Immersion en eaux profondes : les géants du Deep Sea Mining
À l’occasion de la 28ème session sur le projet de réglementation pour l’exploitation des ressources minérales des fonds marins, de nombreux·ses représentant.es d’ONG se sont rendu.es au siège de l’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM) à Kingston, Jamaïque, en qualité d’observateur·ices.
Du 7 au 31 mars, iels ont suivi et retranscrit les comptes-rendus des délibérations. Avec un groupe de journalistes indépendants, nous les avons assistés en investiguant sur les entreprises peu connues du forage en eaux profondes. Les scandales révélés par le NY Times sur l’un des géants du Deep Sea Mining, The Metal Company, nous rappellent la vigilance constante que nous devons avoir envers les actions de lobbying et de désinformation de l’industrie minière.
Suite à l’alerte donnée par des activistes des Îles Cook, l’entreprise Global Sea mineral Ressources, filiale très discrète du groupe de dragage DEME, a retenu notre attention car elle s’inscrit dans la droite lignée des entreprises exposées par le NY Times.
Le premier cas: Nautilus Inc. en Papouasie-Nouvelle-Guinée
Août 2022, le journaliste Eric Lipton publie dans le NY Times une enquête (0) édifiante qui met en lumière les liens étroits entre The Metal Company, une entreprise minière canadienne, et l’Autorité Internationale des Fonds Marins, une organisation de l’ONU. L’article démontre, preuves à l’appui, que le secrétaire général de l’AIFM, Michael W. Lodge, a des conflits d’intérêt avec le dirigeant de The Metal Company, Gerard Barron.
Cette enquête évoque notamment l’énorme échec de l’exploitation minière en Papouasie-Nouvelle-Guinée. En 2007, la société minière canadienne Nautilus Minerals, dont Mr Barron était le principal investisseur, commence à forer dans les fonds marins de la Papouasie-Nouvelle-Guinée à la recherche de cuivre, d'or, de zinc et d'argent.
En 2017, les communautés côtières lancent des poursuites judiciaires contre le gouvernement de la Papouasie-Nouvelle-Guinée dans le but d'obtenir des documents clés liés aux impacts environnementaux, sanitaires et économiques du projet.
Jonathan Mesulam, activiste écologiste de Papouasie-Nouvelle-Guinée, essaye d’alerter le public sur les dangers du forage dans cette zone lors d'une conférence Mining Watch Canada en 2019: (1)(1.1) (1.2)(1.3)(1.4)
«Nous étions inquiets parce que l'exploitation minière est expérimentale, il n'y a aucun exemple dans le monde et la Papouasie-Nouvelle-Guinée n'a pas de cadre réglementaire. Nous savions qu’un volcan sous-marin était actif sur ce site, cela pourrait-il provoquer un tsunami ? Cela a également affecté notre culture unique d'appel des requins qui est notre identité. Ils sont une source majeure de nourriture pour notre peuple. Lorsque Nautilus a commencé ses activités d'exploration, les requins ont quitté nos eaux.»
Nautilus est accusé d'avoir déformé les réactions communautaires exprimées lors des consultations publiques. L'évaluation de l'impact environnemental et le processus d'approbation de l'entreprise ont été jugés défectueux, remettant en question la légitimité et la transparence du projet.
En 2019, l’entreprise Nautilus Inc. fait faillite et le Projet Solwara 1 est en proie à des revers financiers. En juin de la même année, le propriétaire du chantier naval où le navire de la société était fabriqué a déclaré qu'il avait annulé le contrat car Nautilus n'a pas payé le troisième versement du prix du contrat soit 18 millions de dollars avant intérêts.
Nautilus a laissé le gouvernement de Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui détient toujours une participation de 15% dans le projet Solwara I ainsi que des équipements, face à une dette de 24 millions de dollars.
À l’époque, c’est Samantha Smith, actuelle cheffe des relations publiques de Global Sea mineral Ressources, qui est chargée de superviser les rapports d’impacts environnementaux et la communication avec les populations locales pour Nautilus Inc. sur le projet Solwara I.
Mike Johnston, directeur général de Nautilus Minerals, a déclaré à BBC News: "C'est un système résilient et des études montrent que la vie se rétablira dans 5 à 10 ans. Un site de ventilation actif à 1 km au sud-est a les mêmes insectes et escargots et le courant transportera les insectes et les escargots vers le site minier. On s'attend à ce qu'il se rétablisse assez rapidement."(2) Ces dires seront contredits en 2020 par le rapport de la Deep Sea Mining Campaign (3). Cette campagne est réalisée avec les communautés locales, la société civile, les universitaires et les scientifiques. Leur plaidoyer met en évidence les risques environnementaux, sociaux et économiques posés par l'exploitation minière des fonds marins tout en visant à promouvoir des alternatives à cette industrie.
Tous les grands acteurs du Deep Sea Mining appartiennent à une même famille. Ils transfèrent leurs employés d’une entreprise à une autre lorsque l’une d’entre elles est en faillite ou liée à un scandale environnemental et social, comme cela a été le cas pour Samantha Smith avec Nautilus Inc.
Le décideur: L’Autorité Internationale des Fonds Marins
L’AIFM est l’un des membres de cette grande famille. Créée en 1994, cette agence de l’ONU a pour principale fonction d’encadrer l’exploitation minière des fonds marins. Elle délivre les permis pour l’exploration et l’exploitation de nos fonds marins auprès des pays qui le demandent et négocie le code minier qui est soumis aux dispositions du droit de l’environnement.
Le mandat de l’AIFM comporte de ce fait deux prérogatives qui sont incompatibles: encadrer l’exploitation des fonds marins et protéger l’océan pour le bien commun de l’humanité. De cette incompatibilité découle la demande de la réforme de cette institution par les ONG et militants environnementaux.
À ce jour, 31 permis d’exploration ont été délivrés à 22 entreprises. 17 de ces permis concernent la Zone Clarion-Clipperton, au sud ouest de Hawaï. Si la Zone Clarion-Clipperton, dans le sud de l’océan Pacifique, intéresse particulièrement les industriels, c’est parce que ses fonds marins regorgent de nodules polymétalliques. Ces derniers sont une source minérale potentielle pour le cuivre, le cobalt, le fer, le manganèse et autres ressources utilisées dans la fabrication d’appareils électroniques comme les batteries par exemple.
L’entreprise belge Global Sea mineral Ressources: héritière de Nautilus Inc. ?
Global Sea mineral Ressources fait partie des entreprises ayant obtenu un permis d’exploration dans cette zone. Le 14 janvier 2013, l'Autorité internationale des fonds marins et GSR signent un contrat de 15 ans pour la prospection et l'exploration de nodules polymétalliques. En vertu du contrat, GSR détiendra les droits exclusifs d'exploration sur 76 728 kilomètres carrés du fond marin dans la partie orientale de la zone Clarion Clipperton (CCZ) de l'océan Pacifique central.
La filiale du grand groupe Dredging, Environmental and Marine Engineering (DEME) est très discrète dans les médias. Lorsque l’on commence à chercher sa place dans la grande famille des groupes miniers, on réalise que plusieurs de ses employés ont travaillé dans d’autres entreprises de l’industrie minière dont certaines ont fait faillite. La présence en ligne de l’entreprise se résume à un onglet hébergé sur le site du groupe DEME et à une page LinkedIn avec 10 employés.
Ça n’est qu’en 2019, lorsqu’un essai de leur robot minier a dû être arrêté à la suite d’un défaut du cordon le reliant au navire de commandement, que l’on verra s’intensifier la présence de GSR dans les médias. Pourtant, l’entreprise existe depuis 2012 et a participé à de nombreuses missions d’exploration et d’exploitation des fonds marins. Il semblerait que son président, le baron Bertrand, se fie à l’adage pour vivre heureux, vivons cachés.
En 2021, soit deux ans après leur essai raté, leur robot minier de 27 tonnes, le Patania II, commence a aspirer les fameux nodules.
Pour rappel, l’Océan représente 71% de la surface de notre planète, ce qui en fait le premier puit de carbone sur Terre, il capte plus de CO2 que toutes les forêts de la planète réunies via ses pompes physiques et biologique. Le carbone est séquestré dans les fonds marins, d’où l’importance de ne pas perturber les fonds marins qui jouent le rôle de « coffre fort » du carbone. À ce jour, seulement 20% des fonds marins ont été explorés. Les scientifiques estiment qu’entre 500 000 à 1 million d’espèces peuplent les fonds marins. La plupart de ces espèces seraient endémiques, c’est-à-dire présentes uniquement dans ce biome propre aux abysses.
Diva Amon (4), biologiste marine et chercheuse de l'Université de Californie l’a d’ailleurs constaté lors de son étude sur la Zone Clarion-Clipperton: «Plus de la moitié des espèces observées lors de l’exploration de la Zone Clarion Clipperton nous étaient inconnues.»
Pour évaluer les impacts de GSR dans le Pacifique oriental, un consortium de scientifiques supervise «Mining impact» (5) un projet de recherche financé par les gouvernements européens. Matthias Haeckel, biochimiste marin au GEOMAR Helmholtz Center for Ocean déclare dans ce rapport:
«Chaque opération minière comme celle de GSR dans le Pacifique oriental éliminerait la couche de surface "biologiquement active" d'environ 200 à 300 kilomètres carrés de fond marin chaque année.»
Des dizaines d'autres scientifiques étudient également la faune et la flore à proximité des précieux nodules ainsi que leur capacité à se remettre de cette activité minière intensive. Diva Amon, qui visite la CCZ depuis 2013, affirme que l'élimination des nodules entraînera inévitablement une réduction de l'abondance et de la diversité des espèces. (6)
Pourquoi l’AIFM a t’elle accordé autant de ces permis dans la Zone Clarion-Clipperton malgré les rapports d’impacts environnementaux présentés par les scientifiques ?
En juillet 2020, un journaliste belge, Raf Custers, publie un article sur l’entreprise GSR et sur ses activités dans la Zone Clarion-Clipperton. Ce qu’il révèle confirme notre impression: les entreprises minières peuvent mettre en danger la pérennité des océans en toute impunité car elles s’associent aux organismes censés les protéger.
Nous apprenons que la fille de Luc Bertrand (baron Bertrand), président du groupe DEME dont nous avons parlé plus haut, est adjointe au ministre de la justice et de la mer du Nord et que Vande Lanotte, ancien ministre de la mer, est maintenant consultant pour GSR à travers le cabinet Walter Van Steenbrugge. La Belgique fait partie de l’AIFM depuis sa création et siège donc à l’Assemblée. En 2023, elle deviendra pour la quatrième fois membre de son Conseil. On peut imaginer que ces relations entre le groupe DEME et le gouvernement belge avantage considérablement l’entreprise pour obtenir les contrats de forage en eaux profondes.
Pour le développement de son robot Patania, GSR et son propriétaire, le groupe DEME, ont été subventionnés ces dernières années par des fonds publics provenant de différentes sources. Au total, ce sont des millions d’euros qui sont investis par l’Union Européenne par le biais de concours d’innovation et de subventions dans le développement des projets de GSR. (7)
Nous supposons que cela s’avère difficile pour les États qui ont investi des fonds dans ces entreprises de rejoindre le moratoire sur le forage en eaux profondes.
Les sociétés minières investissent également des millions de dollars dans leurs propres études environnementales, comment nous assurer que celles-ci sont réglementaires et fiables ? Les données collectées jusqu’à ce jour ne nous permettent pas d’établir un point de référence. Nous ne connaissons pas l’état initial de l’écosystème de nos fonds marins, toutes mesures d’impacts est donc, par définition, caduques.
François Charlet, manager d’exploration chez GSR, a notamment pris part au consortium de Mining Impact en tant que représentant de l’entreprise. En 2020, Catherine Coumans, l'une des rédactrices de ce rapport déclare:
"La raison pour laquelle nous avons décidé qu'il était vraiment urgent de publier ce rapport est que... L'Autorité Internationale des Fonds Marins subit de fortes pressions pour finaliser la réglementation qui permettrait le démarrage de l'exploitation minière."
En matière d’exploitation minière en eaux profondes, c’est aux loups que revient la tâche de surveiller la bergerie. Les nombreux avertissements sur les dangers écologiques que comporte cette industrie sont, la plupart du temps, ignorés et des passe-droits sont accordés régulièrement. C’est notamment le cas de l’État insulaire de Nauru et de TMC qui ont déclenché en juin 2021 la «Two years trigger rule». Les licences minières pourraient être délivrées dès juillet 2023, même si la réglementation n’a pas tranché d’ici là.
Qu’en est-il de la loi sur l’éthique et la justice pour les pays en voie de développement inscrite dans les droits de la mer ?
Plusieurs règles de conduites, définies en 1998 par les Nations Unies lors de la Convention des droits de la mer, prévalent dans l’attribution des contrats d’exploitation des fonds marins. L’une d’entre elle, et non des moindres, est la suivante:
«La codification et le développement progressif du droit de la mer réalisés dans la convention contribueront au renforcement de la paix, de la sécurité, de la coopération et des relations amicales entre toutes les nations, conformément aux principes de justice et d’égalité des droits, et favoriseront le progrès économique et social de tous les peuples du monde, conformément aux buts et principes des Nations unies.»(8)
Dans l’article du NY Times et à travers les échanges entre Gerard Barron (dirigeant de The Metal Company) et Michael Lodge (secrétaire général de l’AIFM) nous témoignons du manque de respect de ce principe. Des informations préférentielles ont bien été dévoilées à certaines entreprises minières (en l’occurrence Nautilus Inc. et The Metal Company). Ces entreprises ont ainsi pu obtenir des permis d’exploitation en spoliant les nations en voie de développement dont les eaux profondes sont exploitées.
Dans le cas de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, nous l’avons mentionné, l’État s’est retrouvé avec une dette colossale suite à l’échec de Nautilus Inc.
Jonathan Mesulam le confirme, non seulement cela n’a pas généré de bénéfice pour l’État mais cela a en plus privé les populations locales de ressources essentielles.
En ce qui concerne GSR et les Îles Cook, des activistes sur place nous avertissent qu’aucune communication claire n’est donnée à la population. Rien dans les médias ou de la part de leurs dirigeants. Ce sont toujours des entreprises avec un fort pouvoir économique appartenant à des États développés qui récupèrent les bénéfices de cette industrie.
Ne détournons pas le regard: le mouvement #LookDown
#LookDown action regroupe des militants engagés pour le climat et la justice sociale en France, en Suisse, en Canada, en Italie et depuis quelque mois... En Belgique ! En janvier, la branche belge a organisé sa première action devant les bureaux du ministre Vincent van Quickenborne et demande à la Belgique de se positionner sur l’exploitation minière des fonds marins.
Partout à travers le monde, des gens se rassemblent et exigent une pause de précaution afin d’en apprendre plus sur nos fonds marins avant de les exploiter. En moins de six mois, quatorze États ont rejoint différentes alliances pour stopper le forage en eaux profondes. Des parlementaires de plusieurs pays lancent également des alliances pour le moratoire : la première était l'Alliance des parlementaires du Pacifique sur le DSM.
Comme c’est le cas dans de nombreux domaines liés à l’exploitation des ressources, c’est aux activistes à travers le monde d’opérer le rôle de gardes-fous auprès des États. Vous aussi, rejoignez le mouvement et interpellez les dirigeants dont c’est la responsabilité de ne pas fermer les yeux sur les agissements obscurs des géants miniers et de leurs alliés de convenance.
#LookDown
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