Mouvement du capital. Danse de la mort. A – M – A’ est la succession de métamorphoses dans laquelle se loge la puissance qui se nourrit de nous, de notre temps. C'est le mouvement qui fige et nous assigne à des fonctions économiques, à des rôles sociaux, à des identités. C'est la formule par laquelle Karl Marx saisit ce mouvement et à laquelle il parvient au début du Capital pour « dévoiler la loi de l'évolution économique de la société moderne ». La métamorphose apparemment magique d'une certaine quantité d'argent A en marchandises M, puis à nouveau en A, mais avec un supplément de larmes et de sang: A'.
C'est dans cette formule que se condense la force de l'approche marxienne de l'économie politique et sa critique, formule qui la condense sans pour autant s'y réduire. Il y a dans cette formule de Marx autant l'essence de sa démarche que celle du capitalisme, avec leurs forces et leurs limites. C'est – l'analyse du capital en tant que mouvement.
Revenons brièvement à la manière dont elle se construit dans la suite de l'argumentation du Capital. Marx ouvre son analyse par l'analyse de la marchandise M, pour en montrer la nature double, valeur d'usage et valeur d'échange. Ceci l'amène nécessairement à poser la marchandise M en dehors d'elle-même pour la saisir, dans le rapport d'échange M – M. Dès la généralisation du rapport d'échange apparaît la nécessité d'un équivalent universel, A. La première séquence que Marx observe est donc M – A – M, son point de départ est la marchandise. L’autre séquence, A – M – A est constituée des mêmes éléments A – M et M – A que M – A – M, seul l’ordre est différent : à présent, l’achat est réalisé pour ensuite vendre à nouveau. Dans ce cas, la monnaie est le point de départ ainsi que le point final du processus. Une somme d’argent est différente d’une autre seulement d’un point de vue quantitatif, mais pas qualitatif. Ce type de circulation n’est donc avantageux que si la somme d’argent à la fin est plus grande qu’au début. Ainsi la séquence A – M – A’ est nécessaire, A’ doit être plus grand que A. Mais ceci ne peut se réaliser que si les lois de l'échange marchand ne sont pas enfreintes, le secret de l'accroissement se trouve donc logé dans le moment M, où l'on découvre alors qu'il y a une production procédant par extraction d'un surtravail. Le but du processus est à présent l’accroissement quantitatif de la somme d’argent d’origine. La monnaie n’est pas dépensée (comme pour M – A – M), mais avancée, elle est seulement déboursée pour pouvoir empocher plus d’argent ensuite. C'est pourquoi avec ce mouvement A – M – A', nous quittons nécessairement la sphère de la circulation simple.
Une somme de valeur réalisant ce mouvement est du capital. Seule la liaison de plusieurs procès d’échange ayant pour but d’accroître la somme de valeur d’origine nous livre le mouvement typique du capital : le capital n’est pas seulement de la valeur mais de la valeur se valorisant, c’est-à-dire une somme de valeur qui effectue le mouvement A – M – A’. Marx appelle l’accroissement de valeur visé par le mouvement du capital, c’est-à-dire la différence entre A’ et A, la plus-value. À la différence de la circulation simple M – A – M qui tend vers un but se trouvant en dehors de la circulation (l’appropriation de valeurs d’usage pour la satisfaction de besoins) et dont la mesure est donnée par le besoin, et la fin par sa satisfaction, le mouvement du capital est un but en soi, il n’a ni fin ni mesure.
Mais pourquoi avoir choisi cette séquence pour nom de revue ? Tout d'abord parce que, synonyme de capital, cette formule est particulièrement représentative du geste que Marx opère par rapport à l'économie politique. Nous estimons que la compréhension du fonctionnement du capitalisme contemporain n’a rien d’une préoccupation abstraite ou académique. Les réponses auxquelles on parvient ont des implications pratiques et politiques immédiates pour tout mouvement critique du capitalisme. Ensuite, elle permet de souligner la spécificité de sa compréhension de l'argent. En effet, la monnaie, l’existence permanente de la valeur dans l’ensemble de l’économie, est uniquement possible si la valeur réalise le mouvement A – M – A’. En choisissant cette formule pour titre nous nous inscrivons donc spécifiquement dans la perspective de ce qu'on appelle une théorie monétaire de la valeur.
Pour résumer, considérer que la théorie marxienne de la valeur a pour spécificité d'être une théorie monétaire de la valeur consiste à affirmer que marchandise et valeur ne peuvent pas exister, ni non plus être saisies conceptuellement, sans la monnaie. La monnaie n’est donc pas quelque chose qui se trouve à côté du monde des marchandises, ou qui serait un accessoire commode ; la monnaie est nécessaire à ce que les marchandises expriment leur caractère de valeur, à ce que l’ensemble des marchandises se rapportent les unes aux autres en tant que valeurs (d’où la caractérisation de la théorie marxienne de la valeur comme « théorie monétaire de la valeur »). Ceci implique aussi que la production marchande et la monnaie sont indissociables. Par conséquent, il n’est pas possible, contrairement à ce que pensaient certains socialistes, d’abolir la monnaie tout en conservant la production privée.
La théorie marxienne de la valeur est une théorie monétaire de la valeur, puisque comme l'écrit Michael Heinrich,
« sans forme-valeur, les marchandises ne peuvent pas se rapporter les unes aux autres, et seule la forme-monnaie est la forme-valeur adéquate à l’expression de la valeur. Par contre, les conceptions « substantialistes » de la valeur qui estiment que la valeur est dans la chose isolée sont des théories prémonétaires de la valeur. Elles estiment qu’il est possible de concevoir la valeur sans la monnaie. La théorie de la valeur-travail de l’économie politique classique et la théorie néoclassique marginaliste de la valeur sont aussi toutes deux des théories prémonétaires. La théorie de la valeur « marxiste » la plus courante l’est aussi quand elle affirme que la valeur est totalement déterminée par le « temps de travail socialement nécessaire » ». (Michael Heinrich, Critique de l'économie politique, Smolny, 2021, p. 83 sq.)
Ceci a pour conséquence immédiate d'exclure de toute conception du socialisme des projections utopiques où seraient maintenue la valeur ou bien la monnaie, ou encore le travail salarié. Cela implique également de se rapporter de manière critique aux projets coopérativistes qui ne thématisent pas les enjeux liés à la commercialisation des biens produits par le biais du marché. Tant que le marché existe, le mouvement A – M – A’ peut se réaliser, les collectifs de production se trouvent donc également soumis aux contraintes capitalistes de la production et de l'échange. C'est pourquoi la théorie marxienne n'est pas non plus qu'une critique de l'exploitation au sens de condamnation morale des conditions de production.
A – M – A’ est une revue consacrée à la critique de l’économie politique. Elle vise à rendre disponible des contributions internationales de qualité élaborées en particulier à partir de l’œuvre de Marx. Elles ont en commun de ne pas l’ériger en une statue intouchable et d’estimer nécessaire de lire et de comprendre Marx aujourd'hui pour pouvoir agir de manière révolutionnaire dans nos sociétés où règne le mode de production capitaliste.
Prises entre deux lignes de production théorique, celle universitaire et celle affiliée aux partis pro-soviétiques, les lectures de Marx ont souffert de profondes lacunes dans le milieu francophone. Entre une glose boursoufflée à prétention philosophique, des commentaires érudits en rupture totale avec les enjeux immédiats des luttes anticapitalistes, ou bien des hagiographies tronquant, sans forcément être mal intentionnées, des parties de l’œuvre de Marx, il ne restait en France que bien peu de place à des lectures originales de Marx.
Après Socialisme ou Barbarie, les productions ayant une certaine visibilité ont fait l’impasse sur certains pans entiers de nouvelles lectures de Marx. Nous ne ferons pas le procès de chacune de ces productions théoriques, que cela soit Théorie communiste, Jaggernaut, Période, Contretemps, Controverses ou dernièrement stoff. Force est de constater qu’en France, le champ des échanges autour de l’œuvre marxienne est assez réduit et polarisé, et un simple coup d’œil outre Rhin, ou bien outre Manche, suffit à nous faire rougir, tant les publications, notamment non universitaires, sont nombreuses. C’est pour pallier ce manque, pour ouvrir cet horizon de réflexion, que nous nous donnons pour objectif de rendre disponibles ces productions sous forme d’une revue. Il s'agit en effet de se pourvoir des éléments permettant d'agir de manière révolutionnaire dans nos présents, éloignés de tout dogmatisme du marxisme pour atteindre une analyse du mouvement du capital et de ses conséquences.
Précisons toutefois qu'en France des lectures originales, de grande précision marxologique et ayant un objectif politique non léniniste sont aussi restées marginales. La qualité ne leur faisant pas défaut et leur érudition n’étant pas obscurcie par une langue impénétrable, nous porterons aussi ces voix. On compte parmi elles notamment celle de Maximilien Rubel, de Louis Janover, de Pierre Souyri, etc.
Pour ce qui est de l’évolution de la marxologie à l’étranger, elle a été fortement marquée par le tournant de la Nouvelle lecture de Marx, certainement plus qu'en France. Dans son sillon, les contributions d’Adorno et Horkheimer ont connu une large réception, mais ne constituent qu’une branche en réalité isolée d’un ensemble plus vaste de lectures et d’interprétations du texte marxien. Il en est de même pour les écrits de Robert Kurz et Norbert Trenkle, qui connaissent un regain d’intérêt dans l’espace francophone.
De nombreux travaux essentiels de marxologie et de l'histoire du mouvement ouvrier sont publiés en France, ce qui augure qu’un intérêt véritable pour des commentaires sérieux de l’œuvre marxienne voit le jour. Nous entendons nous inscrire dans cette continuité.
Nous élaborons cette revue en opérant un choix d'articles parmi diverses revues universitaires ou non à l'étranger. Pour ce faire, nous coopérons avec des revues comme la New Left Review, Capital and Class, PROKLA, la Herramienta, et bien entendu les Beiträge zur Marx-Engels-Forschung, ainsi qu'avec leurs auteurs et autrices. Nous sélectionnons les articles qui nous paraissent manquer dans le débat français sur Marx et sur la critique de l'économie politique, mais aussi dans les milieux dits "de gauche" ou encore les collectifs anticapitalistes en lutte. Définir nos objectifs communs, interroger nos revendications, penser le rapport entre État et capital, entre exploitation systémique et action individuelle sont autant de boussoles pour nos sélections.
Plus précisément, les articles choisis pour ouvrir ce premier numéro de la revue traduisent les directions dans lesquelles il nous semble nécessaire d'approfondir le débat francophone: tout d'abord la question du rapport entre la théorie et l'action, et celle de l'épistémologie de Marx. Ensuite, la complexité d'établir un jugement définitif sur le capitalisme, dans ce qu'il apporte et détruit. Enfin, il s'agit de replacer au centre du débat la notion de capitalisme d'État qu'il nous est nécessaire de clarifier à nouveau, ne serait-ce que pour avoir des concepts assurés à avancer contre toute forme de réformisme étatique, ou ses formes traditionnellement associées au marxisme, comme le léninisme ou le stalinisme.
Pour finir, précisons que même si nous ferons la part belle à la critique de l’économie politique, celle-ci comporte certaines limites qu’il est nécessaire d’interroger. Il est des questions qui ne relèvent pas de son domaine d’objet, et qu’il faut thématiser pour pouvoir agir de manière efficace dans nos sociétés en vue de contribuer à « abréger et atténuer les douleurs de l'enfantement » d'une société socialiste.