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Billet de blog 30 janvier 2012

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Guerre d'Algérie. 50 ans à peine. Suite de 11 à 15.

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11______________________________________

Bastos et autres objets (2)

Te souviens-tu des cigarettes Bastos et du papier à rouler Job ?

Qui se souvient encore de la mode des jupes à cerceau-?

C'était en 1960. On passait une baleine, oui, c'était le nom, disait Sara, on la passait dans l'ourlet de la jupe, jusqu'à fermer le cercle.

La jupe tenait éloignée des jambes et leur faisait une corolle. Une idée hoola hop ou hula hoop. Je ne sais plus l'écrire, disait Sara.

Le Père dit, je me souviens, recevoir une bastos, c'était être tué par balle. 

Le paquet de Bastos
dans les années cinquante

Elle reçoit de Paul ce message : "oui, moi, je me souviens. J'ai fumé des Bastos et roulé du Job".

12___________________________________

Les mots du pouvoir

Te souviens-tu des mots officiels distillés par la Radio et qui imposaient une manière de penser notre présent d'alors, celui d'avant 1962 ?

Te souviens-tu qu'ils ne disaient rien du pétrole ?

Sara me dit, revenir sur le passé permet-il d'éviter les pièges du présent ?

Il dit aussi, revenir sur le passé permet-il d'éviter les pièges du présent ou, juste, d'aller aux nouvelles catastrophes les yeux ouverts ?

Et toi ? Te souviens-tu de la guerre d'Algérie-? Ou tes parents ? Ou tes grands parents ? Dis moi.

Te souviens-tu de ces jours de printemps où un million de personnes sont arrivées du Pays de la Guerre ?

Aujourd'hui, la Turquie et la France se lancent à la tête le mot génocide. Tête à tête de dirigeants. Peuvent-ils diriger nos souvenirs ?

Ils nous lancent des mots dans l'espoir que nous nous battrons comme font les chiens pour un os à ronger. C'est déjà ainsi qu'ils faisaient.

Te souviens-tu des mensonges radiodiffusés, distillés chaque jour ?

Te souviens-tu qu'en 1954, Pierre Mendes-France parlait de sédition et qu'en 1959 De Gaulle disait sécession ?

13___________________________________

Les essais nucléaires

Je me souviens que des essais nucléaires avaient lieu dans le Sahara et qu'ils ont continué quatre ans après l'indépendance.

Sara se souvient de Regane.

Regane : un mot, comme un nom de femme.

Maintenant, ils font des joutes oratoires, mais seuls nos souvenirs sont vrais. Nous savons exactement ce qui s'est passé.

Sara dit : nous savons exactement ce qui s'est passé, parce que nous y étions. Je le dis, les mots faisaient partie de la machine de guerre.

Dire que la guerre n'était pas une guerre faisait partie de la guerre.

C'était la guerre même. Faire la guerre en le niant.

Je me souviens, la Radio y aidait, les mots de la Radio excluaient l'idée de guerre.

C'est comme les essais nucléaires, ils supposaient que personne ne vivait dans le Sahara, qu'un essai nucléaire ne concernait donc personne.

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Indigènes

Le Père se souvient encore du mot "indigène" et qu'on disait "les indigènes d'Afrique du Nord".

Le Père dit qu'en 39-45, en Algérie, il n'y a pas eu de participation de la population à un génocide des juifs d'Afrique du Nord.

Le Père dit qu'il s'est vu attribuer pendant deux ans, par le régime du Maréchal, une carte d'identité portant la mention : "juif indigène". 

Le Père n'aimait pas le mot "indigène" et Sara n'aimait pas ce mot non plus. Ils auraient voulu qu'on ne désigne plus personne ainsi. 

Il y a des mots qu'on finit par maudire pour se protéger de leur malédiction. 

Pourtant "indigène" veut seulement dire "natif d'ici", ce qui pour le Père et Sara était strictement exact. 

Je me souviens des mots "français à part entière" qui avouaient que certains étaient français à moitié, ou au tiers, ou pire encore. 

Je me souviens de quelques idéalistes qui s'installaient sur les lignes de démarcation imaginaires, sur les frontières tracées à notre insu. 

Au décours d'un conflit à propos du massacre des arméniens, l'homme d'état turc Erdogan accuse l'état français d'avoir commis le crime de génocide en Algérie.

Le débat sur la question du génocide et de sa définition n'est pas neuf. 

Algérie 1962-2012. Cinquante ans déjà. Te souviens-tu encore ? 

Elle se souvient. Avant l'oubli viennent les métamorphoses du souvenir.

15___________________________________

Enfants dans la Guerre

On ne demande pas aux enfants ce qu'ils pensent pendant les guerres, ils en pensent tout de même quelque chose, même s'ils se taisent. 

On demande aux enfants d'obéir et de ne pas compliquer une vie déjà complexe, on demande aux enfants de ne pas dire qu'ils ont peur. 

Bien sûr, on ne le demande pas officiellement.

On ne les réunit pas pour leur dire, enfants, n'ayez pas peur car je vous interdis d'avoir peur, car je prétends vous protéger de la peur. 

En fait, on s'illusionne, on crée un espace de silence autour de la peur.

Vivre dans un pays en guerre n'est pas simple, car il faut continuer à vivre. 

Il faut continuer à vivre le plus normalement possible. Il faut continuer à préparer son avenir, et les enfants sont l'avenir.

Le Père dit Sara, mettait un point d'honneur à ce que les enfants ne manquent pas une seule journée d'école. 

Pour le Père, l'école avait été l'avenir, son avenir, tout son avenir. L'école même signifiait pour lui que les enfants étaient l'avenir. 

Pour le Père, il y avait Ecole, c'était sa phrase, sa phrase fétiche, il y avait Ecole, il fallait y aller, ça ne se discutait même pas.

Le Père était aidé par la Radio, car la Radio ne parlait toujours pas de guerre, elle s'obstinait à dire événements, un peu plus tard elle avait concédé de dire Evénements

La Radio disait Evènements en rapportant des faits de guerre. Cela éloignait tout de même un peu la Guerre.

Bien sûr, la Guerre n'était pas loin, mais certains étaient en son coeur et d'autres se tenaient à son bord, à ses abords.

Tous les parents tentaient de tenir leurs enfants aux bords de la Guerre, au bord le plus éloigné de l'épicentre.

La Radio révélait le lieu de l'épicentre, mais le problème était que les épicentres étaient multiples et se déplaçaient. 

Ceux qui entrent aujourd'hui dans la vieillesse, étaient des enfants dans la Guerre. 

Vont-ils enfin pouvoir se parler ceux à qui on a progressivement interdit de jouer ensembles?

Il y a des fenêtres aux prisons des souvenirs.

Vont-ils enfin pouvoir se parler ceux à qui la Guerre sans nom a, petit à petit, interdit de jouer ensembles ?

(à suivre...)

LB

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