Liviu Matei
Vice-président, Central European University - Directeur, OSUN Global Observatory on Academic Freedom
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Billet de blog 23 mars 2021

Liviu Matei
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L’islamo-gauchisme, la France et la crise des libertés académiques en Europe

L’Europe est aux prises avec une crise des libertés académiques. Elle relève d’abord d’une dimension politique et régulatrice. Elle est fait de menaces politiques et légales et de restrictions indues à l’égard de la connaissance en tant que bien public. Il y a aussi une dimension intellectuelle de cette crise. En Europe, nous manquons d’une notion des libertés académiques adaptée au temps présent.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’Europe est aux prises avec une crise des libertés académiques. L’éclat récent de la Ministre Frédérique Vidal et ses menaces à l’encontre des universités, au prétexte d’un prétendu islamo-gauchisme, en est un récent symptôme.

En Occident, nous avons tendance à fermer les yeux. Alors que de graves violations des libertés académiques se produisent au sein même de l’Union européenne, comme en Hongrie, nous pensons plus ou moins confusément qu’il s’agit seulement d’une maladie de l’Est, éventuellement anodine et temporaire. Or ce n’est pas le cas, il faut prendre la mesure, et dans toutes ses dimensions, de la magnitude de cette crise qui touche la France et d’autres pays européens, frontalement. 

La mise en cause des libertés académiques en Europe relève en partie d’une dimension politique et régulatrice. Elle est fait alors de menaces politiques et légales et de restrictions indues à l’égard de la recherche et de l’éducation. Il s’agit essentiellement d’une offensive contre la connaissance en tant que bien public, une offensive qui apparait à visage découvert en Turquie, en Russie et en Hongrie, et à peine masquée dans la France actuelle.

Malgré les différences de situations d’un pays à l’autre, une convergence européenne est perceptible. Le gouvernement britannique, dans un pays qui, avec raison, prétendait détenir l'étalon d'or en matière des libertés académiques, a rejoint les rangs avec son «Policy paper» en préparation d’un projet de loi, Higher education: free speech and academic freedom (février 2021). A l’inverse de ce que le gouvernement prétend viser, ce texte convoque le spectre d’une restriction radicale des libertés académiques.

En France, la Ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation accuse les universités d’être gangrenées par un supposé islamo-gauchisme et soutient que le gouvernement doit impérativement intervenir. Elle se targue de défendre les libertés académiques, tout en jetant la suspicion sur certains thèmes et domaines de recherche qui seraient malvenus, tels les études postcoloniales. 

En Hongrie, le gouvernement a rayé de la Constitution la protection des libertés académiques. De plus, certains programmes de recherche et d’enseignement, tels les études de genre, se sont vu refuser l’accréditation leur permettant de délivrer un diplôme. Tout récemment, un colonel de l’armée a été nommé «chancelier» (commissaire gouvernemental) de l’Université du Théâtre et du Cinéma de Budapest, un indice manifeste des efforts du gouvernement pour contrôler le système d’éducation dans son intégralité, y compris les universités, qui sont contraintes d’enseigner le récit national imposé par ce même gouvernement.

Nous sommes confrontés à une véritable crise, et non pas seulement à quelques événements malencontreux, dispersés et superficiels. Et, ce qui est tout aussi préoccupant, nous hésitons à reconnaître les dimensions intellectuelles de cette crise, au-delà de ses aspects politiques et régulateurs. En fait, en Europe, nous manquons d’une élaboration,  d’une notion des libertés académiques adaptée au temps présent.

L’enseignement supérieur s’est transformé à un rythme sans précédent dans les dernières décennies, avec la création d’un espace européen commun dans lequel sont partagés des modèles et des normes éducatifs, des échanges intensifs et même des régulations et des institutions transcendant les juridictions et traditions académiques nationales. Or dans ce processus notable à l’échelle du continent, et d’une envergure historique sans précédent, aucun travail intellectuel sérieux n’a été entrepris pour développer le concept de libertés académiques, qui demeure sous-développé en Europe. Au sein même des universités, au niveau de la politique de l’enseignement supérieur, dans le dialogue avec le public en général et dans les conflits qui mobilisent la classe politique, nous ne détenons pas d’une notion moderne, tangible et partagée de la liberté académique. Nous avons perdu de vue ce qu’elle signifie ou devrait signifier.

Les ennemis des libertés académiques profitent de cette crise intellectuelle. Ils se plaisent à  la perpétrer et à l’exploiter au bénéfice de leur opportunisme politique et de leurs intérêts directs – pour le pouvoir.

En 2017, la Commission européenne a poursuivi la Hongrie pour violation des libertés académiques concernant mon université, la Central European University, qui fut expulsée du pays. Le gouvernement hongrois a rétorqué à l’époque que l’UE n’avait pas de juridiction appropriée puisqu’il n’existait pas de notion des libertés académiques européenne, légale ou autre, et qu’il ne s’agissait pas de violation des libertés académiques de toute façon. Un événement qui relevait du droit à l’éducation et à la recherche, et clairement des libertés académiques, avait en effet été converti en un droit de délivrer un service commercial sous l’égide du GATT ! Ce n’est pas que la définition avait été modifiée dans l’intervalle : il n’y en avait pas de définition tangible.

La Ministre Vidal et le gouvernement français ont justifié leur offensive contre la recherche et l’enseignement dans les universités, non seulement en s’appuyant sur des arguments politiques et légaux (l’obligation de protéger l’état de droit et de combattre le terrorisme), mais aussi en forgeant leur propre interprétation de ce qu’est et n’est pas la liberté académique, à l’aide d’une définition implicite convoquée pour l’occasion, mais qui s’inscrivait dans le cadre d’un glissement vers l’extrême droite. Pareillement, Chris Heaton-Harris, un député du Parlement britannique a demandé en 2017 que soit soumis à son bureau tous les programmes universitaires du pays dans une discipline particulière avec la liste de tous les enseignants. Il justifia cette requête, une tentative flagrante d’intimidation à l’encontre des universitaires, par son interprétation personnelle des libertés académiques.

Malgré leurs différences quant à l’idéologie et leur position à l’égard de l’état de droit et des pratiques démocratiques, Frédérique Vidal (et avec elle Emmanuel Macron), Viktor Orban, Recep Tayyip Erdogan et bien d’autres, se rejoignent quand ils brouillent les cartes sur la notion de libertés académiques ou simplement tirent parti du fait qu’elle est tellement floue en Europe.

Les universités ne sont pas et ne devraient pas être des organisations politiques. Toutefois, la résistance aux offensives contre les libertés académiques en France et en Europe doit inévitablement s’exprimer dans l’arène politique, tout d’abord au vu du caractère politique de cette offensive. Par ailleurs, les libertés académiques sont une question politique parce que la connaissance elle-même est une question d’intérêt public, donc politique. Les libertés académiques sont une condition sine qua non pour que l’université produise, transmette et diffuse la connaissance au bénéfice de la société, la connaissance comme un bien commun.

Une résistance intellectuelle est nécessaire en France, comme dans toute l’Europe. Cette résistance passe par un travail intellectuel permettant d’élaborer une référence commune adéquate pour les libertés académiques.

Des questions importantes doivent être abordées ici. Qui peut avoir le mandat de développer cette référence? Comment savons-nous que cela aiderait vraiment à résoudre la crise? Quel devrait être son contenu? Pouvons-nous nous inspirer de la tradition européenne d'une épistémologie rationaliste, «daltonienne» et de fait socialement insensible au libertés académiques, ou avons-nous besoin de perspectives plus sophistiquées et adaptées? Serait-il risqué d'aller au-delà de cette épistémologie rationaliste? Malgré un retard conséquent, des initiatives dans ce domaine ont été lancées. Il faut espérer qu’il n’est pas trop tard.

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