Il existe en physique quantique un phénomène tout à fait curieux connu sous le nom d’effet tunnel qui se traduit par la possibilité pour une particule de franchir une barrière d’énergie qui lui serait infranchissable si on la regarde du strict point de vue des lois classiques. Pour en avoir une représentation toute simple, il suffit de s’imaginer soi-même au pied d’une haute falaise et que par la moyen de sa seule énergie musculaire l’on puisse littéralement d’un saut se retrouver en son sommet.
Ces derniers jours, nous avons quasiment tous, aux quatre coins du globe, partagé la liesse du peuple américain qui a, une nouvelle fois dans l’Histoire, étonné son monde en portant, en transportant presque physiquement un homme noir jusqu’à la Maison Blanche. Certes, un peu plus d’une centaine de millions d’âmes étaient en possession d’un vrai bulletin de vote, mais c’était comme si les urnes étaient disposées un peu partout sur les cinq continents et que le scrutin avait une dimension planétaire. L’attente fut longue et haletante, il y eut même dans les derniers instants de la campagne quelques petits soubresauts des sondages pour l’outsider McCain, laissant planer un air de suspense hollywoodien sur l’issue de l’élection. Et puis le Jour-j ou précisément la nuit sous forme d’une immense explosion accompagnée en même temps d’un soulagement salvateur. Il ne fallait pas ce jour là que l’on puisse bouder son plaisir avaient prévenu quelques jours auparavant certains grands éditorialistes de la presse française. Qu’ils soient rassurés, ce fut chose largement faite, encore qu’au passage fallait-il que ceux-là non contents de contribuer activement à l’abrutissement généralisé de la société, il s’immiscent même dans la gestion de nos émotions les plus profondes ou de nos élans euphoriques.
Mais arrêtons un instant la focale sur cette société française et ses réactions ou plutôt l’interprétation qui est donnée des réactions qu’ont suscitées ces dernières semaines le phénomène Obama. Au détour de quelques débats télévisés sérieux par ailleurs, sur les multiples ondes radios ou à longueur de colonnes des journaux, les observateurs avisés de la vie politique et sociale et même les représentants associatifs sont unanimes sur le constat suivant : la société française est elle-même déjà prête à élire des représentants issus des minorités dites visibles, mais c’est l’élite politique qui, largement à la traîne, bloque le processus... Et pour étayer cette affirmation en chœur, l’on convoque naturellement en renfort l’arme fatale favorite de mesure: un sondage qui affirme que 80% de français seraient prêts à élire un candidat noir à un mandat électif. Curieux « quod erat demonstrandum » dont on a du mal à voir sur le papier les lignes ou les arguments qui cheminent jusqu’au résultat final. Ainsi, tout d’un coup, la France discriminante de location immobilière, celle des entreprises, des medias, des administrations, des forces de l’ordre qui on le sait ne contrôlent sûrement pas au faciès, et même celle plus légère des discothèques, la liste n’étant point exhaustive à ce stade, toute cette France en résumé serait dans les complètes dispositions à confier la gestion de la chose publique et peut-être même dit-on la magistrature suprême à un noir alors que dans les différents secteurs précités elle a un grand mal à en concevoir la possibilité. Cherchons l’erreur et nous devrions la trouver sans trop de difficultés !
La France est devenue depuis bien longtemps le pays des déclarations …d’intention et des décrets. Liberté, Egalité, Fraternité ! D’aucuns pensent qu’il suffit que ces trois mots soient visibles sur les frontons des mairies ou estampillés sur des documents officiels, pour qu’ils constituent de facto une réalité. Mais cette dernière est bien évidemment tout autre et elle ne fait sûrement plaisir ni à entendre ni à lire. Pour paraphraser une expression philosophique célèbre, le racisme fait partie des choses les mieux partagées au sein de la société française. Le spectre est à large bande passante, allant du racisme latent auto ignorant au racisme intellectuel sophistiqué tendance humaniste souvent de gauche, en passant par le racisme direct assumé et le racisme de ressentiment. Précisons qu’il n’est nullement question ici d’établir un quelconque classement entre ces différentes variantes. Car qu’est avant tout le racisme sinon qu’une moins-value pour la société, quelle soit celle que l'on considère. Toute l’énergie mise à ne pas aimer l’autre, même si elle peut parfois constituer un facteur de cohésion des groupes sur une période déterminée, se révélera inexorablement sur la durée un terme négatif dans la balance pour la société.
L’actuel locataire de l’Elysée a été vivement applaudi pour la performance qui est celle d’avoir conduit le Front National à une déroute presque totale. Quel en est ou quel en sera le prix ? On ne veut pas réellement le savoir. Lors du débat télévisé pendant la campagne présidentielle, il n’a par exemple pas hésité à user d’argumentaires sur l’excision, les mariages forcés ou le sacrifice rituel dans les baignoires comme s’ils étaient la norme plutôt que l’exception au sein des communautés visées. C’est ce même Nicolas Sarkozy qui tint l’année dernière le désormais célèbre discours de Dakar, qui ironie historique fut délivré à l’université même qui porte le nom d’un des plus renommés hommes de science d’Afrique Noire, un des pères fondateurs du panafricanisme moderne Cheikh Anta Diop, discours dans lequel avec des accents hégéliens, quelques morceaux choisis au hasard, il déclare : «…Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire…», «...Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès… ». Mais lorsque l’on essaie de lui faire le reproche de tenir des propos ouvertement racistes, l’on voit aussitôt se brandir la carte magique de l’ouverture gouvernementale à la diversité. Et pour cause, deux jeunes femmes originaires du Maghreb, une troisième d’Afrique sub-saharienne dans le gouvernement, il faut bien l’avouer, c’est une première pour la République. Mais on ne peut s’arrêter à ce simple fait et sans faire injure aux qualités que ne manquent sûrement pas de posséder ces personnes, elles ne sont rien d’autre que des faire-valoir, une forme d’alibi béton qui octroie la latitude de prononcer le genre de propos cités plus haut et plus grave encore de les assumer en intégralité. On peut ainsi en toute quiétude racoler le raciste de base, sorte de mouton égaré, pour dit-on le ramener au sein du troupeau républicain. Ceux qui pensaient se réjouir après les années désertiques Mitterrand et Chirac combinées, de l’avènement d’une nouvelle ère en politique, en seront pour leurs frais, car on est plutôt passé à celle de la communication institutionnalisée avec le turbulent homme-orchestre qui est à la tête de ce pays. Unités de bruit médiatique, spin doctors et autres nègres ou plus élégamment si vous préférez plumes y occupent une place de choix. Le CRAN (1) était reçu à l’Elysée en début de semaine; la première dame se serait semble-t-il trouvée comme ses predecesseuses un engagement à la hauteur de son rang avec pour thème la promotion des minorités ; et pour couronner le tout, fraîche dépêche qui vient de tomber, on apprend qu’un premier préfet noir va être nommé dans l’Hexagone. En voilà de la politique nouvelle, rupture et changement vous en voulez, vous êtes servis ! Et excusez du peu en version express sur commande ! Tout ceci n’a sûrement aucun lien avec une quelconque émotion engendrée par les répliques du séisme Obama, mais participerait plutôt de l’action politique bien pensée, de celles qui s’inscrivent dans la durée.
Une question qui est fondamentale est celle de savoir si on peut réellement guérir d’une maladie en se refusant obstinément à un diagnostic en profondeur, ou lorsque l’on tente d’établir délibérément ou pas, peu importe, un faux diagnostic. Les tenants de la théorie du peuple prêt par opposition aux élites politiques récaltricantes, même animés pour certains de bonne volonté constructive, conduisent tout droit la société sur les sentiers périlleux de l’immobilisme ou des changements artificiels. Ce qu’il faut d’abord, c’est commencer par lever tous les tabous et faire accepter à tout le monde que les actes de discriminations racistes directs ou insidieux se déroulent au quotidien et non de façon exceptionnelle. Cesser ensuite définitivement les proclamations purement symboliques d’un modèle d’intégration républicaine dont on vanterait la spécificité et les hautes valeurs philosophiques par opposition aux modèles d’ailleurs qui seraient eux dangereusement communautaristes. Ce sont au moins deux préalables que je vois et il y en a certainement d’autres tout aussi importants, qui permettraient de se lancer dans un débat réel et un peu plus apaisé où l’on pourrait discuter, sans démagogie ou calculs politiciens, des formes de remèdes disponibles tels les quotas, la «discrimination positive» ou n’importe quel nom qu’on veuille lui donner. Quels que soient les arguments des pros ou des antis, il faudrait bien prendre conscience que ces thérapies sont destinées à être provisoires tout comme un malade arrête la prise de médicaments dès lors qu’il est guéri. Cela sans pour autant être utopiste, car on ne parviendra certainement jamais à éradiquer le racisme et les racistes, mais il est sûrement possible de faire tendre vers zéro leur influence sur la vie en commun. L’une des chances de la France réside peut-être dans le fait que sa jeune génération est plus habituée à la mixité culturelle et donc moins sujette à la peur de l’autre que celle qui la précède. Ceci étant dit, encore faudrait-il par suite faire un usage efficace de cet atout essentiel.
Le 4 novembre 2008, c’est bien l’Amérique des Jim Crow Laws (2) et du COINTELPRO (3), qui en à peine quatre décennies a réussi l’exploit collectif de faire s’asseoir tout prochainement Barack Obama dans le même Bureau Ovale dont on a l’image de l’espiègle petit John John caché sous la table tandis que son père John Fitzgerald semblait, lui au dessus, absorbé par la lecture de ses dossiers. Deux hommes qui ont été des acteurs politiques majeurs pendant la ségrégation doivent en être tout retournés dans leurs tombes respectives, mais sûrement pas pour les mêmes raisons. Le premier, Martin Luther King, qui aurait été le seul s’il avait pu être présent au Chicago’s Grant Park à pouvoir sécher les larmes interminables du Révérend Jesse Jackson. Le second, John Edgar Hoover considéré comme le fondateur et premier directeur du FBI, dont l’aversion envers les mouvements civiques d’émancipation des afro-américains n’était un secret pour personne. Il considérait que ces êtres pouvaient être tout à fait charmants tant qu’ils restaient cantonnés dans leur domaine de prédilection de l’entertainment, c'est-à-dire principalement la musique et le sport. L’Amérique est aujourd’hui peut-être entrée dans une ère post-raciale, ou en tous cas a fait un grand pas dans cette direction. Pendant ce temps en France, on semble encore reparti pour ce qui est l’un des sport nationaux favoris : le débat d’idées philosophiques. Qu’en sortira-t-il ? Rendez-vous dans quelques années pour en reparler.
En conclusion, l’effet tunnel existe bel bien en physique et a été même démontré avec des applications pratiques importantes telles que le microscope qui en porte le nom, mais à priori le phénomène analogique dans le domaine social n’existerait pas encore. A moins que ne naisse une nouvelle discipline qui serait la sociologie quantique et qu’elle en fasse la démonstration…
(1): CRAN : Conseil Représentatif des Associations Noires de France
(2): Jim Crow Laws : série de lois de ségrégation raciale qui furent en vigueur dans certains états du sud des Etats-Unis, qui exemple d’application réservait des zones distinctes aux noirs et aux blancs dans les transports en commun
(3): COINTELPRO : Counter Intelligence Program. Programme d’espionnage sur le sol américain élaboré par le FBI sous l’égide de John Edgar Hoover afin de lutter entre autres contre les divers mouvements de gauche et en particulier contre les Black Panthers. L’ouverture au public des archives de ce programme a permis de révéler par exemple que la violente scission qui est intervenue au sein de l’organisation des Black Panthers entre les cotes Est et Ouest, était en fait attisée par des agents fédéraux provocateurs