Ce que révèle l’affaire Depardieu : la fin d’une exception culturelle ?
La diffusion du documentaire « Complément d’enquête » le 7 décembre dernier n’en finit pas de provoquer une onde de choc dans la société française, ce qui appelle une analyse sur ce qu’elle révèle des mœurs de notre pays. Car c’est bien, d’abord, une histoire de mœurs, dont il s’agit : c’est la manière dont on vit, de ce que l’on tolère et de que l’on accepte ou pas du comportement masculin qui est ici en cause. Les uns voudraient « annuler » Gérard quand les autres se battraient contre l’intégrisme d’une génération soupçonnée de vouloir censurer à tout va ce qui la « heurte ». Le conflit serait ainsi ultra-polarisé et entérinerait le fossé entre un camp et l’autre. Essayons toutefois de sortir de ce manichéisme lénifiant qui enferme les uns et les autres dans des postures empêchant toute compréhension plus fine de la crise morale déclenchée par le documentaire de France 2 et aggravée par la prise de parole du Président le 20 décembre dernier.
Il faut en effet noter que la fracture entre ceux qui dénoncent le comportement de Depardieu et ceux qui le défendent dépasse le seul aspect générationnel. C’est plutôt une certaine vision de la société qui se dessine selon qu’on prend parti pour ou contre l’interprète de Cyrano. Laquelle, au juste ? et quelles conclusions en tirer ? D’aucuns et d’aucunes, de tous âges et de tous milieux sociaux — il faut le souligner — ont semblé plus soucieux de l’état moral des agresseurs que des vies brisées des victimes. Ce faisant, les premiers font en réalité des hiérarchies, des distinguos ontologiques entre les existences des vedettes et celles des autres. Force est de constater que, pour certains, toutes les vies ne se valent pas selon son statut social. On l’a vérifié en écoutant, par exemple, les propos tenus par Yvain Attal, éludant largement sur le plateau de BFM TV le 28 décembre le sort des victimes de son confrère. Ce qui prime pour lui comme pour d’autres acteurs, c’est le « lynchage » prétendument subi par Depardieu. Sa prise de parole a fait entendre une vision hiérarchisée et esthète de la société : les artistes sont intouchables, Depardieu peut mourir de ce qu’Attal réduit— à la suite des signataires de la tribune parue dans Le Figaro et du Président lui-même— à un déchaînement médiatique. Outre la défense d’un confrère au mépris des victimes désormais nombreuses à accuser l’acteur, on peut déceler dans cette tribune fracassante une forme de privilège que l’acteur détiendrait en raison de son talent. La sacralisation de l’art est d’une part, patente ; d’autre part, une certaine conception démocratique de la société est mise à mal : une asymétrie est palpable dans la manière dont les maux des hommes et des femmes sont envisagés. Un reliquat d’Ancien Régime est sensible dans les propos des signataires. Le comédien Patrick Chesnais ou Jean-Marie Rouart, académicien, ont eux aussi minimisé la portée des propos à caractère pédophile tenus par Depardieu et les ont ramenés à du Rabelais. « L’œuvre de Depardieu » subsume toute accusation : l’art c’est l’art, fermez le ban.
La suspicion de mensonge à l’endroit des victimes soupçonnées d’opportunisme est à peine voilée : on est en plein rapport de pouvoir mettant en lumière une société à deux vitesses, où hommes et femmes, qu’ils soient connus ou pas, ne sont pas logés à la même enseigne. On peut faire ici l’hypothèse que dans le traitement médiatique réservé aux femmes victimes de Depardieu a lieu un retour de bâton lié à l’affaire Heard/Depp. La France aurait davantage retenu les incertitudes de la parole de Heard envers Depp que le mouvement #MeeToo. La jurisprudence Heard, c’est-à-dire le fait que les deux côtés peuvent mentir et porter des coups, prévaudrait ainsi sur celle de l’affaire Weinstein. Pour sortir de l’ornière d’une jurisprudence agitée vainement contre une autre, proposons deux caveat : l’un consiste à exercer son discernement, à ne pas tirer de vérité générale d’une affaire particulière — ce qui ne revient cependant pas à suspendre son jugement. Les propos tenus par Depardieu sont inadmissibles dans une démocratie digne de ce nom en tant qu’ils mettent en cause l’égalité entre les citoyens comme l’intégrité physique et morale des enfants. L’autre tient au fait de regarder avec lucidité le fait que le privilège masculin reposant sur un droit à l’excuse sanctuarisé et culturellement avalisé se porte bien sous nos latitudes.
Comme sur tant d’autres sujets, la France fait figure d’exception par rapport aux mœurs d’autres démocraties libérales. Que les femmes y soient encore tenues pour mineures, puisque leur parole est peu prise en considération, doit nous poser question. Il ne s’agit pas de dire que les femmes ont toujours raison mais qu’elles doivent être prises au sérieux — ce qui n’est trop souvent encore pas le cas. Une journaliste avait, dès 1991, dans le Times relaté le problème concernant la star française. Une femme et une américaine : deux handicaps tacites pour des Français si fiers de leur exception culturelle —érotique comme cinématographique— et forts peu prompts à entendre des critiques de la part de ces Américains tenants d’un hypocrite « puritanisme ». Tenues pour trop fragiles à l’époque, les accusations envers Depardieu n’ont pas été jugées crédibles. Le mal est fait mais il est encore temps de tirer les conséquences d’une frivolité et d'une légèreté dénuées de charme. L’alternative, au sortir de cette affaire, est la suivante : ou bien nous refusons de voir et nous enfonçons dans une « gauloiserie » mise en étendard de notre identité culturelle ; ou bien nous regardons en face nos travers en acceptant de nous départir un peu de notre superbe pour passer au crible, ce qui, dans notre culture, mérite de l’être. Faire l’anatomie d’une chute de Depardieu à l’heure où le film de Justine Triet n’a pas même été salué par les autorités françaises mais applaudi dans le monde entier, semble, à ce stade, une question d’hygiène morale nationale — et de crédibilité aux yeux du monde.