extrait du "Journal des chercheurs" http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=1583
Au cours de récents articles, [1] des journalistes, sociologues et historiens prétendent que Nicolas Sarkozy serait l'expression incarnée, existentielle, d'une figure de la postmodernité.
Marcel Gauchet pense qu'il faut analyser sa présidence selon trois composantes : une composante personnelle, une méthode de gouvernement et sinon un programme, du moins une ligne de conduite. L'actuel président présenterait alors un cas typique de notre temps. Selon M.Gauchet Nicolas Sarkozy " incarne un individu avant tout privé qui n'a qu'un sens très relatif de ce qu'est la chose publique et de ce qu'est l'Etat. Dans un premier temps, sa parole libre, sa simplicité d'accès et son indifférence au formalisme ont séduit. Les choses se sont gâtées lorsqu'il est apparu que ce caractère direct et ouvert s'accompagnait d'une franche indifférence envers l'esprit de l'institution. Ce n'est pas le lustre de la monarchie républicaine qui est en cause, comme on l'a beaucoup dit. Les Français étaient mûrs pour un dépoussiérage de cette étiquette surannée. Le problème est plus profond. Il est que Sarkozy n'a tout simplement pas le sens de l'Etat."
Il exprime et suit avant tout ses désirs et décide seul au sein d'un "autoritarisme sympa" qui n'exclut pas les rodomontades. Sa méthode de gouvernement se déploie et excelle dans la communication tous azimuts "en multipliant les annonces et en se déployant sur tous les fronts". Il s'ensuit une action en zig-zag où le citoyen perd son latin :"Les conséquences de cette omniprésence médiatique sont aujourd'hui flagrantes : une action publique devenue illisible pour les citoyens qui ne s'y retrouvent pas dans ces discours sans suite et ces zigzags permanents, voire ces contradictions élevées à la hauteur d'une institution. Cette logique de la communication a fini par saper la crédibilité de l'action publique."
Nicolas Sarkozy viserait, dans son allure présidentielle, à décomplexer les Français à l'égard de l'argent et des rigidités institutionnelles liées au statut de la Présidence : "Même les débuts dits "bling-bling" du quinquennat de Sarkozy sont à lire dans cette lumière : ils participaient de la volonté de "décomplexer" le rapport des Français à l'argent. Il ne faut pas voir là une simple faute de goût : il y avait derrière l'ambition d'arracher le pays à sa vieille hypocrisie catholique face à la réussite matérielle."
En fin de compte il s'agirait en quelque sorte d'américaniser la France, de la rendre vivante dans l'ordre de la postmodernité néolibérale du "soft power" et du "wallstreet management" dominée par les gourous universitaires du Chicago, de Standford ou de Harvard."Il ne s'agit plus tant de puissance que de modernité technique, managériale et financière." Sous cet angle François Hollande apparaît come "un président (redevenu) normal" et un coup d'arrêt à la dérive américaine de Sarkozy.
Michel Maffesoli, qui depuis longtemps analyse et défend la réalité de la postmodernité voit dans Nicolas Sarkozy une figure de proue de la politique qui correspond à la tendance de la culture "tribale" postmoderne. On a parfois l'impression qu'il est presque satisfait du côté saltimbanque du président sortant ; Nicolas Sarkozy aurait "une politique en phase avec l'inconscient collectif" de la postmodernité où "l'émotion détrône la raison" et joue à plein. Selon Michel Maffesoli l'appel au peuple de Sarkozy pourrait avoir plus d'influence qu'on en le pense. Serait-ce dire que Sarkozy va gagner les élections ? Dépassant l'habituel "homme de la providence" de la modernité, l'actuel président de la république deviendrait un "homme du destin sachant s'accommoder de ce qui se présente."
Au va et vient du sérieux et du dérisoire qu'exprime sempiternellement Nicolas Sarkozy, les autres candidats manifesteraient plutôt un "esprit de sérieux" moins en reliance avec la postmodernité que je caractérise, pour ma part, de culture du clignotement. "C'est ainsi queNicolas Sarkozy échappe au radar de la logique classique. Mais le phénomène des sincerités successives, n'est-ce pas cela qui est au coeur même de la vie de tous les jours," éventuellement en s'adressant directement au "peuple" par média interposé et en passant par dessus les corps intermédiaires aux langages codés.
C'est que d'après Michel Maffesoli "l'atmosphère est en attente de l'émotionnel. Le pathos est à l'ordre du jour." Le président qui ne rate jamais une occasion d'aller sur le terrain là où on pleurt, serait bien en phase avec l'esprit du temps.
Nicolas Sarkozy serait, un peu comme Napoléon, pour Hegel "l'âme du monde monté sur un cheval" d'après Nicolas Truong. Il est l'expression d'un postmodernisme contemporain qui accomplit la fin des "grands récits" analysés par JF Lyotard et qui s'ouvre démesurément aux différentes "sincerités de l'instant". Le journaliste conclut par ce constat : "Entre "l'affairement" dont fait preuve ce virtuose de la communication, sa décontraction face à l'argent et la multiplication des "affaires" qui émaillent la fin de sa mandature : le sarkozysme ne serait-il pas également un "affairisme" ?"
L'analyse de deux intellectuels critiques, Denis Bertrand, professeur de littérature française à l'université Paris 8 et Jean-Louis Missika, sociologue sécialiste des médias, me paraît aller plus en profondeur.
Ils repèrent le jeu du spectaculaire chez N.Sarkozy comme homme de la parole "qui s'exprime tout le temps : il aborde tous les sujets, il change de sujet chaque jour. Gauche radicale hier,droite extrême aujourd'hui, peu importe".
Il s'agit d'un jeu sur la scène politique où tout se vaut, rien n'a vraiment d'importance si ce n'est que comme éléments du jeu réglé par le tempo, le rythme du spectacle. Chaque thématique est exhibée, présentée avec fracas et abandonnée aussi vite au profit d'une autre plus pertinente en situation : "Qui se souvient de la proposition d'augmentation de 30% des surfaces constructibles ? Pendant trois jours pourtant ce thème lancé par le candidat et orchestré par ses ministres, semblait le coeur palpitant de toute action politique. Aujourd'hui il n'existe plus".
Pour les auteurs, le jeu consiste à savoir passer l'éponge sur les thématiques spectaculaires mises en avant, tout juste le temps de la vie d'une rose, puis de les oublier aussi vite, dans un rythme effrayant, de telle sorte que jamais rien ne puisse être vraiment soumis à l'analyse. Il s'agit de jouer le jeu de la "sincérité de l'instant", comme ils l'écrivent, élaborée en tant que postulat fondamental de notre socialité de telle sorte que "la sincérité de l'instant permet de multiplier à l'infini les sincérités. À chaque jour sa sincérité, à chaque proposition son urgence, son absolue nécessité et le courage toujours renouvelé de celui qui la porte. Combinant stratégie et tempérament, une nouvelle passion politique s'impose : le culot"
Nicolas Sarkozy est l'expert de cette stratégie du culot, il sait très bien, manier l'hyperbole, l'excès de langage, le retournement des arguments et la façon de tirer à hue et à dia, au mépris de la contradiction évidente. "Cette rhétorique atteint naturellement son paroxysme en période électorale. Proposer un référendum, ce n'est pas choisir une forme de consultation c'est "donner la parole au peuple", lui permettre de "trancher", et ceux qui sont contre ont "peur du peuple".
Ainsi : "Changer des fonctionnaires de poste, c'est "une épuration", les gens qui protestent dans la rue sont des voyous, le "karcher", le "casse-toi pauv'con !" et la "racaille" ne sont pas très loin."
Le résultat du jeu, d'après les auteurs, c'est la "déstructuration du débat" et la quasi impossibilité de la délibération politique.
Pour Jacque Attali, le cas est patent : Sarkozy c'est du vent et son destin est de ne laisser que des traces insignifiantes. Nicolas Sarkozy a raté sa rencontre avec l'Histoire. De lui il ne restera rien : "pas de réforme majeure, pas de grand bâtiment, pas de musée".
À l'inverse Guy Sorman pense que Nicolas Sarkozy est le seul à avoir enfin mis au coeur du modèle français l'importance de l'entreprise. Le sarkozysme devient alors un "postgaullisme"qui nous accompagne dans le nouveau siècle qui est le nôtre.
Que penser de toutes ces réflexions ?
Il semble évident que Nicolas Sarkozy a su jouer son jeu, par appétence personnelle et par calcul, dans la société du spectacle et dans "la montée de l'insignifiance" (Cornelius Castoriadis) propre à notre temps. Je veux bien avec Michel Maffesoli, faire le constat de la multiplicité des miroitements de la postmodernité. Son oeuvre difficilement reçue par les tenants d'un académisme sociologique, démontre à bien des égards la pertinence du propos. Mais est-ce bien Nicolas Sarkozy qui serait le parangon d'un postmodernisme d'avant-garde ? S'il en était ainsi, il faudrait vraiment réfléchir d'une manière très critique à l'avenir de notre monde.
Le côté "saltimbanque" sans poésie ni sagesse, axé sur la pléonexie - ce goût jouissif de l'accaparement du pouvoir fût-il ludique - du personnage me paraît bien remarquable. Il ne suffit pas de jouer le jeu d'un pseudo entretien de "philosophe" avec Michel Onfray dans une revue de vulgarisation pour asseoir une autorité d'intellectuel que la méconnaissance du nom même de Roland Barthes rend ridicule.
Sous l'angle de la postmodernité chère à Michel Maffesoli, Sarkozy est loin de ses franges les plus contestataires par leurs déviances libidinales. Il reste dans les sentiers bien battus par la société du spectacle, et par son milieu de la haute bourgeoisie familière du Fouquet's, y compris en se mariant à une star de la chanson et de la mode et en enfantant comme il se doit dans un couple fidèle. Sarkozy n'est pas Jack Kerouac, tout au plus un Paul Déroulède habillé avec les paillettes numériques de notre époque.
[1] Marcel Gauchet, "M.Sarkozy est le premier président postmoderne de la Ve République" ; Michel Maffesoli, "Une politique en phase avec l'inconscient collectif. L'émotion détrône la raison" ; Jacque Attali, "Chercher la trace et ne laisser que du vent. Un président dont il ne restera presque rien" ; Nicolas Truong : "Mais qu'est-ce donc que le sarkozysme ?", Denis Bertrand et Jean-Louis Missika, "Prédominante logique du spasme. Une inconstante sincérité de l'instant", Guy Sorman, "Un reflet de notre temps, l'entreprise enfin mise au coeur du modèle français", dans le Monde du 13 Mars 2012, p. 22