c'est quelque chose qui se ressent, mais qui à mon avis ne s'explique pas (sauf à être philosophe, ce que je ne suis pas). C'est ce qui rend d'ailleurs si singulière la position des fans vis-à-vis de leur entourage qui ne partage pas leur passion.

Lorsque j'écoute New Year's Day, Where the Streets Have no Name, Exit, Tomorrow, Heartland, Fez-Being Born, tant et tant d'autres titres, cela me procure une sensation, une émotion ressentie dans ma chair. Quand certains titres (Even Better Than The Real Thing ou New Year's Day par exemple) retentissent lors d'un concert, je me retrouve dans un état qui doit être assez proche de la transe. Quiconque ne partage pas ma passion pour U2 ne peut pas le comprendre, c'est évident. De même qu'il ne m'est pas possible de comprendre concrètement pourquoi certains vibrent au son du Rap, de tel ou tel autre groupe de rock, de tel chanteur de variété ou même de la musique classique.

Dès lors, qu'est-ce qui se joue dans la relation entre les fans et "leur" groupe, qui fait qu'une musique, qui semblera anodine à la plupart et qui pourra même objectivement être médiocre sur le plan artistique, nous plonge dans un tel océan d'émotions et de sensations ?

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Je crois fondamentalement qu'être fan de U2, c'est d'abord la conséquence d'une rencontre à un moment-clé de la vie. C'est une relation de l'ordre de l'intime, qu'il n'est pas toujours possible de décrire, d'expliquer, mais que le fan ressent au plus profond de son âme, parfois de sa chair, et qui s'inscrit très profondément dans son histoire personnelle, surtout lorsque celle-ci est douloureuse ou tourmentée. Je sais que beaucoup de fans que j'ai croisés ces dernières années sont dans ce cas, et c'est la même chose pour moi. Si l'on est un jour devenu fan de U2, c'est parce que cette relation particulière était devenue nécessaire, comme une bouée de sauvetage, comme un repère à un moment où tous les autres disparaissent ou sont remis en question. Ce n'est pas par hasard, quel que soit leur âge, quelle que soit la "génération de fans" à laquelle ils appartiennent que la plupart de mes amis fans de U2 le sont devenus à l'adolescence. Ce n'est pas par hasard non plus si la plupart d'entre nous sommes capables de dater assez précisément notre entrée dans l'univers de U2, et de nous remémorer les sensations, les émotions ressenties alors, l'environnement physique dans lequel nous nous trouvions à ce moment-là. En tout cas, pour moi c'est le cas, mais ce billet de blog étant public, ce moment particulier, intime, de ma rencontre avec U2 restera mon jardin secret.

U2, c'est aussi, pour les fans, une référence tout au long de la vie, un repère vers lequel on revient toujours, même lorsqu'on peut, pendant un temps plus ou moins long, penser que tout cela est derrière nous (ce fut mon cas pendant une période de plusieurs années). Le moment "originel" de la rencontre avec le groupe forge une partie de notre identité. Les années passant, je réalise que cette part de mon identité est vraiment essentielle. Comme le disait si bien un ancien collègue, ma rencontre avec U2 s'est faite, à 15 ans, au moment de la vie où se grave notre disque dur interne, où s'inscrivent définitivement les événements, les expériences sur lesquelles nous construisons notre personnalité. Nos vies changent, notre engagement militant, professionnel, familial, tout change avec le temps. Mais le ciment avec lequel tout cela est construit, lui, demeure. Pour moi, parmi deux ou trois autres choses, ce ciment c'est la musique de U2 et l'ambiance de leurs concerts, auxquels j'assiste de plus en plus fréquemment, de plus en plus assidument au fur et à mesure que passent les tournées.

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Quand c'est difficile au travail ou dans la vie personnelle, quand les sentiments se brouillent, quand on s'interroge (et cela arrive immanquablement à certaines étapes de la vie) sur la suite de notre histoire personnelle, que l'on mesure le chemin parcouru, que l'on s'interroge sur celui qui reste encore à parcourir, quand on est à l'heure des choix, quand on se remet tout simplement en cause, alors, il reste U2, point de stabilité à l'échelle d'une vie, balise sécurisante, car familière, à la fois support de notre nostalgie et source de nos inspirations futures. Pour "ma" génération de fans, celle qui a découvert le groupe vers 1983 avec l'album War et ses deux titres à jamais légendaires, et qui est réellement devenue fan en 1987 avec la sortie du Joshua Tree, la récente tournée anniversaire des 30 ans de l'album était évidemment un moment majeur. Découvrir pour la première fois sur scène l'intégralité de cet album qui a tant compté pour nous naguère, dont certains titres légendaires n'avaient plus jamais été remis en avant par le groupe depuis leur sortie, réentendre des titres comme Exit ou In God's Country, c'était tout simplement l'apothéose d'une vie de fan. Du moins le croyais-je sur le moment, et notamment lors du concert d'Amsterdam, vécu avec des fans de la toute première importance, là, pratiquement au pied de Bono. Mais la vie d'un fan réserve parfois de belles surprises. Les lecteurs de cet article l'auront compris, U2 a été pour moi le support à beaucoup de fantasmes, de rêves et de désirs. Beaucoup ne se sont jamais réalisés, mais les années passant les choses changent, et je découvre que oui, il est possible de vivre ses rêves. Des rêves ordinaires pour les fans les plus "durs", bien entendu, mais des rêves tout de même. Car peu importent finalement les expériences des autres, qui leur appartiennent. J'ai eu un plaisir immense, quand j'avais 15 ans, à assister au concert de l'Hippodrome de Vincennes le 4 juillet 1987, un concert devenu légendaire, pour moi et pour des millions de fans qui ne l'ont pourtant pas tous vécu (loin s'en faut !) ; J'ai eu un immense plaisir en 1989 à assister à un concert à Bercy, après une attente de plusieurs heures devant la salle, premier d'une série qui ne devait plus jamais s'arrêter ; J'ai éprouvé une fierté toute particulière, en 2009, à représenter la communauté des fans de U2 dans une série d'émission réalisée et diffusée sur l'antenne de France Inter à l'occasion du 360° Tour ; j'ai éprouvé une émotion particulière, lors de cette même tournée, à vivre mes premiers concerts hors de France (c'était à Glasgow et à Francfort) et mon tout premier concert "à la barrière" (c'était au Stade de France en 2010) ; j'ai éprouvé un vif plaisir à vivre pour la première fois, en 2015, trois concerts d'une même tournée au même endroit dont deux le long de la barrière (c'était à Bercy, avant et après le drame du 13 novembre) ; enfin, j'ai éprouvé une émotion toute particulière, dont j'ai déjà parlé, à vivre la tournée anniversaire de "mon" Joshua Tree en 2017, à la barrière à Paris, tout près d'elle à Amsterdam.

"Enfin" ? Non, pas "enfin". Car l'année 2018 verra se concrétiser au moins un autre de mes rêves, LE rêve de tous les fans, je crois. Pour la première fois, après la traditionnelle rencontre à Paris et un petit détour par Londres, j'aurai l'honneur d'assister à un concert de U2 à Dublin. Ce sera le dernier concert de la tournée actuelle. Un dernier concert de tournée dans la mythique salle de l'ancien "Point Depot", ceux d'entre vous qui partagent ma passion pour U2 comprendront aisément ce que cela signifie sur le plan symbolique. En fait, ce concert sera peut-être même pour moi aussi la fin d'une période. L'aboutissement d'une introspection qui a en réalité commencé en 2009 et qui m'a permis de mettre en évidence un fil rouge très puissant entre les différentes époques de ma vie, de comprendre réellement ce qu'être fan de U2 veut dire. Et après, me direz-vous ? Après, allez savoir. It's no big deal, I have to go away and just dream it all up again.

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