L'école n'est pas en dehors du monde, et les débats qui la traversent s'expliquent souvent par des considérations qui lui sont extérieures. Notamment par des considérations politiques. Dans un ouvrage de synthèse paru en 2018 et destiné à présenter les grandes lignes du "rocardisme", Alain Bergounioux et Jean-François Merle proposent un résumé de la haute opinion que Michel Rocard, alors Premier ministre, se faisait de l’Éducation, des difficultés qu'il a rencontrées dans le contexte de l'affrontement des "deux gauches" et de la rivalité qui l'a opposé à Lionel Jospin, fidèle d'entre les fidèles du Président Mitterrand (1).
Une rivalité dont l'écho, on va le voir, se fait encore très nettement sentir aujourd'hui, dans laquelle les conceptions divergentes, voire opposées, des "deux gauches" en matière d'éducation montrent à quel point il existe bien, en la matière, une gauche progressiste et une gauche conservatrice. Comme si l'école d'aujourd'hui était le terrain de la lutte continuée entre les deux gauches, une survivance des luttes d'influence d'autrefois entre les sensibilités socialistes et communistes (dont le flambeau a été repris par ce qui reste du PC et par la France Insoumise).
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"Avant l'élection présidentielle de 1988, Michel Rocard a émis l'idée que l'éducation représente un enjeu tellement important pour le prochain gouvernement qu'il serait souhaitable que le Premier ministre prenne également en charge le ministère de l’Éducation nationale, un peu comme Clémenceau était, en 1917, à la fois Président du Conseil et ministre de la guerre... En mai 1988, naturellement, François Mitterrand écarte cette idée d'un revers de la main et Lionel Jospin est nommé ministre de l’Éducation nationale et numéro 2 du gouvernement. Pourtant, relève Jean-Louis Andréani, "à son arrivée à Matignon, Rocard s'est intéressé de si près au sujet qu'il a parfois donné l'impression de vouloir être ministre de l’Éducation et, en tout cas, d'être animé d'une ferme volonté de bousculer conformismes et rigidités en tout genre" (2). Lionel Jospin ne dément pas l'existence de frictions : "Rocard avait, parait-il, envie d'être Premier ministre, ministre chargé de l’Éducation nationale. Mais j'étais ministre d'état chargé de l'éducation, de la recherche, de la jeunesse et des sports et il ne pouvais pas y avoir deux ministres... Or au début, il donnait l'impression de vouloir fixer la ligne sur l'éducation : on s'est vus, on s'est expliqués. A partir du moment où il a vu que je serais un ministre loyal et à partir du moment où il m'a laissé diriger le ministère de l’Éducation, tout en faisant ses arbitrages, il n'y a plus eu de problèmes" (3). En réalité, le débat de fond ne porte pas tant sur l'architecture gouvernementale, question que le Président de la République a écartée d'emblée, que sur l'articulation entre la revalorisation salariale de la condition enseignante - la fameuse "revalo" - et la rénovation pédagogique sans laquelle il était vain de penser transformer l'école. Pour simplifier à l'extrême les termes de ce débat, on peut dire que, si le Premier ministre et son ministre d'état sont l'un et l'autre d'accord pour revaloriser le salaire des enseignants, comme celui des autres fonctionnaires, Michel Rocard souhaite lier contractuellement revalorisation salariale et rénovation pédagogique, alors que Lionel Jospin considère que cette logique du "donnant-donnant" serait contre-productive et que le mouvement de rénovation découlera assez naturellement de l'impulsion donnée par la "revalo"... Il faut ajouter à cette différence de point de vue, note Jean-Paul Huchon (4), les difficultés résultant de l'opposition au sein de la FEN, le principal syndicat d'enseignants, entre la tendance socialiste, majoritaire, plutôt acquise aux thèses rénovatrices, et la forte minorité d'obédience communiste, essentiellement axée sur les mesures quantitatives.
In fine, c'est globalement l'approche du ministre d'état qui prévaut, même si la revalorisation a pour contrepartie, non la rénovation pédagogique, mais un approfondissement de la formation des maîtres sur le plan académique avec le remplacement des écoles normales par les IUFM. La loi d'orientation de l'éducation de juillet 1989 a beau affirmer que "le service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants", l'hétérogénéité croissante des publics scolaires peine à être prise en compte et des questions pourtant soulevées par le Premier ministre comme celle de l'accompagnement du travail après l'école ou du tropisme du système éducatif français pour le redoublement demeurent sans réponse.
le gouvernement Rocard est confronté à un triple défi, celui de l'urgence et du nombre, en particulier au lycée et à l'université, celui de la diversité des publics et de l'adaptation de l'école à cette diversité, celui du malaise de la profession enseignante. Il y apporte une réponse essentiellement quantitative, par la création massive de postes (près de 40 000 en trois ans), par l'injection de crédits budgétaires (l'équivalent d'environ 7,6 milliards d'euros en quatre ans) et par la création du statut de professeur des écoles, qui permet de revaloriser sur le plan indiciaire la carrière des instituteurs.
Si l'effort quantitatif est considérable, ses résultats qualitatifs sont difficilement perceptibles - adepte du "parler dru", le ministre du budget Michel Charasse dit que tout cet argent a servi à "arroser le sable", sauf sans doute dans le domaine universitaire, suivi avec une attention toute particulière par le conseiller spécial de Lionel Jospin et futur ministre de l’Éducation nationale Claude Allègre. Le plan "université 2000", en engageant la construction de plusieurs centaines de milliers de mètres carrés de locaux universitaires et la rénovation du parc de bibliothèques universitaires, permet à l'enseignement supérieur français une remise à niveau nécessaire. Il est d'ailleurs assez symptomatique que, dans son livre bilan " Si ça vous amuse ", Michel Rocard, qui aurait voulu que le Premier ministre fut en même temps ministre de l’Éducation nationale, ne consacre que quelques lignes à l'éducation dans un paragraphe intitulé " la rénovation du logement et des bâtiments scolaires".
(1) Alain BERGOUNIOUX et Jean-François MERLE, Le Rocardisme, Paris, Le Seuil, 2018, pages 233-236
(2) Jean-Louis ANDREANI, Le mystère Rocard, Paris, Robert Laffont, 1993, page 614
(3) Lionel JOSPIN, entretien avec Alain Bergounioux et Jean-François Merle, 16 juin 2009
(4) Jean-Paul HUCHON, Jours tranquilles à Matignon, Paris, Grasset, 1993, page 224
(5) Michel ROCARD, Si ça vous amuse... chronique de mes faits et méfaits, Paris, Flammarion, 2010, page 181