À l’heure où le jeune Nahel est mort tragiquement sous le tir d’un fonctionnaire de police, il paraît opportun, et même, nécessaire, de dire quelques mots sur un malaise français trop peu souvent évoqué : le fait qu’être jeune, en France, n’est pas un état de grâce. Paul Nizan, dans la foulée de Rimbaud, l’a dit naguère de manière fameuse dans Aden Arabie et les choses n’ont pas changé. Sans tomber dans la victimisation, ni dans l’impasse totale qui consiste à trouver des excuses aux adolescents et aux jeunes adultes qui ont saccagé commerces, mairies et mobilier urbain, il faut néanmoins tenter de formuler le sentiment suivant ô combien douloureux, à savoir, la souffrance et le handicap, que représente, à plusieurs égards, le fait d’être jeune, en France.
Après plusieurs années passées dans l’enseignement supérieur étasunien, la jeunesse américaine m’est apparue, comparativement, beaucoup mieux traitée que la nôtre. Comment cela ? Je vais parler du milieu que je connais le mieux : celui de l’université. Les étudiants sont ccompagnés et suivis de près par des advisors (conseillers) dédiés à l’université qui prennent soin d’elle ; elle n’est jamais infantilisée : on lui confie tôt de vraies responsabilités en stage et à l’intérieur de l’université. En un mot on lui fait confiance — pour de vrai. Les étudiants undergrads (en licence) que je côtoie, et auxquels j'ai enseigné la critique littéraire, m’impressionnent par leur sens de l’organisation, leur autonomie, leur faculté à prendre des initiatives aisément avec l’assentiment minimal des adultes référents à l’intérieur d’un cadre flexible et rigoureux qui le permet et l’encourage.
Arrivée aux États-Unis à l’âge de 27 ans, j’ai moi-même fait l’expérience de la différence de traitement de la jeunesse entre nos deux pays. Elle m’a sauté aux yeux et elle m’a libérée. Concrètement, on vous demande votre avis (et, surtout, on en tient compte !), on vous traite en adulte responsable, ce qui est une différence culturelle majeure avec la France où l’infantilisation de la population est atavique. C’est une antienne qu’on entend dénoncer régulièrement sans que rien ne change vraiment. Au pays de Voltaire — ce qui ne manque pas de sel— on est très vite considéré insolent et impertinent si on a le malheur d’exprimer un désaccord avec des professeurs, par exemple, qui font la leçon sans admettre qu’en face il y a des esprits critiques qui ont des arguments à leur opposer. Peut-être la nouvelle génération de professeurs est-elle différente en cela… Je ne sais, je l’espère. Mon expérience est que, dans l’enseignement supérieur français, à l’université, la relation entre professeur et élève est extrêmement verticale, hiérarchique et fige les rapports humains dans une sclérosante politesse qui laisse peu de marges à la contradiction. (Caveat : il y a des exceptions bien sûr, je décris ici une appréciation personnelle qui n’engage que moi). Le rituel sadique et malveillant des oraux de concours incarne l’humiliation subie si fréquemment par la jeunesse, et régulièrement dénoncée — quoique sans grand succès. Ici, à Chicago, en revanche, on m'a évaluée en tant que professeure, on a commenté mon cours, on m'a fait des remarques, en un mot on m'a donné du "feedback" ce qui a équilibré la relation de professeur à élève et donné un contrepoint bienvenu aux notes que je leur ai attribué. Celles-ci ont eu finalement d'autant plus de justesse et de poids que mes étudiants ont pu à leur tour évaluer mon cours. Cela peut en choquer certains ; cela établit une saine réciprocité qui n'abolit en rien, d'après moi le fait que j'ai été pendant un trimestre leur (jeune) professeure et qu'ils ont eu du respect et pour ma personne et pour la fonction d'enseignante qui était la mienne auprès d'eux.
L’inverse, dans une version tout aussi extrême, se produit également dans certaines grandes écoles où l’on répète à l’envi à une certaine jeunesse qu’elle est l’«élite de la France ». En doctorat à l’Université de Chicago, pourtant classée dans les toutes meilleures universités au monde, je n’ai jamais entendu dire ce type de propos. Pas la culture ni l’esprit de la culture démocratique américaine surtout dans le monde de l’éducation où la culture du « diplôme » est bien moins emphatique que sous nos latitudes.
Mon conjoint, passé par Polytechnique, se souvient que le général de l’École les avait accueillis sur la petite musique attendue du « vous êtes l’élite » et qu’en même temps, la directrice des études faisait la leçon aux nouveaux entrants sur le ton du « faites vos leçons et vos devoirs ». Ce grand écart entre une prétention extrême et une infantilisation oppressante fait un mélange explosif sur un certain nombre d’étudiants des grandes écoles qui oscillent entre une estime d’eux-mêmes surdimensionnée et des attitudes parfois puériles, auprès de la gent féminine, notamment. Ces mêmes étudiants se retrouvent dans une situation diamétralement opposée à celle de jeunes n’évoluant pas dans le même milieu et qui connaissent brimades, difficultés et manquent de reconnaissance tout au long de leur parcours.
Les conséquences de ces différences de traitement entre les individus se traduisent dès lors à un endroit extrêmement sensible quand on débute dans la vie : la confiance en soi, sur laquelle le philosophe américain Emerson a tant insisté dans un texte vibrant qu’il a consacré à la notion de « self-reliance ». « Faites ce qui vous est propre, et vous serez plus fort », écrit-il dans Compter sur soi. Or, c’est exactement, selon moi, le souffle et le type d’empowerment (terme mal traduisible) que la France n’arrive pas à donner à sa jeunesse — ce qui lui fait cruellement défaut pour s’épanouir et être pleinement libre. "Le vent se lève il faut tenter de vivre" écrivait Paul Valéry. C'est précisément ce vent qui manque dans nos jeunes voiles, frêles et fragiles, mais n'attendant que de se gonfler d'un bel élan serein pour prendre le large.
C’est qu’avoir confiance en soi est chose fragile. C’est un capital qui demande à être consolidé tout au long de la vingtaine. La manière dont on est traité au cours de ces années décisives détermine pour partie l’adulte que l’on sera. Le fait de confier des responsabilités, la possibilité d’être en désaccord de manière argumentée sans que cela passe pour de l’irrévérence ou de l’impolitesse ainsi que le ton sur lequel on s’adresse à un adolescent ou un jeune adulte, est capital pour la suite. On n’insistera jamais assez sur le fait que le respect dans une relation est dans les deux sens, ce qu’en France nous avons tendance à minimiser. Il y a un déséquilibre notable dans les relations, une asymétrie très marquée que la différence d’âge ne peut légitimer. Elle vient d’un goût très prononcé pour la hiérarchie que la culture américaine prise beaucoup moins et de laquelle nous serions bien inspirés de prendre de la graine — sur ce point.
Respect : c’est donc le mot clé à l’heure ou le jeune Nahel est mort. Il incarne, malgré la gêne de certains, la défaite du respect dû à la jeunesse. Celle-ci doit, cela va sans dire, le respect à ses aînés. Mais a-t-on oublié combien cette même jeunesse a admirablement joué le jeu pendant le COVID —ce qu’une partie d’entre elle continue de payer cher par des troubles psychologiques parfois sévères des deux côtés de l’Atlantique ? La jeunesse, partout dans le monde, a obligé ses aînés par le sacrifice qui a été le sien de deux de ses meilleures années. Il serait profitable pour la concorde nationale et l’avenir des relations intergénérationnelles que nos aînés en France ne l’oublient pas. La jeunesse française, pas moins qu’une autre, mérite le respect. La réciprocité dans les relations entre « seniors » et « juniors » doit devenir davantage une réalité : il en va de la qualité de notre vie démocratique et de notre capacité à avoir confiance en nous en tant que communauté nationale dont la jeunesse est tout sauf une partie subalterne ou négligeable. La meilleure manière de lui accorder soin et attention est de lui donner de la puissance : c’est-à-dire notre confiance. En cessons d’infantiliser nos jeunes, nous deviendrons nous-mêmes plus adultes — car il n’est pas sûr que nous soyons toujours plus sages que ceux que nous prétendons former et parfois informer à notre image.
C’est le défi qu'il nous faut relever pour être à la hauteur des circonstances tragiques connues par notre pays ces dernières semaines.