Que se passe-t-il dans les universités américaines?
Bouc-émissaire privilégié d’une partie de l’intelligentsia française qui les pointe du doigt comme courroies de transmission principales du « wokisme », il paraît bienvenu de donner à voir, de l’intérieur, ce qu’il se passe dans les universités américaines ces derniers temps. Trois tendances de fond dominent effectivement la recherche outre-Atlantique dans les humanités, les sciences sociales, et même les « Divinity school » : Eco-Criticism, Racial Studies, et Gender-Studies/Queer Studies etc. On peut le constater dans les nombreux « workshops » qui offrent une photographie pertinente des sujets de thèse en vogue. La question post-coloniale dans le théâtre de Racine, les questions de genre dans des romans médiévaux, la question de la violence et de la terreur dans la littérature caribéenne, notamment, en sont des exemples parmi tant d’autres.
En position dominante dans la recherche, ces tendances, qui n’ont pas moins de légitimité à faire l’objet d’investigations critiques que d’autres avant elles, représentent néanmoins un inconvénient : elles installent une situation de relatif monopole si bien qu’une sorte de conformisme thématique en découle. Sous prétexte qu’une recherche n’a pas directement trait à une de ces trois branches dans le vent, on peut vous rétorquer que des recherches sur Chrétien de Troyes et Montaigne « c’est quand même très blanc et très classique ». Ou encore lire dans tel journal scientifique spécialisé dans les études post-médiévales que Joinville (biographe de Saint Louis) mérite en effet notre intérêt bien qu’il soit « blanc, qu’il fasse partie de l’élite et qu’il soit un mâle ». De tels excès existent, mais la liberté académique demeure l’étalon de la recherche aux États-Unis. Il y a un phénomène de redite dans les thèses, c’est certain, mais c’est là le prix d’un certain renouvellement à condition que coexistent des recherches à « contre-courant ».
Y a-t-il vraiment des raisons, alors, de s’affoler et de crier que la recherche est gangrénée par le virus « woke » ? Pas à mon sens, même s’il faut parfois essuyer des remarques désagréables. En revanche, il y a bien un certain opportunisme, voire cynisme, de la part d’universitaires qui surfent sur la vague et tentent de « faire carrière » sur les tendances du moment. D’autres ont pu auparavant faire la même chose via d’autres « filons », fonds de commerce, et il n’y a pas lieu de s’en émouvoir car le phénomène de rente est un véritable poncif dans la recherche. Un bémol ? On peut noter que les universitaires les plus engagés pour de nobles causes l’égalité ou la diversité par exemple sont aussi les mêmes qui peuvent brutaliser leurs étudiants. « Do as I say, not as I do », en somme, dans une version « éveillée » qui n’adoucit pas, cependant, les méthodes de censure ou de contrainte habituellement exercées envers les doctorants, toutes disciplines confondues.
Le monde universitaire, tendance « woke » ou non, reste violent à cause du fonctionnement et de la répartition du pouvoir en son sein : les professeurs qui sont « tenured » — sorte de CDI ++— sont indéboulonnables même en cas de fautes répétées. Et, malheureusement, la démocratisation de thématiques nouvelles, dites « progressistes » ne change pas fondamentalement la donne concernant les jeux de pouvoir. L’université américaine est plus protectrice que la française sur les questions de harcèlement sexuel grâce à une disposition législative, le « Title IX » un amendement qui date de 1972, et une formation annuelle sur les questions de harcèlement au sens large ; elle n’est guère plus avancée sur la question du harcèlement moral des directeurs/trices de thèse envers leurs ouailles, très bien protégés par leur « tenured track position » et la vie de bien des doctorants est trop souvent encore un chemin semé d’embûches.
L’université, institution médiévale qui fonctionne toujours, pour le meilleur et pour le pire, sur le mode des relations de maître à élève, n’est pas prête de changer systémiquement. Il faut s’en remettre au cas par cas, en espérant tomber sur une personnalité dotée d’un sens des responsabilités et de l’éthique bien arrimé pour espérer passer entre les fourches caudines d’énergumènes avides de pouvoir administratif, bureaucratique ou de gloire académique. Il est trop tôt encore pour faire le bilan du « wokisme » quant à la manière dont ses fers de lance exercent ou exerceront le pouvoir. Pour l’heure, de la place qui est la mienne, j’aurais tendance à dire qu’ils ne sont pas pires, mais certainement pas meilleurs. L’objet des recherches entreprises ne suffit hélas pas à faire d’un tel ou d’une telle de facto et nécessairement un sujet meilleur dans la façon de traiter ses semblables.
À titre personnel, je ne crois pas au mantra de l’inclusivité, ni à celui de la diversité à tout prix sauf à celui de raisonner fort classiquement in utramque partem, d’inclure de la contradiction, et d’essayer de faire en sorte qu’il y est, non pas seulement de la « diversité » sociologiquement parlant mais un certain éclectisme dans les sujets traités. De là, et de là seulement, peut venir la richesse d’une recherche : par un foisonnement non factice, un corps à corps d’idées diverses venues d’horizons disciplinaires et épistémologiques différents. Ça n’est pas qu’un vœu pieux, ce type d’échange existe aux États-Unis. Et cette dimension n’y est pas en péril du fait du « wokisme » si l’on entend par là l’effet de mode autour des tendances dominantes nommées plus haut.
En revanche, il y a souvent un tropisme universitaire du « même », une inertie qui prévient les envies d’aller voir des recherches qui ne sont pas les siennes. C’est humain, très humain. Les études « wokistes » éviteront-elles cet écueil qui tient avant tout à une forme de paresse intellectuelle ? Rien n’est moins sûr mais elles s’honoreraient de ne pas oublier cette exigence dans leur louable agenda réformateur.