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Billet de blog 6 octobre 2024

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Interroger nos questions, nommer l’improbable

Depuis plusieurs années, Il y a toujours une figure externe qui émerge comme un symbole ambigu de l’espoir. Cependant, à la lumière de leurs profils, des questions demeurent inévitables : sont-ils de véritables agents du changement, ou ne sont-ils que les gestionnaires temporaires d’un système qui perpétue l’inefficacité systémique?

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Depuis la chute des régimes dictatoriaux de Duvalier et d’Aristide, les efforts de résolution des conflits en Haïti révèlent l’incapacité des acteurs locaux à parvenir à des concertations qui rendraient le pays fonctionnel. Ces concertations, toujours marquées par des désastres malsains, des retraits ou des dénonciations des accords mêmes qui les ont permises, ont donné naissance à une nouvelle figure dans la sphère politique haïtienne : celle de l’intellectuel technocrate. On le voit souvent apparaître en dernier recours, toujours sous l’impulsion du consensus de Washington.

Cet acteur, que l’on pourrait qualifier d’envoyé spécial dans le langage diplomatique international, est généralement formé à l’étranger et a occupé de hautes fonctions. Il est perçu comme capable de résoudre les crises ou de contribuer à la modernisation d’un État en proie à une gestion chaotique. Parmi ces figures, on peut citer Gérard Latortue, Garry Conille, et Dominique Dupuy, ce dernier ajoutant son nom à la liste comme un nouvel acteur. Mais l’influence de Garry Conille reste indéniable. Il y en a d’autres que je pourrais mentionner, mais il convient de nous arrêter là pour rester concis. Gérard Latortue est décédé l’an dernier, bon nègre malgré lui. Il a accompli sa tâche. Son bilan étant clos, je ne vais pas le rouvrir. On aurait pu prendre des raccourcis et questionner sa gestion du du Long Pont supposé de l’Artibonite, à l’entrée de la ville des Gonaïves. Mais c’est un gâchis total. Là maintenant, je ne m’intéresse qu’aux vivants, car c’est à travers eux que le mal peut continuer à se perpétuer.

Dans le champ politique, c’est-à-dire parmi les élites, le technocrate est vu comme le médiateur idéal, car les acteurs locaux ne se font pas confiance, se dénoncent mutuellement, incapables de mener le débat vers une réflexion institutionnelle, donc incapables de rendre le pays intelligible, un État stable et moderne. Le technocrate est là non pour unir les compétences des acteurs locaux, mais pour les guider, rassembler les autres de la diaspora (cette grande figure fantôme) aux réalités locales. Certains de ces technocrates captivent mon esprit, m’incitant à interroger leur longévité dans un espace où les figures publiques sont constamment décriées. Pourquoi, malgré leurs casseroles inaudibles, ont-ils pour seul dénominateur commun cette permanence ? C’est là qu’émerge une typologie que je qualifie, entre autres, de “bon nègre technocrate”.

Afin d’éviter toute forme de condescendance ou de heurter les sensibilités excessives, je précise qu’ici, “nègre” ne renvoie pas au sens dominant du terme que nous connaissons tous. Il est plutôt utilisé dans le cadre d’une pratique anthropologique que nous, Haïtiens, entretenons avec ce mot. En Haïti, un homme est considéré comme “bon nègre” lorsqu’il est relativement pur, non mêlé aux pratiques malsaines, politiques ou autres. En politique, c’est toujours la figure d’un soi-disant intellectuel formé à l’extérieur. Dans le langage courant, “bon nèg” signifie simplement une personne généreuse, honnête. Je le dis souvent avec une certaine fierté : nous, nègres d’Haïti, n’avons pas la mémoire de l’esclavage comme victimes (sauf lorsque nos politiciens utilisent l’histoire comme instrument politique). Ainsi, toute précaution étant prise, par extension, le “bon nègre technocrate” désigne un individu ayant réussi dans un service institutionnel à l’étranger et accepté par les acteurs locaux et internationaux comme capable de servir l’État en temps de crise.

À ce niveau, deux questions s’imposent : ces technocrates sont-ils “bons” pour qui ? “Généreux” pour avoir donné quoi, à qui et contre qui ? Nous allons voir ensemble pourquoi ces questions semblent nécessaires. C’est un pays qui n’a pas le dessein de sa demande. Le peuple ne décide pas du nom de ses dirigeants, car ses représentants sont toujours des hommes de mauvaise foi ou des étrangers qui ne connaissent pas la vraie misère du pays.

Particulièrement après le chaos politique de 2004, à la demande de la communauté internationale, Haïti a fait appel à Gérard Latortue, ancien cadre de l’ONU et diplomate expérimenté. Il était ce cadre, aux côtés d’Alexandre Boniface, qui orchestra l’élection de Préval contre Manigat et les autres. Plus tard, sous le gouvernement Préval, Garry Conille, dans un contexte de crise, incarna l’homme aux mains propres des pratiques politiques haïtiennes, désigné pour être Premier ministre après le rejet de Daniel-Gérard Rouzier. Depuis, son nom réapparaît régulièrement à chaque crise, tel un seigneur des anneaux. Durant la gouvernance de Michel Joseph Martelly, c’était encore Garry Conille qui fut appelé.

Il y a un nom que je n’ai pas encore cité : Nesmy Manigat. Vous serez d’accord avec moi, il occupe une place similaire à celle de Garry Conille dans les organismes éducatifs de la zone caribéenne. Ces deux messieurs sont aujourd’hui Premier ministre et chef de cabinet, tous deux en congé sans solde. J’imagine qu’après avoir servi le pays, ils retourneront à leurs postes respectifs. Pourquoi sont-ils toujours les sauveurs désignés en période de crise, que ce soit dans l’éducation ou la gestion administrative du pays ? Vous me répondrez sans doute: ils accomplissent bien leur devoir envers la nation. Mais je pense que c’est précisément cela qui est en question. Car, à mon sens, la nation n’est jamais la voix qui les appelle. Alors pourquoi sont-ils là ? Qu’ont-ils réellement accompli ?

Prenons le cas de Nesmy Manigat. De Michel Martelly à Jovenel Moïse, en passant par tous les gouvernements provisoires, Jocelerme Privert et Ariel Henry, rien ne l’ébranle. Aujourd’hui, il n’est plus ministre de l’Éducation parce que le Conseil des présidents provisoires voulait éviter de réchauffer la bouillabaisse. Donc, il devient chef de cabinet. Son rôle à ce poste est moins ce qui nous intéresse, mais son rôle d’ancien ministre de l’Éducation, oui. En tant que chef de cabinet, il aura son mot à dire sur les questions éducatives, et le ministre devra écouter son principal conseiller.

En raison de sa longévité à ce poste, on peut juger de son travail et des résultats obtenus sous sa direction. Pourtant, en examinant objectivement l’état actuel du système éducatif haïtien, il est difficile de ne pas constater une dégradation. Loin d’avoir relevé les défis de l’éducation, sa gestion a plutôt coïncidé avec une période de stagnation, voire de régression. Il semble qu’en Haïti, cette longévité ne soit que le signe d’une continuité des réseaux de pouvoir visant à détruire le système éducatif et à transformer le pays en une main-d’œuvre utile pour l’extérieur, plutôt qu’une quête de réformes véritables.

Pourquoi veut-il que la langue de l’éducation soit le créole, au moment où des organismes américains mettent à la disposition des linguistes du MIT des fonds faramineux pour l’enseignement du créole ? (Nous connaissons tous la portée des bourses accordées par les gouvernements, à travers la pensée d’Edward Said). Est-ce que le peuple sera le grand bénéficiaire de cette politique ou Haïti sera-t-elle encore davantage isolée ?

On ne peut résoudre un problème en restant dans le problème. Je ne veux pas non plus poser la question de l’aménagement linguistique et prétendre donner ici une réponse adéquate en deux ou trois phrases. Le problème est bien plus complexe qu’il n’y paraît.  Mais je compte esquisser le problème, afin d’aider à comprendre pourquoi le ministre demeure une figure aussi omniprésente.


Par raccourci, je peux commencer par dire que l’usage de la langue française dans l’enseignement n’est ni ce qui appauvrit le pays ni la cause principale du décrochage ou de l’échec scolaire. C’est une banalité sociologique de la part des grands linguistes  de MIT, de certains intellectuels du pays, de bonne foi certains vieux marxistes rachitiques, vivant toujours avant1922 et une forme d’obstination inerte des politiques comme le ministre de croire qu’ils comprennent un problème sociologique uniquement par un prisme linguistique. Bon ! Ils sont bornés par les désirs de leurs patrons.

Toute la théorie du capital culturel, la théorie sur la reproduction et la distinction entre la bourgeoisie et le prolétariat (bien sûr, le prolétariat se reproduit aussi bien que la bourgeoisie) semble expliquer le rôle de la langue française dans le processus de reproduction et de distinction en France. La bourgoisie française utilise la langue française comme un médium et comme un mécanisme par lequel la classe bourgeoise se reproduit et se distingue. Les bourgeois sont plus habiles à prendre la syntaxe au sérieux et capables de produire un niveau d’esthétique plus élevé dans leur rapport avec la langue que les élèves qui ne sont pas héritiers. Ce qu’on peut appeler, après Richard Hoggart, la Culture du pauvre.

Le créole comme toute langue est un médium et peut devenir un mécanisme de reproduction. Pourquoi veut-il faire croire si le créole de vient langue de l’enseignement le problème est fixé?

Disons qu’on adopte le créole comme seule langue, on résout le problème, selon certains linguistes du MIT et le ministre. Mais c’est un truisme ici. La France, les États-Unis, ou encore l’Angleterre souffrent aussi de décrochage et d’échec scolaire. Comment la langue française participe-t-elle à la reproduction des inégalités ? Comment la langue anglaise soutient-elle ce processus ? C’est dans la manière dont on l’écrit, dont on la parle, dans le niveau de compréhension à l’oral. Selon les classes sociales la différence se reproduit. Cela signifie que la langue possède un code à maîtriser, une poétique à définir. Existe-t-il un langage académique ? Oui. Est-il accessible à tous ? Non. Comment ces pays approchent-ils la question du décrochage scolaire ? C’est là qu’intervient la réforme, monsieur le Ministre. Elle repose sur la redéfinition de l’enseignement à travers deux éléments très simples : les professeurs du MIT sont trop intellectuels pour saisir la nuance entre « objectifs de contenu » et « objectifs linguistiques» dans le Plan de Leçon. Le ministre audsi est trop politique. La clé réside dans la formation des maîtres, monsieur le Ministre. (Déjà, comment choisit-on nos enseignants ?) Pourquoi penser que le créole ne pourrait pas, lui aussi, reproduire un écart linguistique similaire? Pourquoi ne pas exiger un haut niveau de formation des enseignants? Il y aura toujours une manière de parler, de comprendre le créole propre aux enfants qui grandissent dans des foyers où la formation des parents façonne leur rapport au monde, une certaine géographie de la langue qui ne sera pas la même pour les enfants des zones reculées. Mais l’obsession du ministre montre pourquoi il est là. 

Concernant le cas de Garry Conille :
Son nom est déjà redoutable. Il fait peur aujourd’hui dans certains salons. Si hier il était inconnu, aujourd’hui, on sait qui il est. On parle d’un ancien président de la CIRH, avec un bilan chaotique dans la gestion de l’aide internationale. J’apprends qu’on le décrit comme un petit arrogant. Comment pourrait-il ne pas l’être ? Il est l’élu, l’intello désigné. (Un jour, on devra définir ce qu’être intellectuel signifie dans ce pays). On parle aussi d’un ancien ministre accusé de corruption dans sa gestion du CNE, mais cette gestion remonte au gouvernement de René Préval. Malgré le temps, il n’y a toujours pas de rapport clair. On le soupçonne également d’avoir mal géré certains contrats liés aux fonds PetroCaribe. Mais à ce jour, aucun audit n’a été réalisé pour disculper ou incriminer monsieur Conille. Pourtant, aujourd’hui, il est notre grand manitou, en chair et en os. Raoul Peck, dans son documentaire Assistance Mortelle, a dressé un portrait sans concessions de la situation. Personne ne parle de cet aspect de la vie de l’actuel Premier ministre. Moi non plus, je n’en parlerai pas. Ma question n’est pas d’auditer des chiffres cachés ou effacés ; je ne suis ni doué pour les chiffres, ni pour les lettres. Je veux juste poser des questions. Un tel audit pourrait causer autant de morts que le tremblement de terre. Je ne sais pas si ma mémoire me joue des tours, mais l’ancien président Donald Trump avait dit à Hillary : « Ton mari et toi devriez être en prison pour ce que vous avez fait à Haïti ». Je ne suis pas fier de citer Trump comme référence, mais parfois, il faut combattre le mal par le mal.

Si nous, les petits, ne pouvons attaquer un ancien président américain, nous ne pouvons pas non plus demander des comptes à Garry Conille. Pourquoi SEM Leblanc Fils n’a-t-il pas évoqué la gestion de ces fonds-là dans son discours ? Cela aurait été plus utile qu’un show à la tribune de l’ONU. Mais qu’attendons-nous de notre Premier ministre ? Le problème réside dans le silence des autres manitous, qui ne peuvent pas parler de lui parce qu’eux aussi ont des anneaux chez l’orfèvre. Et pourtant, il est toujours là, silencieux, protégé. Pourquoi reste-t-il une figure centrale ? Cette question équivaut à une omerta politique. Pauvre Haïti.

Ainsi, la question essentielle demeure : sont-ils là pour résoudre les problèmes ou simplement pour gérer les croûtes d’une plaie ouverte, évitant la douleur tout en laissant le mal prospérer ? Nous connaissons tous les résultats des administrations précédentes. Autrement, nous ne serions pas là à poser des questions ridicules. Nous savons tous qu’ils ne sont pas à la table parce que des acteurs locaux l’ont demandé. Il est utile de poser des questions ; il est aussi essentiel d’obtenir des réponses. Mais le gouvernement vient d’avoir cent jours, et les réponses seraient prématurées. L’essentiel est de continuer à poser des questions, car ce sont elles qui empêcheront l’horizon que ces bons technocrates nous proposent de sombrer dans le naufrage. Nous demanderons les gouvernails.

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