Il est photographe mais il aurait pu être historien ou archéologue. Né en France dans une famille cambodgienne, Moul Monor a entrepris un voyage dans la mémoire photographique d’un pays où les Khmers rouges ont tenté de faire table rase du passé, entre avril 1975 et janvier 1979. Le régime dirigé par Pol Pot a fait au moins 1,7 millions de victimes. Pas une famille qui n’ait été touchée. Les Khmers rouges ont non seulement assassiné tout un peuple mais ils ont tenté d’effacer aussi son Histoire, sa culture, son identité.

Depuis son premier voyage au Cambodge, Moul Monor, âgé aujourd’hui de 35 ans, s’est lancé un double défi. D’une part, collectionner les photographies anciennes qui racontent la vie quotidienne du pays, d’autre part, sillonner les 25 provinces du royaume pour constituer une photothèque reflétant la diversité et la richesse du peuple cambodgien.
Dans ce travail de reconstruction de la mémoire, il a été précédé par d’autres artistes obsédés par l’Image Manquante, pour reprendre le titre d’un film de Rithy Panh dont l’oeuvre explore les mécanismes qui ont conduit au génocide. Dans Le Sommeil d’Or, Davy Chou a, lui, redonné vie à des films disparus en interrogeant les cinéastes orphelins de leur œuvre mais aussi les spectateurs de l’époque, mémoires vivantes d’un cinéma enterré dans les Killings Fields.
Comme la plupart des Cambodgiens, Moul Monor a été confronté très tôt à “la photo manquante”. Un album de familles plein de trous.
Le photographe né en France aime à dire que les Occidentaux n’ont pas conscience de leur chance : beaucoup savent à quoi ressemblaient leurs grands-parents ou même leurs arrière-grands-parents même quand ils ne les ont jamais connus. Les Cambodgiens qui possèdent ce type de souvenirs sont très rares. Avec la guerre, la plus grande partie des archives familiales a disparu. Quant aux nombreuses photographies datant de la période khmère rouge, elles sont un reflet cruel des atrocités commises durant cette période : des portraits en noir en blanc des victimes prises avant leur exécution, exposées aujourd’hui à Phnom Penh sur les murs de l’ancien centre d’internement et de torture de Tuol Sleng, devenu Musée du Génocide.
Photographier les Cambodgiens d’aujourd’hui avec un appareil datant des débuts de la photographie

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Si les Khmers rouges sont dans les pensées de toute personne qui s'intéresse au Cambodge, Moul Monor veut dépasser cette page sombre de l’Histoire pour célébrer, à travers son aventure photographique, l'humanité, la vie et l’amour. C’est ainsi que, dès 2014, ce diplômé de l’Ecole Photographique de Paris se lance dans le travail d’une vie entière : montrer le Cambodge d'aujourd'hui. Ces portraits, à visée documentaire, sont réalisés à la chambre grand format, avec des appareils à soufflets datant des débuts de la photographie. Les modèles sont issus de toutes les classes sociales du Cambodge d’aujourd’hui : du paysan à l’avocat, de l’artisan au militaire ou à l’homme politique. Comme il aime à le dire, “ils constituent ensemble une trace globale, multiple et complexe de la société cambodgienne actuelle, ballottée entre tradition et modernité.” Le procédé photographique implique de la lenteur. Moul Monor prend le temps d’échanger avec ses modèles. Souvent, il leur demande de poser tels qu’ils sont, dans leur beauté brute, mais certains réclament de pouvoir porter leurs plus beaux vêtements. Des hommes et des femmes seuls, des couples, des familles, des enfants.
Les photos de Moul Monor font songer aux portraits que l’on faisait jadis, dans le vieux Paris. Le cafetier, le conducteur de fiacre, le curé, la grisette, la maîtresse de maison et ses bonnes, le petit garçon en costume de marin. Photos d'hier, photos d'aujourd'hui. Le passé l'intéresse autant que le présent. Lui qui fréquente assidûment les musées Guimet et Albert Kahn, il s’est passionné pour les photographies du Cambodge d’avant les Khmers rouges jusqu’à créer une impressionnante collection privée d’un millier de photos.
Un autochrome de 1917 montre le Wat Phnom : on y voit un soldat et un bonze. Au second plan une femmes occidentale avec sa fille et deux conducteurs de pousse-pousse.
Sur une autre photo, un prince en tenue d’apparat avec ses serviteurs à genoux. Le cliché date du XIXe siècle. Il provient de l'album d’un marin français. Le serviteur à droite ressemble à un oncle de Moul Monor. Le photographe se fait historien lorsqu’il arrive à dater les photographies grâce au procédé photographique ou aux tenues et médaillons, portés par les modèles.
En cherchant ces images, Moul Monor confie qu’il a longtemps espéré découvrir une photo de son grand-père dont il ne connaît pas le visage. Ces clichés d’inconnus pourraient remplacer les images manquantes dans les albums des familles cambodgiennes.
Des photos que l’on doit, comme dans tous les pays anciennement colonisés, aux militaires et fonctionnaires affectés au Cambodge durant le Protectorat, mais aussi à des voyageurs, notamment les marins en partance pour Saigon ou Hong Kong.
Les traces que nous lègue le passé et celles que l’on laisse pour les générations futures.

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Cette collection privée, qui s’enrichit à la faveur de legs, de dons, de ventes aux enchères, Moul Monor la destine aux jeunes générations du Cambodge. Plaques de verre, négatifs, diaporamas, il récupère ces photos pour les numériser, traiter, répertorier et les mettre sur une plateforme consultable sur internet. Il voit encore plus loin avec un plan de conservation préventive et de restauration du patrimoine photographique cambodgien, au service des générations présentes et futures. Pas question que ces photographies retrouvées dorment sur des étagères. Les chercheurs, étudiants, enseignants, historiens, journalistes pourront puiser dans cette ressource pour leurs travaux.
Archéologue, Moul Monor l’est en quelque sorte puisque son travail a beaucoup à voir avec les traces, celles que nous lègue le passé et celles que l’on laisse pour les générations futures.
Avant son premier voyage au Cambodge, Moul Monor parlait un khmer rudimentaire. Après sept ans de vadrouille avec son sac à dos et son matériel photographique, sa plus grande fierté, c’est qu’on le prenne pour un Khmer des rizières. Si son œuvre comprend déjà 4000 portraits, il demande aussi aux Cambodgiens de se prendre en photo pour bâtir ensemble une mémoire visuelle du Cambodge.
Une sélection des portraits de Moul Monor et de sa collection privée est exposée du 23 au 27 novembre 2021 à l’Espace Cinko, 12 passage Choiseul, 75002 Paris.
Métro : Quatre-Septembre, Pyramides, Opéra
Vernissage : Mardi 23 novembre 18h/20h

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