Non, les universités américaines ne vont pas liquider le grec et le latin des départements de langues anciennes
Je voudrais ici répondre à la tribune que Raphael Doan a donnée récemment au Figaro quant à ses inquiétudes sur l’enseignement du grec et du latin à Princeton et plus largement dans les grandes universités américaines. Oui, le “requirement’’ c’est-à-dire l’obligation de faire du ‘’grec’’ et du ‘’latin’’ pour entamer un cursus en “lettres classiques’’ et pour valider un B.A en “Classics’’ (l’équivalent d’une licence disons) a été suspendu par Princeton. Or, à moins de penser qu’une des meilleures universités mondiales dans laquelle Yourcenar vint écrire et faire des recherches pour rédiger Les mémoires d’Hadrien veuille saborder son héritage et sa tradition d’excellence dans les études “classiques’’, quelques explications s’imposent pour éclairer cette décision. Ainsi, avant de conclure — un peu rapidement…– que les États-Unis veulent liquider l’étude de la langue de Sénèque et de Sophocle, il convient de prendre un peu de recul et de comprendre ce qui a pu motiver ce parti pris.
Celui-ci correspond en réalité beaucoup moins à une volonté concertée de faire disparaître ces disciplines qu’à une stratégie pour faire venir à elles des publics absents de ces cours pour un certain nombre de raisons. Qu’il me soit ici permis de développer et de parler de mon expérience dans l’université américaine et dans une institution fort proche de Princeton, the University of Chicago, qui brille également dans les ‘’Humanities’’. Dans mon département de RLL (Romance languages and literatures), j’ai été une seule et unique fois en cours avec une étudiante afro -américaine et la plupart des étudiants auxquels j’ai moi-même fait cours sont blancs. Ne parlons pas de notre voisin département de ‘’classics’’ dans lequel je n’ai jamais croisé la moindre personne ‘’ de couleur’’, comme on dit. Face à ce constat, les grandes universités américaines suite au mouvement ‘’Black lives Matter’’ ont décidé de prendre le problème à bras le corps en réfléchissant à la manière d’attirer dans les prestigieuses “humanities’’ des publics qui s’en tiennent éloignés.
Non par manque d’intérêt ou par snobisme mais tout simplement parce que pousser la porte du département de RLL de Uchicago, de Yale de Princeton, de Stanford ou de Colombia ne va pas de soi. Quand je suis arrivée à l’université de Chicago, qui était pour moi l’université d’Obama, quelle n’a pas été ma surprise de constater qu’il y avait très peu d’étudiants Afro-Americans — pas seulement dans les ‘humanités’’ mais de manière assez générale. Quand j’ai cherché à comprendre les raisons de cette absence, on m’a expliqué que les afro -américains choisissaient pour la plupart des cursus qui leur permettaient de gagner rapidement leur vie afin de rembourser leur dette étudiante ou de gagner un confort de vie qui avait pu leur faire défaut dans le passé. C’est pourquoi les études de commerce, de médecine, de droit, sont privilégiées par eux à une écrasante majorité au détriment d’études plus disons ‘’contemplatives’’ mais pourtant terriblement nécessaires pour se construire un solide esprit critique. Il est injuste que par crainte de l’avenir, seuls certains étudiants aisés se lancent dans ces parcours d’études aux débouchés il est vrai plus étroits… Face à ce constat et devant la crise sociale de grande ampleur qui avait lieu dans le pays quant à la place des afro-américains dans la société, les universités ne sont pas restées les bras croisés. Depuis plus d’un an, elles ont tenté d’apporter à leur manière des réponses à cette crise qui a si vivement mobilisé la jeunesse américaine dans son ensemble….
Aussi la décision prise par Princeton ne peut pas se comprendre si on n’a pas à l’esprit le contexte des assassinats de noirs américains qui ont eu lieu en nombre l’année dernière et qui ont suscité une vive émotion partout aux États-Unis y compris sur les campus de leurs universités petites grandes ou moyennes. Une prise de conscience aiguë s’est faite, en particulier dans l’establishment des grandes universités pour tenter de changer les choses à un moment ou Trump était encore au pouvoir….
On peut tout à fait discuter des modalités de leurs réponses à la crise mais on ne peut pas ne pas saluer leur courage dans le fait d’avoir regardé en face un problème majeur : celui de la diversité des profils dans des cours auxquels personne ne devrait se sentir illégitime d’assister. Tel est pourtant le cas car il peut être intimidant de se lancer dans une version latine ou grecque. Se dire que l’on n’y arrivera pas ou que ce n’est pas fait ‘pour soi’… Penser d’avance que l’on sera mal à l’aise dans des disciplines qui ont la réputation d’être réservée à une élite. Des lors Princeton, consciente des barrières mentales, morales et psychologiques qui peuvent décourager certains étudiants à venir faire des ‘’lettres classiques’’ a choisi de les faire tomber. Je n’ai néanmoins pour ma part, aucune inquiétude sur le fait que le grec et le latin continueront d’être enseignés aux États-unis ou ailleurs.
Il y a une peur ancienne, il est vrai, de la part des aficionados des langues anciennes, qu’elles disparaissent et il est vrai qu’en France ils ont souvent dû se battre pour leur conservation. Mais que Raphael Doan se rassure, le cas de l’université américaine est à mon sens assez différent… Voire, la décision de Princeton pourrait attirer à elles de nouveaux passionnés parce que la levée d’une obligation dans un cursus prestigieux pourrait susciter des vocations de la part d’un public qui ‘’ n’osait pas’’ … Libéral, et engagée Princeton, au fond ? Je le pense et cette grande université dont la réputation n’est plus à faire a pris là une décision dont il sera intéressant de regarder les effets à moyen et long terme .
Pour conclure, la fréquentation des cours de grec et de latin n’a malheureusement jamais empêché les meilleurs esprits de verser dans le pire. Traduire Virgile et Homère n’est hélas pas un garde-fou et un antidote contre le mal: faut-il rappeler qu’une partie de l’intelligentsia française connaissant son Suetone sur le bout des doigts a failli – et pas qu’un peu– lors du dernier conflit mondial…? Cela n’invalide pas le latin et le grec en tant que disciplines — cela prouve simplement que le thème et la version ne sont pas des planches de salut. Mais je défendrai toujours personnellement bec et ongles les lettres modernes, classiques, l’ensemble des humanités et me battrai pour que l’accès le plus large possible en soit facilité au plus grand nombre. On peut bien, pour cela, rendre facultatif l’enseignement du grec et du latin… en attendant que, ayant pris davantage confiance en eux, des étudiants de tous horizons disent avec le sourire : “Veni, vidi, vici’’.