Loriane Lafont (avatar)

Loriane Lafont

Doctorante à l'Université de Chicago et à l"École Pratique des Hautes Études.

Abonné·e de Mediapart

5 Billets

0 Édition

Billet de blog 11 avril 2023

Loriane Lafont (avatar)

Loriane Lafont

Doctorante à l'Université de Chicago et à l"École Pratique des Hautes Études.

Abonné·e de Mediapart

La formation des élites françaises est un problème que l'on ne peut plus ignorer

Ce billet voudrait attirer l'attention sur le modèle de formation des élites françaises qui ne favorise ni le dialogue, ni la communication entre les personnes. Notre modèle de formation ultra-individualiste et basé sur la compétition a tendance à « fabriquer » des individus trop sûrs d'eux-mêmes, sourds aux critiques et inaptes à la remise en question.

Loriane Lafont (avatar)

Loriane Lafont

Doctorante à l'Université de Chicago et à l"École Pratique des Hautes Études.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

            Narcissisme, manque d’écoute, insensibilité, rigidité excessive… Et si Emmanuel Macron cristallisait en sa personne les défauts de notre système de formation dans l’enseignement supérieur ? La question mérite en effet d’être posée, au-delà du rejet massif que suscite la personnalité et la manière d'exercer le pouvoir du Président de la République. 

            Et la réponse se trouve pour partie dans notre système de formation qui comporte des particularités qui font davantage notre faiblesse que notre force. Quelles sont-elles, ces idiosyncrasies ? Les grandes écoles françaises, on y revient toujours, avec leurs sacro-saintes classes préparatoires. Elles favorisent un individualisme foncier dont il est difficile de se départir avec le temps, même si l’arrivée en école favorise la collaboration à travers la réalisation de projets. Disons-le franchement, c’est très insuffisant, voire indigent, à côté de ce que, mettons, les universités américaines proposent dès la première année du « college », à leurs étudiants. Le travail de groupe est une « routine » dans tous les cours : les étudiants travaillent fréquemment par groupe, de deux ou plus, et sont sans cesse encouragés à discuter ensemble pour coconstruire le savoir. Et ce n’est pas qu’un vœu pieux : cela fonctionne. Il est notoire que les étudiants américains prennent plus facilement la parole que leurs pairs français dans les séminaires où ils participent, en France, et qu’en contrepartie, ils écoutent mieux et davantage leurs camarades. Nul hasard à cela : ils ont été formés de bout en bout de cette façon.

 Forcée de m’adapter à la pédagogie américaine qui donne beaucoup plus la parole aux étudiants, j’ai ressenti avec acuité les différences culturelles qui séparent nos deux pays sur le plan de la pédagogie mise en œuvre et qui met en valeur, en France, le professeur. On écoute religieusement ce dernier et on pose des questions le moins possible : parce qu’on a peur et parce que « ça ne se fait pas ». Un modèle de pédagogie « transmissif », c’est-à-dire passif, est privilégié. Aux États-Unis, poser des questions n’est pas du tout considéré de la même manière : il s’agit non pas de chercher le point aveugle du propos d’un professeur ou de le mettre en difficulté, mais de manifester son intérêt pour le propos du cours. Poser des questions manifeste non son ignorance mais son envie d’apprendre — c’est tout à fait différent.

Du point de vue de l’éthos développé par les étudiants, on a affaire à des individus pour qui le fait d’entrer en relation avec autrui est rendu banal et qui sont friands de partager leurs points de vue et pour qui le débat, enfin, est une chose familière. En France, « discuter », cela veut déjà dire « contester »… et on ne discute pas en effet ce que dit le professeur, on l’enregistre et l’on se tait. Quand vous êtes un brillant élève, vous faites en sorte de ne pas vous faire remarquer : vous n’avez besoin de personne et vous n’avez pas envie qu’on vous remarque.

            La pédagogie à l’anglo-saxonne est plus horizontale, comprendre : directe, franche, sans intimidation excessive. Elle encourage la prise de parole, désinhibe les étudiants, favorise l’échange. Venant de France, c’est une gageure de l’appliquer, mais elle vaut le coup, quoiqu’elle demande quelque chose qui ne soit pas du tout « naturel » : faire confiance aux étudiants pour construire le cours, lâcher prise. Les étudiants sont obligés de s’écouter pour avancer, et je suis obligée de me mettre en retrait pour leur donner l’espace de communiquer sereinement. Je guide et oriente le cours, rectifie si besoin des anachronismes, éclaire des points obscurs mais j’essaye de ne pas « faire la leçon » — quoiqu'on m'ait formée à la faire. Or, la leçon, c’est le cœur de l’enseignement français, ce qui peut s’avérer ponctuellement utile, mais aussi très contre-productif sur le long-terme. Combien de fois a-t-il été reproché à notre Président de la faire, précisément, la leçon ? À défaut d’être professeur lui-même, il reproduit ce qu’il a vu et entendu. Quand on est énarque, n’a-t-on pas gagné le droit de tout expliquer aux autres pour la postérité ? Dans l’inconscient collectif, ou tout du moins, celui des concernés/ées, certainement.  

            Le bon élève français apprend à se cacher. Il est souvent mutique. La contrepartie est que, une fois passé par telle ou telle école, il  « compense » les années de silence infligées par un droit imprescriptible à la pertinence irrémissible des opinions et des analyses. C’est une façon possible de réagir. Elle n’est pas systématique, mais ce qui est certain, c’est que parce que l’on a réussi un jour une fois ou deux un concours, la parole d’un dirigeant est dès lors lestée, dirais-je, d’un coefficient de vérité ou d’exactitude « à vie ». Drôle de rapport à la réussite et rapport peu démocratique à la « vérité ».

            La formation américaine ne sacralise pas la parole comme la formation française la consacre de fait. Le dialogue prime sur le monologue, la discussion est un mode structurel de savoir et une manière de se rapporter à autrui. Cette formation est régulièrement accusée en France d’être superficielle et artificiellement collaborative. Voire. Elle a surtout un avantage conséquent et incontestable : elle met la collaboration au cœur de ses priorités. Elle est tendanciellement communicative, là où le modèle français est communicatif — tangentiellement.

            Ainsi, la formation des élites politiques françaises est un problème qu’on ne peut plus ignorer car il porte à conséquences : défaut d’écoute, repli sur soi excessif, mais aussi un rapport hypocrite et insincère à la parole d’autrui. Si la personnalité du Président est sans doute en cause, on aurait tort de tout imputer à celle-ci, de sur-personnaliser ses problèmes d’« écoute », là où il ne reflète que les travers et les biais profonds de notre culture éducative. La pédagogie dans l’enseignement supérieur est globalement négligée là où elle est bien plus valorisée outre-Atlantique. « Is what I’ve said helpful ? » est une phrase qui se traduit mal chez nous : et pour cause, on rentre plus difficilement en relation avec son semblable, en France. À l'heure où notre relation avec les État-Unis est sortie abîmée par les propos tenus par le Président Macron, il est plus que jamais temps de nous inspirer du modèle de formation américain, loin des clichés, et avec tact et finesse. 

Loriane Lafont-Grave           

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.