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écrivain, journaliste. Dernier roman : "Rizières sous la lune", éditions Les Défricheurs

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Billet de blog 1 février 2022

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Rotha Moeng, une vie au service des artistes cambodgiens

Portrait de Rotha Moeng, artiste franco-cambodgien, coproducteur des films « The Sound of the Night » (présenté en ce moment au Festival de Clermont Ferrand) et White Buiding (actuellement à l'affiche). Il vient de finir le tournage de son premier film au milieu d'une plantation d'hévéas dans la région de Ratanakiri au Cambodge.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Réalisateur, producteur, galeriste, Rotha Moeng est un artiste franco-cambodgien qui vit, toute l’année, entre Paris et Phnom Penh. Alors qu’il vient d’achever la réalisation de son premier court métrage à Banlung, dans la province de Ratanakiri, deux films qu’il a coproduits sont actuellement à l’affiche : “The Sound of the Night”, de Chandaro Sok et Kong Kea Vann (en compétition au Festival international du Court-Métrage de Clermont Ferrand) et “White Building”, long métrage de Kavich Neang, récompensé à Venise par le Prix du Meilleur Acteur décerné à Piseth Chhun. Il est également à l’initiative, aux côtés de Nara Keo Kosal, du festival “Si loin, si proche”, premières rencontres cinématographiques du Cambodge, Laos et Vietnam, à La Ferme du Buisson qui s’est déroulé du 27 au 30 janvier 2022.

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White Building

Cette vie entièrement vouée à l’art est à l’image du Cambodge qui n’en finit pas de renaître depuis la chute des Khmers rouges il y a 43 ans. Enfant sous la dictature de Pol Pot, Rotha Moeng n’a eu accès à l’art, la musique, le cinéma, la chanson qu’après la fuite de toute la famille en Thaïlande. C’est dans un camp de réfugiés qu’il a vu son premier film « Poah Keng Kang ». Depuis, l’émerveillement est intact. 

Entre 1975 et 1979, les chansons étaient toutes à la gloire de l’Angkar, la grande force destructrice qui a plongé tout le pays dans un long cauchemar. De nombreux artistes, comme le chanteur Sinn Sisamouth, ont fait partie des victimes des génocidaires. Quant aux films, comme l’a montré avec justesse le documentaire de Davy Chou, “Le Sommeil d’or”, ils ont été détruits avec la même frénésie iconoclaste que les taliban qui firent exploser, des années plus tard, les Bouddhas de Bamyan. Certains films cambodgiens, dont la pellicule n’a jamais été retrouvée, n’existent plus que dans les mémoires. Inspirés par la Chine de Mao, les criminels qui s’emparèrent du Cambodge, voulaient non seulement détruire les corps mais aussi les âmes. La culture devait être effacée définitivement.

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The Sound of the Night

Réfugié en France, au Havre puis en région parisienne, Rotha Moeng travaille dans l’entreprise familiale. Dans les années 90, le Cambodge continue de vivre en lui, à travers les fêtes traditionnelles, la gastronomie, la langue khmère ou les soirées karaokés où il chante le répertoire de Sin Sisamouth. Il n’est jamais loin des associations qui maintiennent en vie la danse traditionnelle cambodgienne ou se consacrent à l’enseignement de la langue khmère. Et comme tous les Khmers de France, il se plante devant la télé quand elle diffuse un reportage sur les ruines d’Angkor. C’est l’époque aussi où les films de Rithy Panh racontent l’indicible, la façon dont tout un peuple a été martyrisé par des bourreaux qui vivent encore en liberté. 

Au début des années 2000, alors que la sécurité est rétablie et que le Cambodge s’ouvre au tourisme, Rotha Moeng effectue un premier voyage au “srok” (pays). C’est à cette occasion qu’il me raconte son enfance au Cambodge, dans les camps de Thaïlande et l’installation en France : ce récit de vie donnera lieu au roman “Le chœur des enfants khmers” (Seuil, 2008).

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Le Choeur des enfants khmers, Seuil, 2008, roman inspiré de la vie de Rotha Moeng.

A son retour, il s’inscrit au cours Simon. Première expérience d’acteur : il joue aux côtés d’Omar Sy dans un film diffusé pour Canal Plus. Avec les étudiants d'une école de cinéma, il participe à un documentaire sur les artistes cambodgiens exilés en France.

A partir des années 2010, les projets artistiques se multiplient. Rotha Moeng travaille auprès de Régis Warnier sur le film “Le temps des aveux” (inspiré du Portail, chef-d'œuvre de François Bizot), entièrement tourné au Cambodge (Rotha Moeng interprétera le rôle de l’avocat d’un bourreau khmer rouge). Il participe également à l’aventure de « L’histoire terrible mais inachevée de Norodom es Sihanouk, roi du Cambodge » interprétée en langue khmère au Théâtre du Soleil, là où la pièce d’Ariane Mnouchkine et Hélène Cixous fut créée en 1985. Dans le même temps, il ouvre une galerie d’art à Battambang et fait la promotion en France et aux Etats-Unis de jeunes artistes cambodgiens comme Pen Robit, Long Kosal, Kolab Koeurn, Poy Chhunly…

Toute une génération de créateurs franco-khmers, à l’image de Rithy Panh, leur référence à tous, fait le choix de s’installer au Cambodge, durablement ou plusieurs mois par an. Les collaborations se multiplient. Rotha Moeng est l’un des comédiens de “Cambodge me voici”, pièce de l’acteur et dramaturge Jean-Baptiste Phou, jouée d’abord en France puis au Cambodge. Il produit aussi un court métrage de la réalisatrice Sonadie San, une des comédiennes de la pièce. Il accompagnera aussi à Cannes les acteurs de "Diamond Island”, le film de Davy Chou pour lequel il a prêté sa voix. 

Le Cambodge se transforme. Pour le meilleur et pour le pire. La capitale, Phnom Penh, devient semblable à d’autres mégalopoles asiatiques. La frénésie immobilière, le capitalisme déchaîné fissurent la société cambodgienne. Les perdants de ce développement effréné sont relégués aux marges. Les artistes veulent témoigner de ces transformations. Rotha Moeng décide ainsi de produire le court métrage “The sound of the Night” qui raconte l’histoire de Vibol et Kea, deux frères qui vendent des soupes de nouilles à bord d’un chariot motorisé et sillonnent les rues en signalant leur présence aux clients en frappant sur un bambou. Tous deux affrontent la violence et la pauvreté et ils feront des choix différents pour échapper aux tenailles du destin. Aux côtés de Davy Chou, il coproduit “White Building” un long métrage qui évoque l’histoire d’un jeune Cambodgien déstabilisé par la maladie de son père et la destruction de son immeuble. Auréolé par son prix à Venise, le film est récemment sorti en France.

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Sur le tournage du film “Les saigneurs, (Caoutchouc)” (janvier 2022)

Après ces premières expériences dans la production, Rotha Moeng franchit le pas et tourne en janvier 2022 son premier court-métrage, “Les saigneurs, (Caoutchouc)” avec la participation exceptionnelle de Randal Douc, acteur et dramaturge qui donna la réplique à Gaspard Ulliel, récemment disparu, et Isabelle Huppert dans “Un Barrage contre le pacifique” de Rithy Panh. Parmi les acteurs, les propres parents de Rotha Moeng. Une histoire ancrée dans l’industrie du caoutchouc et tournée dans une plantation d’hévéas à Ratanakiri dans le nord du pays. Le jeune héros s'appelle Khlek et appartient à l'ethnie kroeung. Le court-métrage évoque l'animisme encore vivant dans cette région, l'esprit des arbres et une forêt disparue et pourtant vivante, remplacée par une plantation. La caméra montre le travail des "saigneurs", hommes caoutchoucs, qui avec leurs couteaux, font couler le latex, l'or blanc de cette région. Selon Marc Croissant, un Français amoureux du Cambodge et invité sur le tournage, "les lumières frontales des saigneurs évoquent, pour Khlek, un ballet de lucioles; son regard rejoint la voûte étoilée où il découvre d'immenses lacs d'eau pure et une immense forêt luxuriante." Le tournage a pris fin ce 30 janvier 2022. Le court-métrage est produit par Rithy Panh dont le film "Les irradiés", est sorti en France le 26 janvier dernier.

Beaucoup de chemin parcouru pour le petit garçon qui découvrait le cinéma dans un camp de réfugié thaïlandais au début des années 1980.

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L'acteur Randal Douc sur le tournage du film “Les saigneurs, (Caoutchouc)” (janvier 2022) - © DR

Loïc Barrière

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