Il y a bientôt 49 ans, le 17 avril 1975, les Khmers rouges décident d’évacuer Phnom Penh, avec le faux prétexte d’un bombardement imminent de l'aviation américaine. En réalité, il s’agit du premier acte d’un processus meurtrier qui va aboutir à un génocide. Coupés du monde extérieur, les citadins sont brutalement contraints de vivre dans le dénuement dans des villages reculés. Travail forcé, repas rationnés, exécutions sommaires : tout un peuple vit en enfer.
En découvrant les horreurs perpétrés par Pol Pot et sa clique, l’Occident accueillera des réfugiés cambodgiens par centaines de milliers dans les années 80. Installés notamment en France, les rescapés du génocide reconstruiront leur vie en essayant, le plus souvent, d’occulter ce passé douloureux. Pourtant, pas une famille n’a été épargnée par la mort d’un proche. Confrontés au silence des parents, certains Cambodgiens nés en France feront l’expérience du traumatisme transgénérationnel. D’autres interrogeront leur entourage et tenteront de trouver des réponses à leur questionnement en entreprenant un voyage dans le pays de leurs parents. Et un petit nombre essaiera, à travers l’écriture, le cinéma ou la peinture, de transmettre l’indicible, faire renaître la flamme d’une vie éteinte, tenter de chasser l’oubli. C’est ce qu’a fait avec brio Sun-Lay Tan avec “Au nom de mes oncles”, publié chez VT Edition.

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Journaliste et militant associatif, il nous raconte sa quête des origines et son enquête sur ses deux oncles disparus. Réfugiés en France après le coup d’Etat de Lon Nol en 1970, Sambath et Sambun font partie de ces Cambodgiens de l’étranger qui se sont littéralement jetés dans la gueule du loup après l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges. Nombre d’intellectuels ont répondu à l’appel du nouveau pouvoir : rentrer Phnom Penh pour mettre leurs talents au service du pays. Les Khmers rouges ne leur ont laissé aucune chance. La plupart ont été assassinés quelques heures seulement après leur descente d’avion. Sun-Lay Tan parle d’ “un aller sans retour vers les ténèbres”. L’idéologie mortifère de ces admirateurs de Mao était d’une simplicité criminelle : pour faire advenir le monde nouveau, il fallait éliminer toute personne susceptible d’être liée aux Américains et à l’Occident. Avoir fait des études était une preuve de culpabilité. Porter des lunettes valait condamnation à mort. L’homme communiste idéal était un être pur. Tous les autres devaient être massacrés.
Fragment de mémoire, “Au nom de mes oncles” est aussi le récit sensible d’une famille cambodgienne en France qui n’a pas pu “faire son deuil”. A travers ce livre, un neveu tente de rendre justice à deux oncles qu’il n’a pas connu et qui lui sont pourtant très proches, Sambath et Sambun. Sont-ils morts de maladie ou ont-ils été exécutés ? Leurs corps ont-ils été enterrés dans le charnier découvert dans la périphérie de Phnom Penh ou ailleurs ?
D’une écriture sobre, ce récit pudique n’est pas qu’un témoignage. C’est aussi une entrée en littérature. Mettre des mots sur le silence, inscrire des noms sur l’oubli, tenter de répondre par l’amour à la barbarie, créer du lien entre les générations là où la transmission a été rompue.
Au-delà de sa quête personnelle, Sun-Lay Tan souhaite aujourd’hui qu’un monument soit érigé en France pour toutes les victimes du génocide du régime khmer rouge. Raison pour laquelle il a initié le projet Fragments #KH50 et créé l’Association Fragments Vitae Asia. Le monument sera officiellement inauguré le 17 avril 2025 à Bussy-Saint-Georges, soit cinquante ans après la chute de Phnom Penh.

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Entretien avec Sun-Lay Tan
Qui étaient vos deux oncles Sambath et Sambun ?
Sambath et Sambun étaient les frères de mon père. Ma grand-mère a eu onze enfants, Sambath était le troisième, mon père le quatrième et Sambun, le cinquième. La fratrie, originaire du Cambodge, est arrivée en France en 1970 pour fuir la guerre civile et, pour Sambun, poursuivre ses études de médecin à la faculté de Paris.
A l’arrivée au pouvoir de Pol Pot, mes deux oncles sont repartis au Cambodge qu’ils pensaient en paix et voulaient prendre part à sa reconstruction. Ils n’en sont jamais revenus et n’ont plus donné de nouvelles.
Ces deux oncles sont comme des fantômes. Ces morts sont encore au cœur des conversations. Durant toute ma jeunesse, mon oncle Sambun, devenu médecin, était souvent présenté comme un modèle. Il incarnait l’intelligence et la réussite. Je ne l’ai pourtant jamais connu autrement qu’à travers des photos.
Avez-vous retrouvé des preuves ou une trace expliquant leur mort lors du régime khmer rouge ?
Ma famille a trouvé leurs noms dans une liste dressée par un ancien archiviste du camp S-21 qui figurait en pages annexes du livre qu’il a écrit. Mon livre raconte comment un voyage qui devait être simplement touristique est devenu une quête de leurs histoires et de mes origines.
Dans la tradition cambodgienne, comment rendre hommage à des “disparus” quand on ne connaît ni la date de leur mort ni le lieu où leurs corps reposent ?
Je connais très peu la culture cambodgienne et encore moins les rites funéraires. Je sais que les Cambodgiens sont majoritairement de confession bouddhiste et que la plupart des pratiquants optent pour la crémation. Connaître la date, le lieu et le lieu où repose le corps du défunt a peu d’importance. En revanche, rendre hommage à nos disparus est un besoin spirituel. Toute personne disparue reste dans le cœur des vivants et devient pour eux quelqu’un qui montre le chemin.
Nous n’avons jamais retrouvé les corps de nos proches et nous n’avons aucune information sur les circonstances de leur disparition. Nous n’avons donc pas véritablement fait le deuil.
Une sépulture, un autel ou un lieu de recueillement permettent aux proches de ne pas oublier leurs défunts…
Comment et pourquoi est né le projet Fragments #KH50 ?
Le projet Fragments #KH50 est né de ce besoin de mémoire ressenti depuis mon premier voyage au Cambodge, le pays natal de mes parents. C’était en 2011. Lors de ce périple, j’ai pris en pleine figure les langues et les cultures que j'ai tant rejetées durant ma jeunesse.
J’ai également pris conscience de mon devoir : recueillir la mémoire de nos aînés pour la transmettre aux futures générations Notre génération a une lourde responsabilité car elle est le lien entre celle de nos parents qui perd peu à peu sa mémoire et celle de nos enfants qui est en train d’écrire son histoire.
Le projet a mûri au fil des années et des rencontres. Durant ce temps de maturation, j’ai fait la connaissance de personnes qui, comme moi, ressentent ce besoin de mémoire. Nous avons alors décidé de nous associer. En 2023, l’association Fragmentis Vitae Asia a donc été créée pour porter le projet Fragments #KH50.
Notre initiative a pour objectif de rassembler des fragments d’histoires personnelles pour reconstituer la mémoire collective des personnes ayant vécu au Cambodge. Pour cela, nous souhaitons ériger un mémorial dédié aux victimes du génocide au Cambodge, réaliser un film documentaire pour retracer les parcours d’exode et rendre hommage à nos parents et mettre en ligne une plateforme web pour recueillir les témoignages des rescapés. Nous lancerons en avril 2024, une campagne de financement participatif.
Trois verbes résument ce projet : comprendre, commémorer et transmettre. Fragments #KH50 est un projet mémoriel, culturel et scientifique. Il a d’ores et déjà reçu le soutien de nombreuses personnalités du monde culturel, politique et associatif.
Le Mémorial sera inauguré en avril 2025 à l’occasion des commémorations du cinquantenaire de la prise de pouvoir de Pol Pot.