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Loriane Lafont-Grave

Doctorante à l'Université de Chicago et à l"École Pratique des Hautes Études.

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Billet de blog 18 août 2024

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En réponse à Messieurs Joffrin et Enthoven

Ce papier exerce un droit de réponse à l'endroit de messieurs Joffrin et Enthoven qui ont défendu la blague de Sophia Aram au sujet du "hijab" mal noué de Sifan Hassan, athlète néerlandaise multiple médaillée olympique aux Jeux Olympiques de Paris.

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La polémique déclenchée par le tweet moqueur de Sophia Aram « Moi quand je sors du Hammam et que j’ai froid à la tête » à l’endroit de Sifan Hassan, championne olympique de marathon coiffée d'un voile lors de la remise de sa médaille d'or, devrait nous interpeller à plus d’un titre : notre rapport au fait religieux est en cause, aussi bien que notre culture (culte ?) de la moquerie, au détriment du respect envers les personnes, ou devrais-je dire, de la plus élémentaire décence — de surcroît envers des étrangers. C’est en effet, de mon point de vue, un facteur aggravant dans l’affaire, que ce rire sardonique — méchant— soit destiné à une athlète d’origine éthiopienne réfugiée aux Pays-Bas. Déplions les choses.

D’abord, au sortir des Jeux Olympiques, au cours desquels les valeurs de partage et de respect ont été si justement célébrées, se moquer d’une athlète reçue chez nous, à Paris, était-il de bon aloi ? Était-il judicieux de désigner à la vindicte une athlète et une femme accomplie ? Évidemment pas. C’est particulièrement blessant pour elle, mais aussi pour nous, pays hôte, en tant que ce tweet jette le soupçon sur la sincérité de notre adhésion aux valeurs olympiques : une fois la compétition passée, le naturel reviendrait au galop… Je veux pourtant croire que la moquerie de Mme Aram envers Mme Hassan n’est pas représentative de la France quant à sa conception de l’hospitalité.

Il était dès lors parfaitement légitime que beaucoup d’entre nous se désolidarisent du tweet de Mme Aram qui a, par ailleurs, montré peu d’empressement à condamner les réponses pleines de fiel destinées à Sifan Hassan à la suite de sa « blague ». Si le tweet de Mme Aram n’est pas pénalement condamnable, son silence à l’endroit de la violence verbale et morale qu’il a déclenchée à l’égard de la sportive de haut niveau, l’est sans équivoque d'un point de vue moral.

Faire comme si de rien n’était, à cet égard, revient à cautionner une « idée de derrière » qu’on peut lire dans le tweet de Mme Aram : « En France, pas de voile, c’est tout », ainsi que des dizaines de comptes anonymes ont pu l’écrire sur mon fil X. 

En se moquant de son « hijab » prétendument mal noué, Aram a montré tout le déplaisir que lui causait la célébration de la victoire de Sifan Hassan, taxée d’hypocrisie en mettant son voile après la course, ou bien seulement en France. Cet argument ne tient doublement pas : d’abord parce qu’on ne s’insinue pas dans les consciences, par définition insondables ; secondement, parce que les moqueries ad personam ne servent aucunement la cause qu’elles prétendent défendre, la lutte contre l’oppression des femmes. En France, on n’a pas les Mollahs, alors on les imagine derrière le voile de chaque femme et pour lutter contre eux, on fait feu de tout bois envers celles qui ne correspondent pas au stéréotype de la femme voilée soumise, puis on appelle ça du « courage » … Misère ! Cette ironie n’est pas mordante : elle est cruelle, pour elles, comme pour nous.

Si l’émancipation des femmes (nous) tient à cœur, elle ne peut consister à tancer celles qui le portent. Faut-il rappeler qu'il y a des êtres humains  derrière ces foulards ? De plus, en démocratie, nos paroles nous obligent sans qu’on doive recourir au judiciaire. Dans ce cas, une morale de type kantien fait très bien l’affaire : le rire de Mme Aram, qui comprend une stigmatisation de l’apparence de Sifan Hassan, conduisant à rejeter la présence sur le sol français de ce type d’apparence ne peut être une maxime d’action soutenable. S’il est loisible de rire librement, il est pénible de laisser prospérer un ricanement nocif sans réagir. Ce serait trahir l’esprit des Jeux que d’accepter comme si de rien n’était qu’une athlète étrangère fasse les frais d’un certain mauvais esprit à l’égard des musulmanes voilées.

Entendons-nous bien toutefois : les femmes qui ne veulent pas porter le voile doivent être soutenues sans condition tandis que celles qui le portent ne peuvent faire l’objet de moqueries collectives qui ne sont pas indifférentes. La liberté d’expression ne peut servir à justifier tous les propos. Elle engage ceux qui les tiennent. Il ne s’agit pas de censurer Sophia Aram, il s’agit de lui dire que cette « blague » avait un goût de haine. D’un point de vue culturel, notre tolérance à la raillerie à l’endroit des religions est très haute. Trop, peut-être, si notre rapport aux confessions religieuses devient si étroit que la revendication de s’en moquer devient la norme et l’étalon de la manière dont on les envisage. La provocation à l’encontre d’une religion ne suffit pas à faire une relation à quelque chose, ou alors c’est une relation très pauvre, qui manque cruellement de hauteur. C’est valable pour les religions comme pour d’autres sujets.

Il n’y a pas de « Haro sur Aram », voudrais-je dire à Laurent Joffrin. La blague de Guillaume Meurice sur le prépuce de M. Netanyahou avait été à bon droit dénoncée comme douteuse, signe que l’humour dans notre pays connaît une crise. Contrairement aux partisans de la mise à pied de M. Meurice à France Inter, on ne demande pas que Mme Aram soit déchue de quoi que ce soit, ce qui serait précisément cela, être zélé. « Notre zele fait merveille, quand il va secondant notre pente » écrit Montaigne (II, 12) : or, la pente à vouloir déchoir les gens, d’un podium ou d’autre chose, n’est jamais bonne. L’expression de regrets serait en revanche bienvenue car les conséquences de ce tweet, en termes de violence langagière et symbolique, sont tangibles. Et l’on ne peut considérer de façon cynique, avec Raphaël Enthoven, que « le respect pue l’impuissance », (ainsi qu’il l’a écrit sur le réseau X), ce qui revient à disqualifier le respect. Faire honneur aux Jeux qui viennent de se dérouler n’est pas liquider dans la minute leur héritage de tolérance et de bienveillance. 

Reste qu’on peut et doit, avec Jacques Derrida, se demander ainsi qu'il le fait en introduction de Foi et Savoir : « Comment parler religion ? de la religion ? Singulièrement, de la religion, aujourd’hui ? Comment oser en parler au singulier sans crainte et tremblement à ce jour ? » La question est plus que jamais d’actualité. Elle implique aussi de réfléchir à la manière dont on rit. Sujet pas drôle, certes, mais les temps ne sont pas à la fête. À nous de relever le défi en gardant notre sens de l’humour, c’est-à-dire en le réinventant.

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