extrait du Journal des chercheurs de René Barbier

Le Président de la République Nicolas Sarkozy décide de se représenter pour la seconde fois au poste de Président en mai 2012 pour 5 ans. Pour justifier son choix devant les électeurs, il affirme deux images-clés. D'abord, reprenant le vieux mythe de Protagoras- celui du capitaine - tel que le fait parler déjà Platon, il ne veut pas laisser la France et les Français seuls au milieu de la tempête. Il se présente comme le seul capitaine susceptible de sauver le navire. Evidemment, tout capitaine est secondé par un fidèle lieutenant - ici son premier ministre - destiné à recevoir les coups en bonne psychosociologie. Ensuite il se proclame le seul champion du "Peuple" au delà des partis et des syndicats. L'image proposée est celle d'un "homme qui a changé" et qui n'est plus l'homme gesticulant au Fouquet's après sa victoire en 2007 avec ses amis de la haute bourgeoisie [1]
En somme Nicolas Sarkozy n'est plus l'adepte du "toujours plus", de l'être dominé par la "pléonexie", ce désir omnipotent d'accaparement, dont parle le philosophe Dany-Robert Dufourdans son livre "l'individu...après le libéralisme" (Denoël, 2011).Il serait devenu comme par enchantement, un "individu sympathique".
Ces images d'Épinal font, évidemment, penser à la récente histoire de ce capitaine italien plus que douteux qui laissa les passagers de son navire en perdition livrés à eux-mêmes et à la dévalorisation de la politique et des organes intermédiaires aujourd'hui dans l'opinion publique.
Les hommes politiques aiment beaucoup jouer avec l'imaginaire. Avec les risques toujours possibles qui en découlent. Ainsi François Bayrou a aussitôt saisi la balle au bond en rétorquant que lorsque le capitaine conduit le bateau sur les récifs, il faut changer de capitaine et même de manière de manoeuvrer. [2]
Mais heureusement pour les intéressés en politique celui qui mène un pays à la faillite ne risque guère d'être un jour interpellé par des magistrats. Qui jugera, un jour, ceux qui, en Europe, ont laissé couler la Grèce et déclencher une révolte sociale dont on n'a pas fini de voir les conséquences catastrophiques.
Les politiques manient l'imaginaire populaire avec des clichés qui sont de plus en plus éculés. À croire qu'ils ne sont pas conseillés sur l'évolution de l'imaginaire social contemporain et des grandes figures dominantes qui en résultent.
Sous cet angle la figure historique de Jean d'Arc arrive fort à propos : à la fois guerrière et surtout jeune, mais également fragile, persévérante, et luttant contre l'Ennemi héréditaire : l'Anglais. Une héroïne tissant l'imaginaire du martyr au nom d'une France patriote.
Aujourd'hui l'anglais est devenu l'Américain et la défense de la France est celle de son économie de plus en plus privatisée par l'étranger mondialisé et ruinée dans ses fondements ancestraux qui en faisaient la force vive. Les pays au pétrole triomphant rachètent les hôtels de luxe de la capitale et de la côte d'azur.
Pour que l'imaginaire du Capitaine puisse fonctionner il faudrait que Nicolas Sarkosy fût un homme neuf et ne traînât pas un boulet à ses basques : les données désastreuses de son précédent mandat [3]
Au début de son mandat Nicolas Sarkozy a pu laisser imaginer que sa méthode d'être sur tous les fronts, de savoir zapper, de mobiliser tous les médias pour des choses insignifiantes, pouvait avoir une certaine efficacité.
Nicolas Sarkozy n'a eu de cesse que de tenter de prendre sa place en tant que Présidentiable de renom. Sa grande angoisse est de laisser son nom se dissoudre dans les traces d'un Chirac ou d'un Pompidou. Ne s'est-il pas doter d'une star d'épouse pour cela ? Certes, il se démène à tous vents. Malheureusement pour lui, depuis l'avènement de la 5e République, deux figures hauturières lui barrent le chemin : Le Général de Gaulle et François Mitterand. Le premier incarne la Résistance au nazisme et la lutte des Français contre le totalitarisme. Le second la force tranquille et l'espoir du peuple de gauche. Nicolas Sarkozy ne peut que courir après leurs ombres. Il ne sera jamais gaullien si ce n'est en grimpant sur les épaules du Galonné et pas plus un représentant possible des plus démunis tant il flirte avec les plus riches.
Son bilan économique en fait foi. Les résultats réels n'ont pas été à la hauteur de l'ambition. Les inégalités économiques au profit des patrons des grandes entreprises ont fait un bond considérable. [4]
La France s'est engluée dans une descente aux enfers sur le plan social et économique, avec pour conséquence une remontée spectaculaire de l'extrême-droite soutenue par une nouvelle image féminine qui cache mieux ses dimensions rétrogrades et autoritaires sous l'apparente douceur du sourire de facade.
Sur ce plan d'ailleurs, l'extrême droite est plus clairvoyante par rapport à l'imaginaire. La figure de la Femme à la fois ferme et sensible aux plus laissés dans le fossé (pourvus qu'ils ne soient pas des immigrés musulmans et des "basanés") est autrement plus rentable que celle du Capitaine et touche beaucoup plus les classes populaires et les classes moyennes. En son temps le leader du Front national Jean-Marie Le Pen avait su jouer très bien de cette stratégie imaginaire.. Marine Le Pen a hérité de son père le sens ludique de la répartie et du mot simple qui frappe par une évidente réalité en matière d'injustice sociale. Les gens du peuple apprécient. Ils n'aiment pas les "parlotes" des intellos qui "coupent les cheveux en quatre" et cachent leur stratégie mercantile sous des phrases incompréhensibles. Marine Le Pen apparaît à la fois comme une mère directe et compréhensible et une femme à poigne, une sorte de Walkyrie dans sa blondeur qui refuse les fripouilleries des politiques. Elle sait mieux faire que son père. Elle est plus en phase avec notre temps.
Mais derrière elle, dissimulée, tapie avec ses hordes violentes et prêtes à tout, [5] toujours l'ombre gardienne de la force destructrice antidémocratique. [6].)
Son père est là pour nous le rappeler par ses petites phrases sibyllines, ses anecdotes croustillantes, ses amitiés brunes. Il apprécie le collabo de la seconde guerre mondiale Robert Brasillach et la dictature sanglante en Syrie.
À l'imaginaire que Gilbert Durand nomme "héroïque" (celui du Capitaine), Marine Le Pen oppose une autre catégorie de Gilbert Durand, le schème "synthétique" qui concilie à la fois le besoin de maternage et celui de mouvement, même si ce dernier est plus "restauratif" qu' "instauratif" [7] et cherche d'autres symboles plus pertinents d'expressivité sociale.
Le problème pour le récent candidat officiel et pour son parti l'UMP consiste à barrer la route à cette figure emblématique d'un imaginaire social qui séduit les couches populaires défigurées en France. Si au début de son dernier mandat Nicolas Sarkozy avait un peu ouvert les portes vers son aile gauche (encore que...de quelle gauche s'agissait-il ici ?) en jouant sur le nom de Mitterand par un de ses ministres ou en séduisant un ancien membre du parti socialiste Eric Besson ou un militant des droits de l'homme comme Xavier Emmanuelli ou encore en nommant ministre des affaires étrangères une figure socialiste des Médecins sans frontières Bernard Kouchner , depuis c'est fini. Il penche de plus en plus du côté de son aile droite - la droite populaire - dont les thèses sont exactement les mêmes que celles de Marine Le Pen. D'ailleurs cette tendance de l'UMP n'hésite pas à parier pour une alliance avec le Front national tôt ou tard. Mais c'est surtout en coulisse que tout se joue, notamment par l'influence de conseillers comme Patrick Buisson. On ne sait pas toujours que ce dernier à longtemps milité dans les rangs de l'extrême droite en France. Il a dirigé le journal Minute, une des publications les plus enragées après la guerre d'Algérie. Ensuite il n'a fait que suivre son inclination en fréquentant la voie des médias. Mais il n'a en rien changé. Il reste l'admirateur de l'Ordre et des élites aux yeux bleus. Tout le monde sait qu'à l'Élysée, ce monsieur est à Sarkozy ce que fut Attali à Mitterand.
[1] Selon « l'Express », le patrimoine de Sarkozy est en légère hausse depuis 2007, à 2,3 millions d'euros, et François Hollande possède 1,1 million en biens immobiliers.
Du simple au double. L'hebdomadaire l'Express détaille le patrimoine des candidats à l'élection présidentielle et révèle ainsi que le patrimoine de Nicolas Sarkozy a connu une légère hausse depuis 2007, passant de 2,1 à 2,3 millions d'euros, et que François Hollande possède 1,1 million en biens immobiliers.
Le président-candidat déclare ainsi des revenus nets mensuels de 18 700 euros et possède un « patrimoine déclaré » de 2,3 millions d'euros (contre 2,143 millions d'euros en 2007).
L'hebdomadaire estime que Sarkozy, marié avec Carla Bruni sous le régime de la communauté de biens réduite aux acquêts, « reste assujetti à l'impôt de solidarité sur la fortune » (ISF). Voir : l'article de l'Express.
[2] Nicolas Sarkozy dans ses propos de campagne actuellement tente de séduire les gens du peuple et revendique à son profit "la valeur travail". Son adversaire François Hollande lui répond avec une ferme lucidité : LE MANS, Sarthe (Reuters) - François Hollande a répondu jeudi soir aux propos tenus par Nicolas Sarkozy lors de son meeting à Lille, estimant que la valeur travail vantée par le président ne saurait être "l'apanage d'un camp". Lors d'une réunion publique au Mans (Sarthe), le candidat socialiste à l'élection présidentielle a contré les propositions du chef de l'Etat concernant le recyclage de la prime à l'emploi et les bénéficiaires du Revenu de solidarité active (RSA). "Le travail, c'est une valeur de la République, ce n'est pas l'apanage d'une famille politique, d'un camp, d'une idéologie", a-t-il déclaré devant 2.000 personnes, selon le PS, réunies dans un théâtre de la ville.
"Quel le respect de la valeur travail depuis cinq ans quand il y a un million de chômeurs de plus ? Où est le respect de la valeur travail quand un quart d'une génération, celle qui a moins de 25 ans, est au chômage ?", s'est-il interrogé sous les applaudissements.
Le travail, "c'est l'instrument de l'émancipation, de la dignité, de l'accomplissement de soi-même, c'est aussi la seule façon de vivre dignement en toute indépendance", a ajouté François Hollande.
"Le travail c'est ce qui permet d'avoir une utilité pour soi-même, son entreprise ou son administration. Le travail c'est ce qu'attendent des jeunes après avoir fait des études (...) Le travail, c'est ce qu'attend un chômeur, parfois depuis longtemps, à qui on n'a parfois proposé ni une formation ni un emploi, et qu'il n'a pas eu l'occasion de refuser".
François Hollande a qualifié de "tour de passe-passe" la proposition de Nicolas Sarkozy de recycler la prime pour l'emploi et d'y ajouter le produit de l'alignement de la fiscalité des dividendes pour augmenter les salaires des plus bas revenus, ce qui devrait selon le président rapporter près de 1.000 euros nets par an. Le député de Corrèze a aussi dénoncé l'idée présidentielle de proposer sept heures obligatoires de travail d'intérêt général par semaine aux bénéficiaires du RSA.
[3] En 2007, Nicolas Sarkozy avait promis d'être le " président du pouvoir d'achat ". Cinq ans plus tard le bilan est sombre sur ce plan : en euros constants de 2005 (pour éliminer l'effet de l'inflation), le revenu disponible de chaque français (y compris enfants, chômeurs, etc.) qui était en moyenne de 19 000 euros en 2007 est tombé à 18 800 euros en 2011. Une stagnation sans précédent par sa durée d'après Guillaume Duval d'Alternatives économiques.
Mais si les inégalités ont progressé partout, la France reste relativement préservée de ce travers. Le niveau de vie des 10 % de Français les plus riches était sept fois plus élevé que celui des 10% les plus pauvres en 2006, alors que ce ratio s'élève à neuf en moyenne dans les pays développés.
Par ailleurs, il a peu évolué en France : de 8 en 1985, il est passé à 6 en 1995. Pour l'OCDE, la raison est simple : "Entre 1990 et 2006, la part de la tranche supérieure de 1 % des revenus n'a que légèrement augmenté en France, de 8,2 % à 8,9 %. Dans le même temps, ces parts ont souvent doublé dans les pays anglophones." Selon l'OCDE, les écarts de salaires français ne se sont pas accrus, notamment en raison de la baisse parallèle du temps de travail des plus pauvres et des plus riches. "Dans la plupart des pays de l'OCDE, l'écart s'est creusé, avec les bas salaires travaillant moins et les hauts salaires travaillant plus", compare le rapport.
PENTE COMMUNE
L'OCDE estime également qu'en France la progression du travail des femmes et de leurs rémunérations a contrebalancé le creusement des écarts de salaires des hommes. Les services publics, pour lesquels la France dépense 16% de son PIB, permettent également de combler les inégalités plus fortement qu'ailleurs.
Le système de prestations sociales et d'impôt en France a aussi atténué les inégalités. Comme l'avait montré l'Insee dans son portrait social 2011, le système français a toutefois tendance à se dégrader. L'impôt sur le revenu est moins redistributif qu'en 1990 et les prestations sociales "n'ont pas suivi le rythme de la croissance des salaires réels moyens".
La France glisserait ainsi sur une pente commune à celle de tous les membres de l'OCDE sans toutefois atteindre, pour le moment, le "record" des injustices dans les pays développés remporté par Israël, la Turquie… et les Etats-Unis.
Outre-Atlantique, les 10% les plus riches gagnent en moyenne quatorze fois plus que les 10% les plus pauvres. En Italie, au Japon, en Corée du Sud et au Royaume-Uni, cet écart est de dix pour un et de six pour un en Allemagne, au Danemark et en Suède. Tandis qu'au Mexique et au Chili, le revenu des "nantis", qui reste vingt-cinq fois plus élevé que celui des plus pauvres, a "finalement commencé à reculer", observe l'OCDE.
L'origine principale de ces divergences réside dans les inégalités croissantes de rémunérations salariales, selon l'organisation.
Au fil des années, les travailleurs hautement qualifiés ont profité des progrès de la technologie quand les autres subissaient les effets de la mondialisation. "L'étude chasse ainsi l'idée selon laquelle la croissance économique profite automatiquement aux plus défavorisés", pointe l'OCDE. Voir l'article du Monde.fr..
[4] Les revenus démesurés des grands patrons et des cadres dirigeants
le 9 juin 2011
Les patrons les mieux rémunérés de France touchent entre 200 et 350 années de Smic par an. Et encore, sans tenir compte de tous leurs avantages.
Le revenu annuel d'un grand patron représente de 200 à 350 années de Smic, selon les données 2010 publiées par le quotidien Les Echos (26 avril 2011). De 2,6 milllions d'euros pour Benoit Potier (Air Liquide) à 4,5 millions d'euros pour Michel Rollier (Michelin). Ces revenus totalisent les salaires fixes et variables et/ou exceptionnels, hors stocks-options [1] et actions gratuites. Ils ne comprennent pas non plus un grand nombre d'avantages en nature : voitures, logements de fonction, etc.
Ces revenus demeurent bien supérieurs à ce que le talent, l'investissement personnel, la compétence, le niveau élevé de responsabilités ou la compétition internationale peuvent justifier. Ils vont bien au-delà de ce qu'un individu peut dépenser au cours d'une vie pour sa satisfaction personnelle. Ils garantissent un niveau de vie hors du commun, transmissible de génération en génération, et permettent de se lancer dans des stratégies d'investissement personnel (entreprises, collections artistiques, fondations, etc.). Il faut ajouter que ces dirigeants disposent de mécanismes de protection considérables en cas de départ forcé de l'entreprise : mésentente avec les actionnaires, erreurs stratégiques ou économiques, etc.
Les PDG ne sont pas toujours les mieux rémunérés. Des très hauts cadres de certaines professions ou des sportifs peuvent avoir un revenu annuel moyen astronomique : 35 années de Smic pour un sportif de haut niveau, 23 années pour un cadre du secteur de la finance, 18 années pour un dirigeant d'entreprise salarié...Voir l'article de l'Observatoire des inégalités de 2011.
[5] Le Front national n'a pas changé. Point de vue | LEMONDE.FR | 02.03.12 | 09h22 • Mis à jour le 02.03.12 | 09h22
Par Alexandre Dézé et Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences en science politique (Université Montpellier-I et ENS Paris)
Le Front national a "changé", il s'est "dédiabolisé", il est en train de devenir un "parti comme les autres"… Combien d'observateurs auront posé ce diagnostic depuis que Marine Le Pen a été élue à la présidence du parti d'extrême droite en janvier 2011 ? Combien de sondages indiquant une inexorable hausse des intentions de vote en faveur de la candidate frontiste seront venus attester cette prétendue évolution du Front national (FN) ?
Pourtant, comme l'illustre l'actualité récente du parti, le Front national est loin d'avoir entamé la moindre mue : entre la condamnation de Jean-Marie Le Pen pour contestation de crime contre l'humanité (16 février), l'hommage rendu par le président d'honneur du FN au poète collaborationniste Robert Brasillach (18 février), les saillies anti-immigrés de Marine Le Pen lors de son discours de clôture de la convention présidentielle du FN, la polémique qu'elle a créée autour de la viande hallal (19 février), les déclarations de son père reconnaissant avoir rencontré Radovan Karadzic alors qu'il était recherché par la justice internationale (21 janvier)… où est donc le changement ?
Cette belle continuité politique dans laquelle s'inscrit le FN de Marine Le Pen n'a en réalité rien de surprenant. Pour le comprendre, il suffit de rappeler les logiques qui président au fonctionnement ordinaire de ce parti. Depuis sa création en 1972, le Front national n'a jamais cessé en effet d'être confronté à un double impératif stratégique : d'un côté, se "respectabiliser" dans le but d'élargir sa base électorale ; de l'autre, se "radicaliser" afin d'entretenir sa singularité politique. Or cette logique prévaut également depuis que Marine Le Pen a été élue à la présidence du FN.
Du côté de la "respectabilisation", la nouvelle dirigeante frontiste a bien procédé à quelques ajustements discursifs et programmatiques, en choisissant d'employer les termes de "priorité citoyenne" plutôt que ceux de "préférence nationale", en invoquant la République dans ses discours ou en mettant l'accent sur le social. Elle a par ailleurs entrepris de rallier au FN des individus dont les diplômes, les fonctions professionnelles ou l'origine politique sont susceptibles de constituer un capital symbolique exploitable à des fins de légitimation (Gilbert Collard, Paul-Marie Couteaux, Florian Phillipot….). Elle a bien exclu du FN quelques militants dont les sympathies avec certains groupuscules néofascistes étaient trop explicites. Enfin, elle a autorisé et soutenu la création d'un think tank (Idées nation) dans le but de montrer que le FN était en mesure d'offrir une véritable expertise sur les questions sociétales.
Or il faut rappeler que tout cela n'a rien de bien nouveau, qu'il s'agisse : du travail d'euphémisation sémantique (qui a débuté dans les années 1980 avec l'adoption de la notion de préférence nationale), du discours sur la République (l'un des slogans de la campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 1995 était : "En avant, pour la 6e République"), du discours sur le social (qui fait partie intégrante du bagage programmatique du parti depuis le milieu des années 1990), de la captation de personnes ressources extérieures (comme l'illustre le ralliement dans les années 1980 de Bruno Mégret et Jean-Yves Le Gallou, respectivement issus du RPR et du PR), de l'expulsion médiatisée de quelques activistes trop démonstratifs (comme en 2004 à la suite de la participation d'un adhérent frontiste à la profanation du cimetière juif d'Herrlisheim) ou de la création d'un groupe d'experts chargé d'assurer le "rayonnement intellectuel" du FN (fonction remplie pendant plusieurs années par le "Conseil scientifique" du FN, créé en 1989). La stratégie de "dédiabolisation" de Marine Le Pen n'a donc rien d'inédit : elle répond simplement à la nécessité structurelle de rassembler le maximum de soutiens pour permettre au parti de parvenir au pouvoir.
Mais le FN est également tenu par d'autres impératifs de type identitaire. Aussi, n'a-t-il en rien renoncé à ses fondamentaux : critique anti-système, défense de la nation, immigration, insécurité, Etat fort continuent de composer l'armature thématique des discours de la présidente du FN, que l'on peine à distinguer de ceux de son père. Lorsque Marine Le Pen parle de "mondialisation identicide", de "Tchernobyl moral", de "voyoucratie", de "'ben-alisation' du système UMPS ", d'"hyperclasse mondiale"…, elle reproduit assez fidèlement la marque du discours lepéniste, contribuant ainsi à entretenir la singularité lexicale du parti. C'est que l'entreprise de "dédiabolisation" de la dirigeante frontiste comporte d'évidentes limites. Si le parti devait se "dédiaboliser", il risquerait de perdre l'une de ses principales ressources en politique. A ce titre, il faut bien comprendre que la "diabolisation" du FN n'est que secondairement le produit d'un travail de qualification opéré par ses adversaires et, au fond, d'un état de fait : le FN, même "nouveau", est bel et bien un parti d'extrême-droite. Cette "diabolisation" relève donc avant tout d'une stratégie assumée de la part des responsables frontistes.
Pour exister en politique, pour se différencier de la droite présidentielle qui tend à le concurrencer sur son propre terrain tout comme pour conforter la frange historique de ses soutiens, le parti doit continuer d'entretenir ce qui fait sa singularité, autrement dit sa radicalité. On comprend dès lors un peu mieux pourquoi Jean-Marie Le Pen conserve toute sa place et tout son rôle dans l'économie stratégique du Front national, qui ne semble donc pas près de changer.
[6] Il suffit de s'infiltrer dans les coulisses du Front national, par exemple dans le lieu des agapes de ses membres, un petit restaurant portugais à Nanterre aux relents de Salazar, pour écouter des propos qui en disent long sur l'état d'esprit fondamental de ce mouvement politique : "à la table d'à-côté, les bénévoles du "carré", surnom donné au siège du FN (le resaurant en question), sont venus déjeuner. On parle des "basanés", de Cohn Bendit qui "avait été interdit de territoire national" et n'a donc pas sa place dans la politique française, de la "marée noire du métro à 18 heures", de "tu verras un jour on nous fera porter des burquas". Un gradé de la police vient les saluer : "on refait le monde..." s'amuse une bénévole, "si vous y arrivez..." (Lemagazine du Monde, n°22, 18 février 2012, p.46
[7] Gilbert Durand, L'imagination symbolique, Paris, PUF, 2003, 132 pages