Cette semaine, j’ai dit adieu à l’un de mes amis les plus chers, David Lefrant (1969-2024).
C’est autour de notre passion commune pour la littérature que s’est scellée notre amitié. Encore étudiants, nous rêvions de créer une revue littéraire. Le projet ne s’est jamais concrétisé. Si nous nous étions rencontrés à l’époque d’Internet, nous aurions sûrement ouvert un blog ou site.
Il était fou de poésie, un art qui m’a longtemps laissé indifférent (J’ai coutume de dire que je n’aimais pas la poésie parce que je n’y comprenais rien alors que désormais je l’aime pour les mêmes raisons, parce qu’elle est obscure). Il a composé de nombreux poèmes avant de se lancer dans l’écriture de nouvelles. Plusieurs ont d’ailleurs été écrites par nous deux et je ne me rappelle qui avait écrit quoi.
Il avait un goût littéraire (et musical) très affirmé. Il aimait Luc Dietrich et René Daumal mais aussi Edgar Poe. Grâce à lui, mes lectures ont été moins conformistes. Il m’a fait découvrir “Les Chants de Maldoror “de Lautréamont et j’ai répondu à son défi : gravir un mont qui me semblait inaccessible, “Sous le Volcan” de Malcom Lowry (un roman qu’il faut lire dans la bonne traduction, sinon c’est incompréhensible).
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Autre souvenir. David aimait le groupe artistique Panique, créé par Topor, Arrabal, Sternberg et plusieurs autres artistes. Nous avions lu “Mémoire d’un vieux con” et “Four Roses for Lucienne” de Roland Topor. Le film dont il avait écrit le scénario, “Le locataire”, m’avait impressionné car il parle de la paranoïa et de la veulerie. C’était à l’époque une personnalité qui passait souvent à la télévision. Son rire, c’était quelque chose, impossible de l’oublier. J’avais trouvé le téléphone de Topor dans l’annuaire. Je lui avais téléphoné en lui disant que deux de ses jeunes lecteurs souhaitaient le rencontrer.
Nous avions une vingtaine d’années et le génial Topor avait accepté de passer toute une soirée avec nous. Il nous avait fait écouter des chants inuit et pygmées. Pour ma part, je lui avais fait découvrir la chanson “Ancien Combattant” de Zao. On avait enregistré Topor avec un magnétophone. (Du moins, le croyais-je, car la 1ere face n’avait pas été enregistrée !) David lui avait demandé pourquoi il avait peint une femme nue qui trônait dans sa salle à manger : “parce qu’elle, elle restera avec moi, elle ne me quittera pas !” Grand éclat de rire de Topor. Je me rappelle du capharnaüm dans son grand appartement de la rue Raynouard : une table pleine de livres, des esquisses, des dessins au crayon, des feuillets manuscrits et des tapuscrits. Il avait parlé de ses voisins paranoïaques qui croyaient qu’il était responsable des bruits de tuyauterie qui les dérangeaient chaque fois qu’il prenait une douche. Je crois me souvenir que c’était ce qui lui avait inspiré le scénario du “Locataire”, ce film que j’aime tant. Topor nous avait montré aussi les toiles de son père Abraham. Quelques années plus tard, je raconte notre visite à Topor à mon ami Salim Jay, ignorant qu’ils étaient de proches amis : “C’était vous ?”. Topor lui avait raconté avoir reçu chez lui, pendant toute une soirée, deux étudiants bien sympathiques. Nous n’avons même pas songé à prendre une photo avec Topor : autre époque.
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David Lefrant et moi avons aussi “pérégriné” dans plusieurs pays, pour reprendre un mot qu’il aimait particulièrement (“pérégrinations”, dont il a fait un livre). Un voyage Paris-Prague en train. Souvenirs de paysages enneigés en Allemagne à travers la vitre. Nous aimions sillonner les ruelles de Prague à la recherche d’un bar où nous pouvions boire une bière locale (pivo, en tchèque). Nous avions emprunté un vieil ascenseur sans porte dans un petit centre commercial d’où il fallait s’éjecter rapidement car il ne s’arrêtait jamais. Je me rappelle le cimetière juif avec les tombes de guingois où planait l’esprit de Kafka.
J’ai aussi en mémoire notre tour du Portugal : Porto, Coimbra, Nazaré, Lisbonne et surtout ce village hors du temps, situé en faut d’un promontoire, où nous n’avons passé qu’une nuit : Marvao. Nous avions un petit jeu idiot : nous comptions chaque jour le nombre de femmes en noir que nous croisions en chemin.
J’ai emmené David au Maroc, mon pays de cœur. Me restent en mémoire nos déambulations place de la Libération, à Larache, cette ville d’inspiration espagnole au bord de l’Atlantique avec ses cafés aux plafonds hauts. David était émerveillé de voir tant inconnus sympathiser avec nous tout au long du voyage (je l’invitais tout de même à se méfier des vendeurs de drogue qui nous alpaguaient à Tanger.)
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Mais le grand voyage qui l’a marqué le plus, et dont il parlait souvent, des années après, ainsi que je l’ai appris le jour de ses obsèques, c’était notre séjour en Syrie et au Liban. Des images me reviennent. La visite, en pleine nuit, d’une mosquée iranienne à Damas : décor féérique. Nous avions sympathisé dans cette mosquée avec un jeune qui voyageait seul, Ben qui avait la double nationalité suisse et israélienne. Nous ne l’avons vu qu’une seule fois mais David se remémorait cette rencontre, des années après. Image aussi de Palmyre, un site désert dans un paysage désertique : impossible d’imaginer qu’il serait partiellement détruit des années plus tard. Tout est flou dans ma mémoire. Il faudrait que je retrouve les photos de l’époque, que je relise les textes de David sur la Syrie. Je me rappelle d’Alep, la citadelle, le marché couvert, un hammam. Je me rappelle d’un homme avec qui nous avions parlé au marché et qui plaisantait sur les femmes en tchador. En Syrie, nous avons dormi dans un hôtel de luxe et dans des établissements miteux qui semblaient n’avoir pas changé de décor depuis la seconde guerre mondiale. Souvenirs du Liban : Tripoli, Beyrouth, la montagne druze. Et surtout, la vision époustouflante du temple de Baalbeck. Le dernier jour, à Damas, David était seul à l’aéroport tandis que je m’escrimais à trouver le bureau du ministère de l’information qui apposerait sur mon passeport une autorisation de sortie : tampon indispensable parce que j’étais journaliste - et un un journaliste, même touriste, devait montrer patte blanche… J’avais l’impression de me trouver chez Kafka, dans le dédale des bureaux où je ne trouvais pas le bon guichet. J’ai pu monter dans l’avion au dernier moment. Ouf !
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Et puis il y avait les promenades dans Paris, en particulier dans mon cher vingtième arrondissement. Je me rappelle une longue déambulation au Père Lachaise, où j’avais pris quantité de photos. O ironie, c’est en ces lieux qu’a eu lieu notre dernier rendez-vous ce jeudi 13 juin. Il me souvient que David avait été ému de découvrir la tombe isolée et presque abandonnée de Villiers de l'Isle-Adam dont il chérissait l'œuvre.
Il aimait Paris. Le Marais où il a travaillé dans une association, l’Union Rempart, qui envoie chaque année des milliers de jeunes sur des chantiers de restauration du patrimoine. Je me rappelle de la fête d’anniversaire de son frère Philippe dans la cave du Paris Historique où j’écouterais, plus tard, une conférence de notre ami commun Fred Thibault. David avait d’abord vécu rue de l’Ouest avec son frère Philippe dans le 14e, avant de s’installer rue de Bagnolet puis rue Rémy de Gourmont, desservie par le bus 26 (arrêt Atlas, si je ne me trompe pas). Aujourd’hui, son ancien quartier est devenu instagrammable puisqu’en haut de cette butte, on voit le Sacré Coeur.
J’ai souvent gardé sa chatte Chloé quand il partait en vacances. J’avais pour consigne de ne pas me contenter de la nourrir mais de passer du temps avec elle et de lui parler.
Il a enfin atterri sur la colline opposée, dans le 18e. Lui qui a grandi à Poissy n’a jamais quitté Paris où il a élevé ses enfants avec Sabine tandis que je me suis exilé en banlieue après la naissance de mon premier enfant.
Nous avons cessé de nous voir, happés par nos vies de famille et le travail mais les échanges se poursuivaient, via les e-mails et plus tard par Messenger, nous qui nous nous étions écrits des dizaines de lettres dans les années 90.
Nous nous étions revus il y a quelques années après le stage de son fils dans ma radio. Il avait fait l’effort de prendre le RER pour me rendre visite dans la lointaine et bucolique Seine-et-Marne. Nous avons continué, au fil du temps, à partager nos lectures ou nos “piles à lire”... Il y a quelques semaines, il m’a longuement appelé pour me réconforter quand il a appris le deuil qui frappait ma famille. Il avait été frappé par le texte que j’avais publié sur Odet, “Maman était une réfugiée”, texte écrit il y a quelques années pour un recueil collectif dirigé par Monique Sérot Chaïbi. Croyant à tort que je l’avais écrit après sa mort, il m’avait dit : “Si quelqu’un écrit un texte pareil sur moi après ma mort, j’aurais réussi ma vie.” J'espérais le revoir cet été. J’ignorais que ses jours étaient comptés.
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David Lefrant était écrivain mais personne ne l’a su, en dehors de ses proches et de ses amis.
Jamais il n’a jamais osé envoyer ses manuscrits à une maison d’édition. A quoi bon ? Il avait cent fois, mille fois plus de talent que moi mais je crois qu’il se faisait une idée si haute de la littérature qu’il refusait le jeu auquel se soumet chaque auteur : attendre plein d’espoir le verdict d’une maison d’édition et prendre le risque d’essuyer un refus.
Il a travaillé sur certains textes pendant 10 ans, 20 ans et parfois même 30 ans. Je me rappelle la création de son personnage, Aristide Mulet, dont il avait décidé de narrer les aventures. Je m’amusais à lui donner des idées pour Aristide Mulet, qu’il reprenait ou pas. Il a aussi travaillé pendant des années, et très sérieusement, sur un texte hilarant (et inédit), sa “Bible de Paul Préboist”. En parodiant la Genèse, il avait imaginé que Dieu était apparu au comédien à l’accent méridional.
En 2013 puis en 2016, il a trouvé la force d’achever certains de ses textes, qu’il a autoédités en 3 petit volumes, “
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Pour faire un portrait plus précis de David Lefrant, il faudrait que je reprenne tous les titres des livres qu’il a aimés. Il avait découvert récemment “Les Frères K” de David James Duncan, chez Toussaint-Louverture, un éditeur qu’il aimait.
Je me rappelle qu’il admirait des contemporains, comme Francis Lacassin ou Jean-Claude Carrière (il m’avait confié que son rêve aurait été d’être le secrétaire particulier de Jean-Claude Carrière qu’il n’avait jamais rencontré et à qui il n’a jamais écrit).
Si nos styles et nos sources d’inspiration étaient très différents (et avec le temps, nos goûts littéraires se sont rapprochés même si je n’ai toujours pas réussi à lire Lovecraft), notre amitié était stimulante. Je lui redonnais du courage quand il en avait assez d’écrire et sa grande culture orientait mes lectures, m’aidait à vaincre réticences et préjugés en matière littéraire. J’ai d’ailleurs une pensée pour son frère Philippe, ancien libraire, avec qui il partageait un goût sûr pour les écrivains, poètes et musiciens. C’est grâce à eux deux, par exemple, que je me suis intéressé à John Cowper Powys.
Je n’ai pas toujours suivi David Lefrant dans ses goûts musicaux (il aimait Current 93 et tant d’autres groupes dont j’ai oublié le nom), mais c’est lui qui m’a fait découvrir les premiers albums de David Bowie. La mort du chanteur, il y a quelques années, l’avait beaucoup affectée. Il était déchirant de s’incliner sur le cercueil de David alors que résonnait une de ses chansons préférées de Bowie.
Loïc Barrière, le 15 juin 2024.