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En 2017, quand j'ai commencé à militer à la France insoumise, j’avais 16 ans. Deux éléments déclencheurs m’avaient convaincu de m’engager : le meeting de Jean-Luc Mélenchon à Tourcoing début janvier 2017, et le coup de gueule de François Ruffin à la cérémonie des César un mois plus tard. Dans une conversation en 2022, on m’avait demandé si je préférais Mélenchon ou Ruffin. Et sur un ton de l’humour, j’avais répondu qu’on ne choisissait pas entre son père et sa mère. Ces deux figures, je leur dois mon instruction politique. Je me suis abreuvé de leurs livres, de leurs discours, de leurs analyses. Ils m’ont forgé. Fait rare en politique, ils pensent par eux-mêmes. Ils ne récitent pas des fiches, mais ils produisent une pensée, avec une personnalité touchante. Leurs visions sont parfois divergentes, parfois similaires, et souvent complémentaires. Aujourd'hui, je vis leur confrontation comme une séparation. Mais une séparation que je pressentais. Comme dans une relation qui va mal, il y avait des signes avant-coureurs. Pourquoi cette rupture ? Au-delà des purges et autres manœuvres de pressions internes reposant sur le chantage à la loyauté, c’est une divergence d’approche, de stratégie, qui repose sur une réalité sensible et concrète que François Ruffin a décrit, et que j’ai éprouvée, comme d’autres, pendant la campagne législative anticipée de Juin 2024, et même bien avant.
Situation politique à la dissolution
Le Dimanche 9 juin 2024 vers 18h30, j’arrive au local du député où se tenait une soirée électorale ouverte à tous, pour suivre les résultats des élections européennes. Vers 19h, les premières tendances qui nous remontent des villes et villages alentours sont sans précédent. Dans ce territoire historiquement acquis à la gauche, dont Lionel Jospin fut le député en 1988, puis en 1997, où Christophe Bex (LFI) prit la relève en 2022, nous nous retrouvons pour la première fois avec un RN qui, par certains endroits, dépasse la barre des 50%, et ce malgré les 38 listes proposées et une bonne participation. Ce n’est pas une vague, c’est un raz-de-marée. Un raz-de-marée que nous avons vu monter sensiblement depuis plusieurs années, mais qui ce soir-là, dépasse tous nos pronostics. À 20h, les estimations au niveau national sont du même ordre : Bardella culmine à 33%, très loin devant le parti présidentiel, et encore plus loin devant la gauche. C’est alors qu’Emmanuel Macron prit la parole, et “balança une grenade dégoupillée” selon sa propre expression : une dissolution de l’Assemblée Nationale. Ce fut un coup de tonnerre, nous n’étions pas préparés à cette éventualité. Le résultat des européennes nous assommait déjà, cette annonce finissait de nous achever. L’idée d’entamer une si grande bataille avec si peu de forces nous rendait pour le moins fébriles. Et quelques minutes après, fort d’un score à un chiffre, Jean-Luc Mélenchon s’exclame depuis son quartier général parisien : “On leur a mis la tannée !”, “Bravo aux quartiers populaires, à la jeunesse !”. Certes il y avait eu de ce côté un léger soubresaut. Mais dans mon coin plutôt rural, agricole et ancien, où la participation était bonne, ça ne causait pas. Je me souviens des regards perplexes des camarades présents au local, devant l’écran. On ne le savait pas encore, mais entre 2019 et 2024, la liste menée par Manon Aubry perdait plus de 5000 voix dans notre circonscription. Un fossé s’est creusé, pas qu’un peu et pas que chez nous, entre les grandes zones urbaines et les territoires hors des métropoles. Mais il ne fallait pas trop en parler, car pour certains à Paris ce sont des “jérémiades”. Ce déni m’affectait beaucoup. Dans la période inconnue qui s’ouvrait sous nos yeux, il fallait donc faire avec, et surtout il fallait envisager, pas de gaieté de cœur, de masquer notre étiquette le plus possible pour espérer gagner. Heureusement, dans un élan d’espoir, comme un instinct de survie dans ces circonstances tumultueuses, François Ruffin prenait les devants et posait le mot d’ordre de la campagne qui s’ouvrait : Front Populaire. Un dépassement salutaire et nécessaire, pour la gauche en général, et pour nous en particulier.
Sur le terrain pendant la campagne législative
Sur le terrain, rien n’était comme avant. D’abord, les gens avaient saisi l’enjeu historique du scrutin, donc tout le monde ne parlait que de ça. Ensuite, en ce qui nous concerne, des dizaines de militants que nous n’avions jamais vus, venaient spontanément proposer leur aide, leur soutien à notre campagne, à l’union de la gauche, à ce Nouveau Front Populaire. Et enfin, en face, une extrême droite qui se sentait surpuissante. Sur les marchés, en porte-à-porte, on rencontrait des électeurs frontistes de partout. Chez les ouvriers, j’entendais plutôt : “On n’a jamais essayé, ça ne pourra pas être pire”, et côté bourgeois, j’entendais “Front Populaire ? Oh non, certainement pas vous, et regardez en Italie, Meloni c’est pas dramatique, et au moins l’économie tient debout”. Mais ce qui changeait largement dans cette élection, c’est que le vote de dépit du RN était devenu un vote de fierté. Les électeurs RN se vantaient. Pour la première fois, ils pensaient vraiment gouverner. Ils avaient de l’ancrage, ils avaient de la force, ils se sentaient nombreux, massifs, légitimes, et aussi, ils avaient une incarnation, un homme providentiel, que nous n’avions pas, nous, à gauche, dans la "guerre des chefs". Malgré les forces militantes inédites qui se joignaient à nous, la situation ne rassurait pas vraiment. Lors du premier marché que nous avons fait dans le Volvestre, j’ai tendu un tract à une dame, elle me l’a pris par politesse et m’a dit : “Vous [LFI] avez dit que la gauche de Carole Delga était génocidaire et coloniale, je ne vois donc pas pourquoi vous voudriez ma voix”. Ça m’a énervé, voilà comment un tweet solitaire allait nous faire obstacle. Et partout, on passait plus de temps à se désolidariser de tel tweet, de telle déclaration foireuse, qu’à parler de fond. On se donnait un mal fou à convaincre une personne avec nos pauvres tracts, pendant que nos représentants nationaux pouvaient nous démolir en une phrase reprise par les médias. Concernant Mélenchon, pour qui j’éprouve un grand respect, sachant ce que je lui dois et ce qu’il a construit, on a passé toute notre campagne à rassurer les gens qui s’inquiétaient de le voir devenir Premier ministre s’ils votaient pour nous.. c'était un poids. Toujours dans cette première semaine de campagne, au marché d’Auterive, une jeune maman en poussette prenait mon tract, le tournait pour lire le verso et me demandait : “Vous affichez le soutien de Ruffin, mais pas de Mélenchon. C’est volontaire ?”. J’avais répondu en souriant : “un peu”. Elle m’avait repris avec un sourire : “ah mais moi ça me va, même si j’ai voté pour lui en 2022, aujourd’hui quand on discute, il est cuit. Ruffin ça passe mieux, en tout cas ici !”. Des exemples comme celui-ci, j’en ai énormément à moi tout seul. Les copains pareil. Ce qui est étonnant, c’est qu’il suffisait de prendre la voiture quelques minutes, de monter sur la ville la plus au nord de la circo, Cugnaux, pour constater une autre réalité. Dans les quartiers populaires, dans les grands centres urbains, Mélenchon passe mieux.
Stratégie nationale de conquête du peuple
Cette réalité électorale est (presque) assumée par LFi. Lors de la conférence de Julia Cagé et Thomas Piketty à l’Institut La Boétie en septembre 2023, Jean-Luc Mélenchon conclut ceci : “le gros de la troupe qui va nous faire gagner, ce sont les quartiers populaires où on vote pour nous à 80% au premier tour mais où 30 % seulement vont voter. Si nous montons à un niveau égal à celui de la participation du reste de la société, nous avons gagné, c'est pourquoi la priorité c'est de les convaincre eux”. Ce clivage géographique, c’est un problème chez nous. Jean-Luc Mélenchon explique qu’il continue à parler aux classes populaires rurales car il parle de social, très bien, alors pourquoi ne dit-il pas la même chose pour dire qu’il s’adresse aux classes populaires des quartiers ? Car pour séduire les quartiers populaires, Mélenchon prend la défense des compatriotes de confession musulmane, avec la “créolisation”, avec la lutte contre “l’islamophobie d’État” sur l’abaya, le burkini, le voile.. il leur dit d’être fiers, que ce pays est aussi à eux, et il a raison. Ce sont autant d’arguments à caractère identitaire, que Bardella et Le Pen exploitent aussi de leur côté pour la France dite “périphérique”, hors des métropoles, celle des "clochers", en parlant des “racines chrétiennes” menacées, du patrimoine à défendre, des produits locaux… et ça marche. Un électeur n’afflue pas seulement pour des promesses sur les salaires ou les services publics, il vote aussi avec ses affects, son sentiment d’appartenance ou non à une communauté, à une histoire, et pour la capacité des candidats et des représentants à les protéger, à les défendre, à les rendre fiers. C’est particulièrement vrai dans un contexte de globalisation capitaliste où tous les repères, à tous les niveaux, s’effacent, et où beaucoup se rassurent en s’accrochant à des symboles, à des éléments historiques et culturels. Et la gauche ne doit surtout pas se résoudre à l'affrontement entre deux France.
Les solutions pour faire l'union populaire au complet
Voilà pourquoi, parmi les solutions à ce blocage, je pense d’abord que la gauche a besoin d'embarquer les gens en les rendant fiers de ce qu'ils sont, en revendiquant des éléments d’identité, sans timidité, sans demi-mesure, avec enthousiasme. Le 31 août 2024, François Ruffin propose un événement de rentrée politique "festif" intéressant à Flixecourt, terre ouvrière gangrenée par le RN dans sa circonscription, pour parler d'union populaire entre "la France des bourgs et la France des tours". C'est une initiative qu'on ne peut que saluer dans la période : ceux qui la déprécient pour des raisons politiciennes ne sont pas à la hauteur du moment. De son côté, le député Antoine Léaument a entamé une bataille assez habile pour arracher le drapeau français à l'extrême droite droite, en vantant le récit républicain. Dans un monde où tout bouge trop vite, l’aspiration à un pays “nouveau” n’existe pas chez les gens. Surtout dans un pays vieillissant où les + de 60 ans sont ceux qui votent le plus. Préparer l’avenir en faisant campagne pour l’effacement ou la disparition, c’est une stratégie perdante, qui inquiète et qui isole. C’est même la première peur liée à la mondialisation. Se couper de cette “vieille” France parce que, selon la théorie de quelques marginaux reclués dans la capitale, elle serait réactionnaire, raciste, homophobe, beauf, sale, idiote.. c’est faire sien la théorie politique de cette “gauche de droite” qui pour finir, a accouché du macronisme. Cette “vieille” France des ronds-points, des industries dépecées, du “non” trahi de 2005, de la crise agricole.. elle bosse, elle consomme, et elle est très hétérogène. Les travaux de Piketty et Cagé confirment qu’on ne peut pas gagner une élection présidentielle sans avoir une partie d’elle. Cette France aussi, c'est le peuple. Mais cette gauche de rupture dont je suis le fervent partisan manque cruellement d’ancrage dans les collectivités locales, dans les associations, là où j’ai constaté cette année une forte implantation du RN dans ces tissus. La France insoumise est une machine à mener des présidentielles, et entre-temps, elle ne met aucun moyen pour s'ancrer dans les territoires. L’ouverture d’un local insoumis à Perpignan était une étape positive. Mais plus que ça, on a besoin de faire émerger des conseillers départementaux et des maires pour qu’ils maillent le pays. On manque d'élus locaux militants, formés, imprégnés des préoccupations locales. Bien sûr, rien de tout cela n’est réaliste si au niveau national, les cadres et dirigeants du mouvement s’embourbent dans des postures incomprises, voire sectaires. Quand on est une direction politique, on doit penser aux effets de masse qu’on produit chez les siens qui ont notre écoute, notre confiance. À ce sujet, quel est l’intérêt d’accuser Carole Delga d’être “coloniale”, “génocidaire” ou “soutien du gouvernement d’extrême droite israélien” alors que c’est tout à fait faux ? Concrètement, on radicalise son petit noyau dur, et on cristallise de larges oppositions partout ailleurs. Voilà ce qu’il ne faut plus faire.
Pour gagner, la gauche a aussi besoin de traiter de tous les sujets sans fébrilité. Pour cela, il faut affronter un obstacle : le puritanisme de gauche, cette maladie grandissante de notre camp qui tend à se convaincre que tout acte de bon sens reviendrait à collaborer avec l’ennemi, et à contrario que chaque raté est un acte de résistance. Cette stratégie alimentée par une minorité tapageuse de gauchistes fait par exemple culpabiliser de parler de sécurité, sous prétexte que la droite et l’extrême droite s’en emparent. Dans mon coin, un gamin de 16 ans s’est fait tuer au couteau dans une rue de Muret, pour un affaire de trafic de drogues. C'est un sujet éminemment politique qui touche les gens, et qui mérite mieux que la surenchère démagogique de la droite, d’autant que le volet sécurité du programme de LFi est très bon. Ce silence gêné sur des sujets comme celui-ci est pénible, il faut le briser. Mais je vois des difficultés de le faire dans la période. La vie politique française se “trumpise” à tous les niveaux : sur les plateaux de télévision, tout le monde recherche sa séquence pour monter un réel sur Tiktok. Pour que la vidéo soit virale, il faut un propos outrancier, provocateur, court et simple à comprendre. Bref, le degré zéro du débat politique, qui anéantit tout propos nuancé, le rendant inaudible. Cela dit, il existe un espace pour la sincérité et la franchise, sans devenir une caricature. À titre d’exemple, ce que j’entends le plus dans mes échanges sur François Ruffin, c’est qu’il est sincère. Une figure comme lui nous permet de toucher une audience que Mélenchon a perdu. Aussi, se pose pour la gauche la question de l’incarnation. Les gens votent presque d'abord pour une personnalité avec laquelle ils se projettent. Jamais je n’ai pu avoir une conversation uniquement basée sur une question programmatique, même si j’insiste, car la fonction présidentielle exige un rapport de confiance, que la machine médiatique façonne à outrance. Les Français n’ont pas voté pour le projet d’Emmanuel Macron en 2017, ils ont voté pour l’image d’un homme “neuf”, jeune, expérimenté, qui parlait bien, qui présentait bien, et qui se tenait à distance des vieux appareils, de leurs affaires judiciaires et de leurs querelles figées. En 2024, les électeurs RN ont voté aussi pour ce jeune homme Bardella, populaire, bon élève au beau sourire, bien habillé, rendu sympathique et accessible grâce à son influente propagande sur Tiktok. Pour 2027, Mélenchon est fort de plusieurs atouts, notamment de sa machine politique, mais aussi de sa notoriété maximale. Mais qui dit notoriété maximale, dit aussi rejet maximal. Je n’ai aucun doute sur la capacité de beaucoup à gauche, à changer d’avis dans les derniers jours pour perpétuer le mécanisme du vote utile, mais je constate aussi un évident blocage autour de Mélenchon. Comme disait un militant insoumis de la première heure par chez moi, “il a tendu le bâton pour se faire battre, et il a été battu”. Je pense qu’il est sain de penser à la relève sans être coupable de jouer le jeu de l'adversaire. Par dessus-tout, je suis convaincu que la victoire à gauche ne peut venir que d’une personnalité dépassant les crispations internes, possédant une force autonome, émancipée des partis actuels, entraînant derrière lui la base et débordant les appareils. Enfin, je crois que nous devons être identifiés sur des mots d’ordre et des grandes propositions. Je suis satisfait de voir une formation politique porteuse d’un programme riche de plusieurs centaines de mesures détaillées pour gouverner, comme dans l’Avenir en commun : c’est un gage de sérieux et de maîtrise des sujets. Mais les gens ne croient plus aux vœux pieux, et ne conçoivent pas son application “de A à Z” dans un monde secoué par les crises à répétition. La feuille de route pour les 5 ans doit être plus simple à comprendre pour qu’elle suscite l’adhésion, et pour ma part je suis convaincu d’une part que la gauche peut changer la vie sur quelques grandes mesures comme en Espagne, et d’autre part que le pouvoir politique ne peut pas faire la rupture sans une immense pression populaire. C’est la condition pour affronter notamment la Commission européenne, et les autres grandes institutions conservatrices. Mélenchon comme Ruffin l’ont compris.
On ne peut pas parler de peuple si on ne le comprend pas ou qu'on s'en fait une idée qui ne correspond pas à la réalité. Voilà pourquoi j’ai profité de cette période pour prendre des notes et en faire une modeste synthèse avec des propositions personnelles. J'attribue à Mélenchon des qualités que Ruffin n'a pas, et j'attribue à Ruffin des qualités que Mélenchon n'a pas. Mais aujourd'hui, dans le pays, si la carte Mélenchon a prouvé ses limites, celle de Ruffin a un gros potentiel. Les militants fanatisés allergiques aux remises en cause d'un chef, quel qu'il soit, me laissent indifférents. Je souhaite à la gauche de sortir de son illusion de toute-puissance sur les réseaux sociaux, pour renouer avec le militantisme pratique, qui apprend, qui écoute, qui accueille la parole populaire, et qui se pose toujours les bonnes questions, dans un même espoir renouvelé : faire mieux.