Encore une manif. Une de plus, pour l'emploi, pour l'hôpital, pour l'éducation, pour la culture. Je ne sais plus. On en fait tellement sans être écoutés. C'est presque la dernière chose qui nous permet de nous retrouver dans les rues, en ce moment. Alors ça fait quand même du bien, d'être là tous ensemble à gueuler un peu, sous un soleil timide et un vent froid. Y a encore de la vie, bordel.
Après le défilé en ville, voilà les prises de parole qui commencent sur la place du 9 avril. J'écoute le représentant de l'intersyndicale, qui lit son communiqué d'une voix mal assurée mais pleine de sincérité. Quand vient le tour des politiques, je n'ai plus envie d'écouter. Ces orateurs professionnels se renvoient la balle entre représentants de l'état, défendent leurs actions et surtout, font exploser leur ego. Tout ce cirque pour ne rien éviter du drame social qui se joue. Je sais bien qu'on est en manque cruel de spectacle en ce moment, mais aucune envie de voir le leur. Non, vraiment pas.
Aujourd'hui, nous sommes venus manifester notre soutien à MBF, usine de fonderie d'aluminium en plein redressement judiciaire, 280 employés en danger dans un bassin d'emploi déjà ravagé, des semaines de grève et un condensé de ce que notre monde peut produire de meilleur : mondialisation, ultralibéralisme, rentabilité, délocalisations, monopole, évasion fiscale et j'en passe. Mais derrière ces grands concepts que nous lisons régulièrement dans les journaux, derrière les discours creux des politiques impuissants et mégalos, il y a des vies. Alors je préfère aller parler aux employés eux-mêmes, aux invisibles, aux sensibles. A ceux qui éprouvent plutôt qu'à ceux qui pensent. Portraits.
Viang est le premier à accepter de me parler. D'abord il est plutôt réservé, je crois qu'il a accepté parce qu'il a du mal à dire non à quelqu'un. Quand l'un des anciens employés de l'usine vient me dire bonjour, il se détend et commence à me parler de sa vie.
A 42 ans, il a fait toute sa carrière chez MBF, comme beaucoup d'employés. Viang ne veut dire du mal de personne, ne cherche pas à se plaindre ou à crier sa colère. Non, Viang est d'un optimisme qui force l'admiration. D'une voix tranquille, il préfère me raconter comment, entré à 18 ans à l'usine pour un simple job étudiant, il a évolué dans son travail, grâce à quelques formations en interne mais surtout grâce aux anciens, à ceux qui transmettent même s'ils n'en n'ont pas le statut. Il insiste sur l'ambiance fraternelle et joyeuse qui règne dans l'usine, comme pour conjurer la difficulté du travail dans une fonderie d'aluminium. « Ce serait un gros manque » si l'usine fermait, me précise-t-il. C'est grâce à ce boulot qu'il a fait sa vie, selon lui. « Ma femme m'aurait peut-être pas épousé si je n'avais pas eu de travail », me confie-t-il en souriant. « Le salaire est correct par rapport à la région ». Vues les conditions de travail, heureusement qu'il est correct, le salaire, me dis-je en notant ses paroles.
Dans son discours sur la situation actuelle de l'usine, c'est sa confiance inébranlable dans ses collègues qui transparaît, envers et contre tout : « Il y a du travail pour tout le monde. Les commandes, on est capables de les honorer. On n'a pas peur ». Mais face au savoir-faire, un obstacle de taille, toujours le même : « Les grands patrons cherchent toujours moins cher ailleurs ». Quand j'évoque avec lui la situation d'une autre usine de fonderie, qui après plus de mille jours de grève s'est organisée en coopérative pour survivre, il est certain que MBF serait capable de faire pareil. « On pourrait s'autogérer, on a les atouts, les connaissances ».
Malgré les délocalisations, malgré la recherche désespérée de rentabilité, Viang persiste à voir le meilleur, à voir l'humain derrière les chiffres et les machines. Ca me rassure. Je mets son optimisme à l'épreuve lorsque je lui demande comment il envisage la suite, s'il pense que leur grève aboutira. Son visage se ferme un peu, il clôt l'entretien d'une voix calme : « Je ne pense pas à l'après. Je ne peux pas ».
Lorsque j'entame la conversation avec Aydin, la quarantaine dynamique, il m'emmène d'emblée sur le terrain politique : « C'est un combat contre le capitalisme ! ». Son but ? « Se faire entendre ». Il parle vite, avec de grands gestes, veut évoquer l'histoire de l'usine, son impact sur la ville, et en même temps sa fierté d'en faire partie. Après 21 de carrière chez MBF, il reste marqué par la grève de la faim de 2011, quand les employés sont allés jusqu'à crever la dalle pour garder leur emploi et « virer les patrons », comme il aime à le souligner. A l'époque, ils avaient même séquestré les dirigeants pour obtenir gain de cause. Faut pas les énerver, les métallos. L'usine a évité la fermeture, mais dix ans après il n'oublie pas les 180 licenciés et la transformation de la ville après cet épisode. Des immeubles entiers vidés de leurs occupants, aux Avignonnets et à Chabot, les quartiers prioritaires de la ville. Des colosses de béton qui tombent en ruine comme une cicatrice indélébile d'un passé qui n'est plus. Des commerces fermés, des conséquences sur les services publics... « Le grand Patronat vend, nous on quitte la ville. Et elle meurt ». C'est peut-être pour cela qu'aujourd'hui leur mouvement fait plus de bruit, contrairement à 2011 : « On était tous seuls, en 2011. Là, tout le monde nous soutient. Ca réchauffe le cœur ». Je sens une pointe de fierté quand il évoque la venue de Philippe Martinez à la manif. Comme une reconnaissance que leur combat n'est pas inutile. A-t-il raison ?
Il voit dans cette grève l'ultime épisode de la lutte pour la survie du Haut-Jura, et il n'a probablement pas tort. Une région post-industrielle, un désert médical, culturel, une ville trop petite pour intéresser réellement les politiques. Trop insignifiante. Invisible à leurs yeux.
Aydin retrouve le sourire quand il évoque sa fierté d'avoir fait travailler ses quatre enfants à l'usine, le temps d'un job d'été pour financer leurs études. C'est aussi ça, MBF, l'endroit où une grande partie de la ville est passée, parfois temporairement, parfois plus longtemps, le job de dépanne, dur et physique, qui ne demande pas de qualification. Peut-être pour ça qu'on est tous un peu liés à cette usine, dans le coin.
Aydin ne maîtrise peut-être pas tous les accords complexes de la langue française, mais en revanche il comprend parfaitement tous les ressorts de la mondialisation. Il m'expose la situation avec une simplicité et une lucidité à faire pâlir le plus pédagogue des profs d'éco. Ce qui me marque, ce sont les valeurs qu'il défend avec acharnement. « On veut pas du travail supplémentaire, on veut juste qu'ils tiennent leurs engagements, les donneurs d'ordres, PSA et Renault ». Ce qui révolte Aydin, c'est l'absence de parole des dirigeants et des clients. « Donneurs d'ordres », j'ai d'abord trouvé ça drôle, comme expression, pour parler des clients qui ont le monopole des commandes (95 % pour PSA et Renault). Mais c'est pas de l'humour ! C'est la dénomination officielle dans le milieu. « Donneurs d'ordres », comme si on était leurs chiens, juste bons à obéir... Ou comment instiller un peu de mépris rien que dans le choix des mots. Résumons la leçon d'économie d'Aydin : on a des clients qui se désengagent de leurs commandes (10 millions), ce qui fait qu'on ne peut pas garder tous les employés. Ben oui, c'est covid, alors on prend l'argent de l'état, et on ferme les fonderies. De l'autre côté, une direction qui a monté une holding (ou deux, ou trois, quand on aime on ne compte pas) et fait disparaître 8 millions, ce qui place l'entreprise en redressement judiciaire. Face à tout ça, Aydin brandit l'honneur de la parole donnée, la fierté du travail, le partage. David contre Goliath. M'enfin ça reste une légende.
Aydin est intarissable, il finit l'entretien en me parlant de ses origines et de l'ironie de sa situation personnelle. D'habitude, j'adore l'ironie, mais celle-ci ne me fait pas trop rire : « Je suis venu de Turquie pour travailler, j'ai passé 24 ans ici à construire des pièces automobiles, et aujourd'hui les pièces pour Renault elles sont construites moins cher en Turquie ! ». C'est plus les hommes qu'on déplace, c'est les pièces. L'être humain vaut désormais moins que des pièces automobiles, c'est ça la réalité. Que c'est beau, le progrès.
Carlos, géant timide aux yeux rieurs, commence par décliner mon invitation à un entretien alors qu'il écoutait attentivement celui d'Aydin. « Il vous a déjà tout bien expliqué », me glisse-t-il comme pour se justifier. Je sens bien que c'est parce qu'il n'ose pas vraiment prendre la parole, plutôt qu'un refus clair de s'exprimer. Alors j'insiste un peu. Et il ne faut pas beaucoup de temps pour qu'il me raconte son histoire. Il est arrivé il y a 18 ans du Portugal. Son parcours ressemble à beaucoup de ses collègues : il a commencé en intérim à l'usine puis ça été l'embauche, et finalement il n'en est jamais parti, « parce qu'il n'y a pas beaucoup de travail dans le coin ». Il ne sait plus vraiment s'il en est à son deuxième ou troisième redressement judiciaire. A l'écouter, j'ai l'impression que ça fait partie de la condition ouvrière, de vivre avec l'ombre du licenciement qui plane toujours un peu au-dessus de soi.
Carlos m'explique son travail, il est opérateur sur presse. Il semble gêné de m'en parler, il s'excuse presque : « il en faut, des opérateurs. Faut pas avoir honte. On peut pas tous être banquiers ». A ses mots, une vision apocalyptique surgit dans mon esprit. Celle d'un monde uniquement peuplé de mini-Macrons, une horde de financiers dont l'occupation principale est de gérer des placements ultra-rentables pour ultra-riches, ou de coller des méga-agios aux méga-pauvres. L'horreur. Non, vraiment, je crois pas que ce soit la solution, tous banquiers. Je fais part de mes pensées à Carlos, il rit.
Opérateur, c'est pas un métier facile. Et c'est l'un des plus répétitifs aussi, car c'est la machine qui te donne la cadence, qui te dit quand prendre ta pause, qui te rappelle à l'ordre si tu prends un peu trop de temps pour aller pisser. Tu es sa marionnette. Je le trouve au contraire plutôt courageux de faire ce métier depuis 18 ans sans se plaindre, parce qu'il « veut offrir un avenir à [ses] filles ». Et je comprends pas comment notre société a pu en arriver à mépriser des catégories sociales au point que les ouvriers se sentent obligés de se justifier de leur métier, alors qu'on a tous des bagnoles et qu'on est plutôt contents d'avoir des ponts, de l'éclairage public, des trains (oui oui, des pièces d'alu il y a en partout, elles vous servent tous les jours). C'est sûr que c'est pas vraiment glamour, une fonderie d'aluminium dans le paysage, délocaliser c'est plus simple. Et ça rend invisibles les luttes ouvrières. Pas de ça chez nous, on ferme les yeux, ça se passe ailleurs.
Enlever sa dignité à quelqu'un, ça permet qu'il se sente un peu moins légitime de l'ouvrir, voire qu'il ne l'ouvre pas du tout. Sa dignité, Carlos la retrouve quand il évoque ses collègues, et la force de leur collectif. Son visage s'anime lorsqu'il me parle de leur manière de décider, pour cette grève comme pour toutes les autres. « C'est vraiment tout le monde qui décide ensemble, tout le temps ». Ecrasez l'homme seul, c'est le collectif qui le remettra debout. Je sens bien que Carlos n'est pas un grand loquace, il préfère les actes aux paroles : « Viens voir comment ça se passe, on fait une AG lundi ! ». On se tutoie, il finit la discussion à l'aise et en souriant. J'ai comme l'impression qu'elle est accueillante, la famille MBF. Alors oui, je vais venir à l'AG.
C'est Maria qui m'accueille avant l'AG, alors que je franchis les deux énormes braseros devant l'usine, qui marquent le piquet de grève. Ce petit bout de bonne femme énergique ne sait pas qui je suis. « C'est toi l'infirmière ? Non ? Tu es journaliste, alors ? ». Non plus, mais qu'importe qui je suis, Maria accueille chaleureusement tous ceux qui s'intéressent à leur mouvement. Elle m'emmène sur le grand parking où va se tenir l'AG. Alors en chemin, on en profite pour papoter. Elle a 63 ans et 20 ans de boîte. « 20 ans de plus mais ça change pas la détermination », précise Maria les yeux pleins de malice. Elle devrait être à la retraite mais elle continue infatigablement : « J'aime mon boulot, je m'imagine pas chez moi, à rien faire ».
Je vois en elle la mère universelle, méditerranéenne et généreuse. Maria est de celles qui s'inquiètent de savoir si tu as encore faim, alors que tu t'es déjà resservi trois fois de son petit plat. Cette image maternelle colle parfaitement à son rôle dans l'usine. Elle travaille à la métrologie d'atelier, elle contrôle les pièces, vérifie que tout va bien. Et fait pareil avec les gens. Elle m'explique qu'elle a toujours à manger dans son atelier, ou un doliprane pour ceux qui ne supportent plus les bruits de l'usine. « Je prends soin de tout le monde ici, je suis leur mama ». La mécanique du cœur, c'est important aussi. Un ancien intérimaire, venu soutenir ses collègues, me glisse en off qu'elle offre aussi parfois une petite agua ardente directement venue du Portugal, pour réchauffer les cœurs après une longue journée d'usine.
Elle évoque ensuite leur grève. « J'imagine pas la ville sans Manzoni. Non, c'est pas possible. Tu te rends compte ? 70 ans qu'elle existe, l'usine ». Je souris à l'évocation de l'ancien nom de l'usine MBF. Le vieux Manzoni, le patriarche typique de ces usines créées dans l'après-guerre, a été remplacé depuis bien longtemps par des financiers aux dents longues qui ne rêvent que de dividendes et de rentabilité. Le patriarche a disparu mais l'esprit de famille est toujours là, grâce aux employés, et Maria semble en être l'un des piliers.
A la fin de l'AG, je croise Latifa en train de discuter avec une de ses amies. « Moi, je suis monteur de moule ». Bah, on dit pas « monteuse », plutôt ? Elle sourit : « Non, on dit monteur, ils ont jamais changé le nom dans l'alu, parce que je suis la seule. La seule connue ! ». Autant vous dire qu'ici, on est loin des considérations sur l'écriture inclusive. Avec un pincement au cœur, elle me dit qu'une semaine avant le début de la grève, elle avait obtenu une place intéressante auprès du chef mécanicien. « Je retrouverai pas ça. Mais il faut rester optimiste ». Latifa ne lâche jamais, « c'est ma seule qualité », précise-t-elle.
Latifa, mère célibataire, trois enfants en études supérieures, monteuse de moule industriel. Une vraie guerrière ! Elle travaille au cœur du monstre, remplace les moules pour les pièces d'alu. Et quand je vois la taille de certaines pièces, j'avoue que j'ai du mal à imaginer Latifa, avec sa silhouette menue et son mètre soixante à tout casser, trimbaler tout ça. Et pourtant !
Latifa m'explique comment elle a fait son chemin en tant que femme dans ce monde masculin. « Il faut travailler deux fois plus qu'un homme pour prouver que tu sais faire ton métier ». Elle relate en riant ses débuts, et la façon dont le regard de ses collègues a changé, peu à peu : « Au début ils se disent « elle va pas tenir », et puis à force, ils voient que tu as la rage, ils te considèrent comme un homme ». Et ajoute aussitôt, morte de rire : « Mais toi, tu veux pas être considérée comme un homme ! Parce que quand ils te donnent un coup d'épaule, comme à un copain, ben toi tu voles ! ». J'imagine déjà le vol plané de Latifa, en salle de pause, victime d'un accès de fraternité ! En riant avec elle, je ne peux m'empêcher de l'admirer. Je suis heureuse de voir qu'il y a des femmes comme Latifa, qui avec humour, force et patience, font évoluer les mentalités. Faire avancer la cause féministe, c'est pas seulement faire des manifs entre copines, ou décrypter un discours sur la théorie des genres. C'est aussi 20 ans dans l'industrie, à montrer que tu peux faire le même métier qu'un homme. Le tout avec le sourire de Latifa. Respect. « Quand tu travailles dans ce métier, faut pas montrer quelque chose de féminin ». Je la trouve pourtant plutôt féminine, dans son allure, avec son serre-tête qui maintient ses longs cheveux en arrière. Quand je lui fais remarquer, elle me répond du tac-au-tac : « J'en profite, c'est la grève ! ». Son amie intervient dans la conversation : « On est fières de Latifa, c'est comme un modèle ! ». Elle sourit face au compliment, mais préfère finir en parlant de ses collègues : « On est pas beaucoup de femmes, alors on se soutient, il y a une vraie solidarité. Même avec la cheffe, des fois ! ». Eh oui, faut se battre dans toutes les strates de la société, dans toutes les cultures, quand on est femme. A la fin de l'entretien, elle me précise bien : « Marquez-le hein, que ça se bat pour sortir des habitudes ». Et comment, que je le marque ! Girl power.
Après avoir passé un peu de temps à discuter avec quelques employés au piquet de grève, l'un d'entre eux me propose une visite complète de l'usine. Au milieu des multiples manifestations qu'ils font depuis le début du mois d'avril, ils ont aussi fait des portes ouvertes pour montrer leur savoir-faire. Ils chôment pas, pour des grévistes ! J'ai droit à une visite guidée personnelle. Quand j'entre dans le cœur de la fonderie, j'ai l'impression d'arpenter le décor déserté des Temps Modernes, version italienne, bercée par l'accent calabrais de Saverio, Sassa pour les intimes.
Je me rends un peu mieux compte de la dureté du quotidien raconté par les employés. Même après plusieurs semaines d'inactivité, l'odeur, indescriptible, reste tenace. Tout est silencieux, contrairement au bruit continuel qui règne ici d'habitude quand les machines fonctionnent. Saverio tient à m'expliquer toutes les étapes réalisées dans l'usine, du bureau d'études au bout de la chaîne. Il remet du sens dans un lieu où l'on a voulu fragmenter le travail pour le rentabiliser. Il insiste aussi sur l'aspect écologique de la fonderie, les nombreuses normes en place, le recyclage qu'ils font « parce que l'aluminium recyclé garde toutes ses propriétés, il est léger ». Un matériau d'avenir ? Il en est sûr. « Mais quand on délocalise, il n'y a pas toujours les mêmes normes ». Ah d'accord, je comprends mieux. On adopte de jolies normes en France pour faire plaisir aux écolos, puis on déplace les pions là où ça coûte moins cher et où on peut polluer tranquille. Classe.
Saverio aime les chiffres, il trouve ça plus parlant. « L'argent, il est facile à trouver. L'état récupère les millions d'évasion fiscale auprès de la direction. Il oblige les donneurs d'ordre à respecter leurs promesses de commandes, ça fait 10 millions. Ils peuvent faire pression, après les milliards donnés avec le covid ». Les familles des employés de MBF, elles pourraient vivre combien de temps avec cette somme-là ? Il compare avec les six millions annuels gagnés par le patron de Renault. C'est sûr qu'avec des chiffres, on se rend mieux compte de l'indécence.
En chemin, on croise quelques personnes qui organisent le repas du soir. Cihan est en train de mettre la table. Tout sourire, après deux trois petites blagues avec Sassa, il me parle de son parcours. Pharmacien en Turquie, il a débarqué en France mais n'a pas pu exercer son métier « à cause de la langue ». Alors il a commencé à travailler à l'usine, « parce qu'il faut bien travailler ». Il a été licencié une première fois, pendant la vague de 2011. Puis on l'a réembauché quelque temps après, quand l'activité est revenue. On te prend, on te jette, on te reprend. Tes compétences ? On s'en fout, faut juste que tu t'adaptes à la demande. Cette fois, il est plutôt pessimiste pour l'avenir : « J'irai travailler ailleurs, peut-être monter des cuisines en Suisse ». Cihan ne reste pas longtemps, il y a encore beaucoup à faire pour préparer le repas, offert par une association du coin. Il sera servi au moment de la rupture du jeûne, pour que tout le monde mange en même temps.
On finit la visite et la discussion avec Saverio, à boire un coup devant les braseros. Je tente un dernier entretien avec un ouvrier. Il se méfie un peu, « discuter, d'accord mais pas plus ». Discuter, ça me va aussi. J'ai déjà plein de choses à écrire.
Il ne s'agissait pas, à travers ces portraits, de donner une image idyllique de ces gens ou de la condition ouvrière, il y a certainement chez eux des fachos, des misogynes, des homophobes, des cons. Comme partout. Plusieurs ont évoqué des prises de tête avant le début de la grève. Mais tous ont tenu à souligner, à leur manière, que ces différences n'avaient aucune importance face à la situation, révoltante. Indécente. « On est une famille. Et on s'engueule, comme dans toutes les familles », me rappelait Sassa lors de la visite. La force du clan. J'ai vu des gens de toutes origines, laotienne, algérienne, italienne, turque, portugaise... mettre de côté leurs différences pour s'unir afin de garder leur dignité. J'ai vu des bouddhistes au milieu de musulmans, de fervents catholiques et d'athées. Des femmes dans un monde d'hommes. Des jurassiens qui n'ont jamais quitté leurs montagnes au milieu de gens qui ont traversé l'Europe pour trouver du boulot. De vieux chibanis posés tranquille sur un banc entourés de jeunes qui ne tiennent pas en place. Tous unis face à la même injustice. J'ai vu des gens comme vous et moi, empêchés de vivre. A cause de qui ?
A cause d'un patron véreux qui se gave de millions à coups de holdings et d'évasion fiscale
A cause de multinationales qui délocalisent et bougent leurs pions comme dans un jeu
A cause d'un Etat complice qui ne condamnera aucun des deux
Quelques puissants qui, du haut de leurs tours d'alu, s'échangent des cartes au Monopoly. Des enfants-rois qui se foutent de savoir que leurs caprices détruisent des vies entières. Ils font ça comme ça, en passant. Sans même accorder la moindre importance à la vie de ces gens. Il y a toujours des damnés de la terre. Ou de l'alu.
_________________________
En grève depuis un mois, les salariés attendent le 11 mai, une audience au tribunal pour savoir si leur entreprise sera placée en liquidation judiciaire. Si vous souhaitez les soutenir :
https://www.paypal.com/pools/c/8yQYdT6SNj?fbclid=IwAR260u3J7gcpplLut-vqwvtyXCYpbpJ7mQ7zrJ3R8qRAmcaI7ocRhGzF7fM