Chaque match a sa beauté qui lui vient de l’incertitude. L’entraîneur serbe Vujadin Boskov avait pour habitude de dire : « Le football est imprévisible parce que tous les matches commencent à 0-0. » Celui de samedi a conservé ce score jusqu’à la 79’, ce qui a supposé une longue tenue en haleine pour les 80181 spectateurs. Je retranche la femme d’à-côté de cet état d’impatience plus facilement accepté par le supporter en début de saison tant il reste de chemin à parcourir et de transes à sonder en soi-même.
Le siège numéro 16 est occupé d’ordinaire par Eudald V. dont une partie de la production d’huile d’olive, pressée à froid à la coopérative de Borges Blanques, province de Lleida, emplit mon huilier, cinq litres patientant dans le garde-manger. Au fil des saisons, Eduald V. est devenu sinon un ami du moins un parent d’oriflamme avec ce que cela comporte de gestes civilisés. Eudald avait vendu sa place sur le site internet du club qui nous donne cette possibilité de réduire le coût de notre abonnement en cas d’absence.
Cette voisine tombée donc du hasard pour un montant de 163 euros (le club nous en restitue un peu moins de la moitié, vous savez ce que c’est !, les frais de gestion... et Messi..., il lui faut payer la facture d’électricité !) était blonde, les yeux cachés derrière des lunettes enveloppantes, elle était affublée du maillot du Barça aux couleurs de la Catalogne, maillot frais sorti d’une boutique, elle portait un short court en jean, et autour d’elle, au dam des narines proches, une odeur serrée de shampoing douche s’effilochait. Le destin de ses cuisses ne cessait d’enlever à sa mission le jeune homme assis de face sur un tabouret Décathlon de pêcheur, entre la pelouse et notre premier rang, à charge pour lui de détecter d’éventuels comportements indélicats dans notre carré de tribune. Mais on ne rappelle pas à l’ordre un gardien de phare ensorcelé par une sirène.
Cette confrontation inattendue des désirs, le mien (peut-être à cause de la fixité du personnage à ma droite) passant par dessus la tête et sur les côtés des épaules du garçon en chasuble jaune, aura occupé mon samedi entre 16 heures et 17 heures 45. Le soleil remorquait sa courbe vers le Tibidabo. Habituellement, nous partageons entre voisins au moins un ho ! de satisfaction ou bien un bah ! de dépit, alors la conversation rebondit, alors au fil des ans on finit par se connaître, par échanger un jour huile d’olive et galettes.
Hors quelques prises d’images à partir de son téléphone, la sirène au shampoing lourd demeurait continuellement impassible. Je sentais monter en moi un sentiment de gêne. Je n’osais me tourner au point que lorsque mon regard s’écartait de la pelouse, il n’apercevait de l’étrange voisine que le mollet fin, la peau de pêche, les Nike impeccables, leur noeud rouge ajusté, leur virgule rose sur le fond blanc. Lorsque Neymar entra sur le terrain à la 72’, les travées naturellement s’enflammèrent, puis lorsqu’il marqua les deux buts de la dissipation des craintes, la foule se resserra en une houle exaltée, comme quand la tramontane provoque des petits moutons blancs sur la mer. Elle, imperturbable ! Mais qu’était-elle venue faire là ?
En dix années de fréquentation du Camp nou, je puis, à partir du vécu dans ma tribune, enrichir le livret des surprises et le concept de globalisation du football et du Barça, chéri au moins de toutes les Asies et de toutes les Afriques. Après avoir connu le grand-père des dimanches à la catalane tirant sur son cigare et à qui aujourd’hui le club interdit de fumer, j’ai vu comme apparaissaient la Coréenne avec l’Ipad tendu vers le rectangle vert et marqué « Messi, I love you », puis la gamine Américaine au minois rose bonbon élevée dans l’inconditionnalité à Justin Bieber et autres minets. Cependant, je ne nous connaissais pas encore de Reine du silence.
Le dénouement de cette relation étrange me tomba soudain sur la tête comme un rocher de dix kilos. Trois « hijo de puta » successifs dans mon carré, c’est très rare, peut-être une nouvelle catégorie d’arrivants, grossièretés destinées à l’arbitre, parties de quatre rangs derrière, ne modifièrent pas l'inertie de ma voisine. Pourtant, le râclement de gorge rebondissait parmi les sièges comme dans un billard électrique. Soudain, je compris que la jeune femme d’à-côté était sourde et muette.
Samedi 13 septembre 2014, Camp Nou, 16,00, 80181 spectateurs. Barça 2 – Atletico de Bilbao 0.