Nous vivons à une époque où les revendications sociales, si fragmentées soient-elles, trouvent parfois leur écho dans des financements qui orientent les luttes. Chaque combat devient une quête identitaire circonscrite, un moyen d’existence monnayé. L’espace social se morcelle en droits particuliers : droits des minorités, droits des corps, droits des couleurs, droits des genres. Ces luttes, bien que légitimes, semblent parfois s’aligner sur une logique de consommation idéologique. Dans cette logique, les combats historiques pour l’égalité se diluent dans des revendications personnelles, des injonctions à se réinventer, non pas pour se libérer, mais pour répondre aux attentes d’un marché idéologique.
Hier, en rencontrant une amie, j’ai pris la mesure de cette fracture. Elle se définissait fièrement comme brown skin. Sa déclaration, anodine en apparence, portait pourtant la marque d’une réflexion profonde sur l’identité, le colorisme, et les hiérarchies invisibles qui hantent encore nos sociétés. Mon instinct, presque réflexe, a été de répondre : « Moi, je suis violet. »
Cette réponse, à la fois sérieuse et provocatrice, semblait troubler le dialogue. Pourquoi devrais-je m’inscrire dans un discours où chaque nuance de la peau devient une revendication singulière ? Pourquoi devrais-je porter un héritage figé, alors qu’elle-même choisit de s’en affranchir ? Ma réponse n’était ni un refus de reconnaître son identité, ni une dérobade. Elle était une tentative de déstabiliser le cadre, de montrer que cette quête de distinction individuelle, si elle reste déconnectée d’une vision collective, ne fait que renforcer les lignes de division.
Le colorisme, en effet, n’est pas qu’une question d’apparence ou de beauté. C’est une structure insidieuse, une maladie sociale qui opère au cœur même de nos communautés. Il trie, hiérarchise, et oppose les corps noirs entre eux, en fonction des critères de valeur imposés par une logique coloniale et capitaliste. Être brown skin, dans cette perspective, c’est revendiquer une position ambiguë : ni tout à fait noire, ni tout à fait autre. C’est aussi, consciemment ou non, s’inscrire dans une quête de reconnaissance au sein d’un système qui a toujours nié notre humanité.
Prenons un exemple. Pensez à cette femme noire à succès, souvent mise en avant comme un modèle de féminisme moderne. Elle est cheffe d’entreprise, donne des conférences sur l’empowerment des femmes, et finance des initiatives en faveur de l’égalité des sexes. Mais regardons de plus près : les femmes qui travaillent dans ses usines, dans des pays du Sud, sont-elles aussi bénéficiaires de ce féminisme ? Ces ouvrières, payées à peine de quoi survivre, ne partagent pas cette émancipation. Le féminisme de leur employeuse s’arrête aux portes de son entreprise. Elle participe au même système d’exploitation que les grandes figures masculines du capitalisme. Sa réussite individuelle ne change pas la condition collective des femmes qu’elle emploie.
Prenons un autre exemple : un homme, patron d’une ONG progressiste, qui milite pour les droits des femmes. Il paie ses employées correctement, s’associe à des campagnes contre les violences sexistes, et est salué comme un allié du féminisme. Pourtant, sa richesse et son influence proviennent de la structure capitaliste même qu’il prétend critiquer. Il s’enrichit grâce au travail de ses employé·e·s, femmes et hommes, sans remettre en question les mécanismes de la plus-value qui génèrent cette richesse.
Ces deux exemples montrent bien que le problème ne réside pas seulement dans les rapports de genre, mais dans les lieux où se produisent les inégalités. Les identités fragmentées, qu’elles soient liées à la race, au genre ou à la classe, ne remettent pas en question les structures globales du pouvoir. Elles s’y adaptent, parfois en en tirant profit.
Dans cette quête, je vois un parallèle troublant avec les dynamiques du féminisme contemporain. Si ce dernier lutte pour les droits des femmes, il ne remet pas toujours en question les fondements mêmes du pouvoir : l’argent, la propriété, la plus-value. Il y a des femmes riches, féministes, à la tête d’entreprises qui exploitent des salariées ; des hommes féministes, patrons bienveillants, qui, tout en défendant l’égalité des sexes, s’enrichissent du travail d’autrui. Le problème n’est donc pas simplement une question de genre ou de couleur : il s’agit d’un problème structurel, lié aux modes de production et aux lieux où se forment nos subjectivités.
Nous sommes dans un grand siècle du « moi » malade, où l’individu se réinvente à chaque instant, parfois au détriment des luttes collectives. Ce morcellement affaiblit les combats historiques. À force de se concentrer sur des identités fragmentées, nous oublions l’essentiel : ce qui nous unit. Nous oublions que la couleur, le genre, ou l’orientation sexuelle ne sont que des prismes parmi d’autres d’une même oppression systémique.
Alors, oui, je suis violet. Mais ce n’est pas une réinvention. C’est un rappel : la couleur que je choisis n’a de sens que si elle s’inscrit dans une lutte commune, une lutte pour changer les lieux mêmes où s’inventent nos identités. Il ne s’agit pas de se perdre dans des revendications éclatées, mais de retrouver la mémoire des combats, de réinventer un langage collectif.
Ma couleur n’est pas qu’une catégorie esthétique ou politique. Elle est une condition, une histoire, une continuité. Et dans cette continuité, ce que nous devons viser, ce n’est pas seulement l’égalité entre individus, mais une révolution des structures mêmes qui nous divisent. En détruisant les mécanismes de production de la domination, nous pourrons espérer reconstruire un monde où être noir, brun, ou violet ne sera plus une revendication, mais une évidence.