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Loriane Lafont-Grave

Doctorante à l'Université de Chicago et à l"École Pratique des Hautes Études.

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Billet de blog 7 janvier 2024

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Les Français juifs dans le piège de la sur-condamnation de la France Insoumise

Une analyse pour réfléchir à la singularité de la position de la communauté juive française dans son rapport aux crimes perpétrés par le gouvernement israélien à Gaza. Un piège se serait noué dans la dénonciation systématique de la France Insoumise...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

              Pourquoi une telle dichotomie entre les Français juifs et leurs coreligionnaires américains (notamment) dans leur dénonciation du gouvernement d’union nationale sous l’égide de Benjamin Netanyahu ? Telle est la question que l’on voudrait ici poser, tant est frappant le contraste dans les réactions et prises de position de la diaspora juive suite à la crise ouverte par les massacres commis par le Hamas le 7 octobre 2023 dans les kibboutzim israéliens. Entre les Français juifs et leurs homologues anglo-saxons, la différence de réaction aux exactions commises par le gouvernement israélien est notable et se fait de plus en plus criante, et notable, à mesure que le nombre de morts à Gaza augmente et que l’action militaire israélienne se durcit. À travers cette disparité de points de vue se dessine des visions du monde différentes, voire scindées, entre la communauté française juive et les autres communautés juives. C’est la singularité de la position française qui m’intéresse au premier chef et que je voudrais tenter d’analyser. Essayons d’abord de nous accorder sur quelques constats factuels en les assortissant de plusieurs commentaires. 


                     Après la sidération causée par le nombre de morts israéliens et la violence inouïe des massacres perpétrés, le constat des viols sur les femmes israéliennes et la prise en otage de plusieurs centaines de juifs israéliens et de différentes nationalités par le mouvement terroriste, on a observé une vague de manifestations en soutien aux Palestiniens à travers le monde en même temps qu’une recrudescence d’antisémitisme tout aussi mondiale. Tout le monde a en tête les images de l’avion en provenance de Tel-Aviv pris d’assaut par des Russes pro-palestiniens à l’aéroport de Makhatchakala (Daghestan, Russie) le 29 octobre 2023. La conjonction de ces deux phénomènes a joué d’autre manière en France que dans le monde anglo-saxon que j’observe depuis la ville de Chicago. Les communautés juives américaine et britannique me semblent plus divisées que la française concernant la situation en Israël. Beaucoup d’Américains juifs dénoncent ouvertement, en particulier sur les réseaux sociaux, la situation politique israélienne là où les Français Juifs sont, me semble-t-il, beaucoup plus discrets.

                      Une réaction récurrente me paraît désormais endémique sur le réseau social X : la dénonciation, non sans raisons, de l’antisémitisme d’une partie du mouvement politique d’extrême-gauche « France insoumise » (désormais FI) qui a tenu, dès le lendemain des attaques du 7 octobre, des propos ne condamnant pas le massacre commis par l’organisation terroriste Hamas, mais le légitimant plutôt tout en n’ayant peu ou pas de mots pour les victimes israéliennes. Ce mélange détonant, fruit d’une absence de condamnation réelle du Hamas et de la présence d’une rhétorique latente et accusatoire à l’égard des Juifs qu'on peut résumer par la formule de la députée FI Ersilia Soudais dans une édition récente de Libération (« mais qu’est-ce que vous attendiez en mettant la poussière sous le tapis ? ») a produit une situation politique inédite qui perdure : beaucoup de Français Juifs ou binationaux se sont engagés dans la dénonciation ferme et constante du discours très ambigu — par là-même blessant et souvent inacceptable— tenu par les cadres FI et certains militants à l’égard du Hamas. La crainte de la résurgence d’un antisémitisme en France a ainsi soudé la communauté des juifs de France ou ayant la double nationalité israélienne autour de la critique du mouvement qui constitue la matrice et le socle numérique de la NUPES — au risque, sans doute, de faire passer au second plan la non moins nécessaire critique de la conduite d’Israël à l’égard des civils de Gaza et de Cisjordanie.

                       La conséquence sur le long terme des propos flottants voire carrément antisémites d’une partie du mouvement de Jean-Luc Mélenchon (l’épisode un peu ridicule du tweet des dragons célestes par le député David Guiraud étant le dernier en date) a été de devenir le point de mire des critiques des Français juifs qui mettent toute leur énergie à dénoncer FI. Le mouvement mené par Mathilde Panot (Présidente du groupe à l’Assemblée nationale) polarise ainsi l’attention des Juifs de France ce qui entraîne trois conséquences notables : 

1)    le mouvement politique de gauche incarne désormais LE parti le plus antisémite en France devant le Rassemblement National auquel il a damé ce triste pion.
2)    Il est perçu comme LE parti à combattre par la communauté juive…
3)    … détournant ainsi son regard des exactions menées par le gouvernement israélien à Gaza, parce que la menace existentielle imminente pour les juifs de France est celle attisée par le mouvement d’extrême-gauche plutôt que par la politique d’escalade menée par le gouvernement israélien au Proche-Orient.


                  Disons les choses autrement: la dénonciation de FI semble avoir pris le pas sur la prise en compte des atrocités commises par Tsahal à Gaza et l’abjection des propos tenus récemment — et non exclusivement— par Itamar Ben-Gvir, au sujet du déplacement des Palestiniens au Congo — lequel d’ailleurs ? Ce déséquilibre frappant dans la prise en considération de la « menace FI » et la menace que représente le gouvernement israélien pour son propre peuple retient l’attention du commentateur et ne peut qu’interpeller en ce qu’elle entraîne des problèmes de plusieurs natures : 

             1) Le fait de dénoncer le gouvernement israélien peut s’apparenter, en France, à un soutien tacite au Hamas du fait de la résistance forte qu’a appelée la prise de position de FI suite aux attaques du 7 octobre : il a d’abord fallu contrer leurs déclarations avant toute chose, et cet état de fait, il faut le constater, perdure et empoisonne le débat politique français. 

             2) FI a fait monter l’angoisse dans la communauté juive française (la peur d’être lâchée par le reste de la communauté nationale) et l’a fait se ressouder autour de la dénonciation unanime de FI ce qui a fait passer au second plan la menace politique d’une extrême-droite dont le soutien à Israël dissimule assez mal une haine des Palestiniens.

             3) Question consécutive aux deux derniers points : reste-t-il de la place, de l'énergie, aux Français juifs pour dénoncer ce que commet le gouvernement israélien ? Il semblerait que les voix juives françaises pour dénoncer l’extrême-droite israélienne soient en effet assez rares — ce qu’on ne peut qu’amèrement regretter. (problème d

                 La situation des Français juifs est ainsi paradoxale : elle fait communauté plus que jamais tout en ne voulant pas être réduite à sa judéité et enfermée dans un statut communautaire, mais elle est également, plus que jamais, incapable de critique publique à l’endroit d’un gouvernement Netanyahu qui la met en danger à l’intérieur comme à l’extérieur de l’État Juif. Les Français juifs ont ainsi priorisé les menaces dans l'Hexagone : 1) LFI  2) L’antisémitisme musulman 3) L’antisémitisme d’extrême-droite, oblitérant la menace venue pour ainsi dire de leur propre camp : les abominations commises par le gouvernement israélien sur les civils de Gaza qui paient le prix fort d’une volonté probablement chimérique de l’éradication du Hamas. 


                   Mais ce tableau est encore incomplet car on ne doit pas oublier la question des otages encore détenus par le Hamas et dont la population israélienne réclame avec force le juste retour. Tout se passe comme si le retour des otages était désormais la condition pour toute négociation politique et la question qui empêche toute empathie envers les Palestiniens décimés par les bombardements aveugles. Les otages d’abord, la condamnation de Bibi, après, pourrait-on résumer. La force militaire est justifiée du fait du nombre d’otages encore détenus par le Hamas et prévaut sur toute réflexion d’ordre politique en vue d’une sortie de crise. La conséquence, dans l’espace médiatique français, est que la question des otages prime et prévaut sur toute autre là où cette dernière n’empêche pas les juifs Américains de dénoncer fermement les représailles menées par le gouvernement israélien. 
                  Là encore, on retombe sur le même motif qu’évoqué précédemment : FI ne demande pas le retour des otages, ne condamne pas le viol des femmes israéliennes, organisant un silence dénoncé par bien des critiques, Français de confessions juive ou non-juifs. Le « deux poids deux mesures » de la NUPES se répercute dans un « deux poids deux mesures » d’une partie du corps politique français : « Vous oubliez les israéliens ? Ne comptez pas sur nous pour parler des Palestiniens ».  Le résultat, qu’il est aussi fascinant que désespérant d’observer sur le réseau X, est la tétanie des Français juifs devant la dénonciation des crimes commis par Netanyahou et son équipe gouvernementale. La conséquence de cette incapacité à nommer les choses, c’est que les Français juifs me paraissent en décalage avec les Anglais ou les Américains de même confession, qu’elle soit ou non pratiquée, dans l’indignation développée à l’endroit de la politique israélienne. 

                Or, ce décalage met en lumière à la fois la singularité de la situation politique française intérieure, minée par une extrême-gauche qui a contribué à radicaliser l’ensemble de l’échiquier politique français (quoiqu’elle ne soit pas seule responsable de cette radicalisation, loin s'en faut), et celle de la politique étrangère française qui a été caractérisée par un flou absolu dans la manière dont elle a successivement soutenu Israël puis semblé condamner sa politique sur le mode du « en même temps » et non d’un plus judicieux et plus sage « d’une part…, d’autre part… » qu’on aurait pu attendre de la part du président français — qui aurait été en cela fidèle à la position de neutralité traditionnellement attribuée à notre pays sur la question du conflit israélo-palestinien. 


        Concluons provisoirement.

                 La dénonciation du gouvernement israélien fait cruellement défaut à la communauté juive française. Ce faisant elle apparaît manquer davantage d’empathie que la communauté juive américaine ou britannique à l’égard du peuple palestinien. Certes, FI a rendu cette condamnation d’abord plus difficile voire problématique, mais l’aggravation de la situation à Gaza, les crimes commis par Israël rendent ce silence des Français juifs de plus en plus incompréhensible. Pire : elle singularise la communauté juive française et la place en soutien inconditionnel (position Braun-Pivet) du gouvernement israélien alors même que ce soutien se compte désormais en dizaine de milliers de morts et dans l’inqualifiable projet de déplacer les Palestiniens à Gaza. Ce qu’on pourrait appeler le piège FI se referme ainsi sur la communauté juive française qui occulte la réalité commise par l’armée israélienne à Gaza focalisant son attention sur le risque que lui font encourir par leur propos à l’ambiguïté coupable les députés FI. Les Français juifs apparaissent bien trop solidaires du gouvernement dirigé par Netanyahu d’où une question : le sont-ils ? Il semble que la destruction du Hamas passe avant tout autre considération politique alors même que l’on peut tenir le Premier ministre israélien _— satisfait, a-t-il dit, d’avoir fait échouer la constitution d’un État palestinien – pour un mauvais stratège, ayant failli en refusant d’écouter les alarmes sécuritaires avant le 7 octobre. Le Hamas comme le gouvernement d’extrême-droite israélien sont deux menaces différentes mais tout aussi réelles pour les juifs Israéliens mais aussi pour les membres de la diaspora juive en tant que « Bibi » suscite une détestation internationale qui fait peser des risques à la communauté juive dans son ensemble. La continuation des représailles à l’endroit du Hamas sans solution politique est l’assurance-vie politicienne de Netanyahu; son coût est de faire des Juifs de son pays et du monde entier, des cibles privilégiées. On dira que l’antisémitisme n’a pas besoin du Premier Ministre israélien pour exister et se bien porter : cela est vrai. Il est aussi vrai que le fait qu’il s’accroche au pouvoir, gouvernement d’union nationale ou pas, expose le peuple hébreu à cet antisémitisme plus qu’aucun autre dirigeant ne l’a fait avant lui. 
                   On peut se demander si, la dénonciation massive des juifs de France, première communauté juive d’Europe, ferait une différence dans la gestion politique d’Israël des suites du 7 octobre. Force est de constater que son silence n’encourage en tout cas pas Tsahal à cesser ses exactions, et que ce silence tranche avec d’autres positions plus critiques tenues par la communauté juive à l’international. Quelle est la valeur de ce silence ? Au pire, un accord tacite ou une forme de résignation envers la politique menée par Israël; au mieux, un blocage lié aux positions tenues par FI — l’indifférence, dans de telles circonstances tenant lieu de consentement, même du bout des lèvres. Or, dénoncer la position de FI est nécessaire mais insuffisante à l’heure où l’État d’Israël est en train de commettre le pire et peut-être l’irréparable. Que les Français juifs se rendent audibles dans leur critique de l’actuel gouvernement israélien est non seulement souhaitable mais indispensable pour eux-mêmes : cette dénonciation participe à la fois à leur sécurité (elle n’est bien sûr pas suffisante à la garantir mais elle relève en tout cas d’un sauvetage moral indispensable) signifiant leur refus de commettre à leur tour l'irréparable et l'irréversible — ce qui est désormais un véritable risque étant donné les propos tenus par une partie de la classe politique israélienne. Si défendre le droit des juifs à vivre en Israël n’est pas négociable, le devoir de se désolidariser de dirigeants dont les turpitudes et les forfaitures s’accumulent et finissent par les éclabousser eux aussi en tant que juifs, n’est pas moins capital. Il y a une dimension éminemment pragmatique et réaliste à cette dénonciation d’ordre moral : on se protège aussi en ne souscrivant pas aux horreurs commises en son nom. Si le Hamas, le Yémen et l'Iran sont bien des ennemis, Israël est peut-être devenu son propre ennemi — ce qui n'est pas la dimension la moins tragique et poignante de la situation. 
                    L’attitude de FI est impardonnable au sens où elle a fragilisé la communauté juive française qui s’est sentie menacée et a serré les rangs de manière défensive quitte à ne plus voir les périls de « son propre camp ». On pourrait vouloir dire ceci à la communauté juive française : vous n’étiez et vous n’êtes pas seuls dans votre combat contre l’antisémitisme, mais vous vous isolez chaque jour un peu plus et d’une partie de vos concitoyens français et de la diaspora juive en général en ne disant pas un grand, ferme, et limpide non à la politique israélienne actuellement menée. C’est précisément ce volet qui manquait à la marche organisée au mois de novembre par les présidents des deux chambres françaises. L’une et l’autre dénonciation, l’antisémitisme d’une part, et la violence coloniale, ne sont pas antinomiques. Raymond Aron sut, en son temps, dans le cas de l’Algérie ou de l’Indochine, tenir fermement l’une et l’autre position. Le hold-up opéré par la France Insoumise au soutien de la cause palestinienne ne peut servir éternellement d’excuse pour ne pas dénoncer le nettoyage ethnique qui a lieu en ce moment-même à Gaza. L’équation « Palestiniens= soutien FI » est perverse : pour la communauté juive française comme pour la communauté nationale dans son ensemble. Se laisser enfermer dans cette équivalence est bien un piège en ce qu’elle rend caduque par avance toute critique à l’égard d’Israël et toute salutaire tentative d'auto-critique en général. 
                 Dissipons l’idée trop répandue — et facile, car manichéenne— que soutenir les Palestiniens est synonyme d’antisionisme. Pour la propre sécurité d’Israël, on peut penser que dénoncer les agissements de Tsahal est dans l’intérêt même des Israéliens, sur le plan moral comme sécuritaire. Que les Français juifs fassent entendre leur voix, rejoignant ainsi une partie de leurs coreligionnaires britanniques ou américains, serait bienvenu, en ce qu’ils feraient à la fois entendre la voix de la France et celle d’un judaïsme libéral, qu’on a grand-peine à apercevoir sur la scène nationale. 

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