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Billet de blog 23 novembre 2024

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Mon point de vue sur l’intervention de Sadrac Charles à TV5 Monde

Une colère dirigée ou mal dirigée

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Mon point de vue sur l’intervention de Sadrac Charles à TV5 Monde

Nous ne sommes pas tous consternés par les mêmes choses. Ma colère ne se tourne pas vers les mots échangés ou les querelles diplomatiques. Ma colère, c’est celle de voir des hommes et des femmes assis sur les parvis des maisons abandonnées, privés de lieux où s’abriter. C’est celle de contempler cette multitude errante, prenant des routes sans horizon, ignorant où ils dormiront demain et s’il existera un lendemain qui les arrachera enfin à leur condition de déplacés.

Ma colère, c’est d’entendre d’autres Haïtiens, face à cette vidéo, murmurer presque en silence : « Moi aussi, j’ai vécu dans cette zone. Moi aussi, j’aurais pu me retrouver ainsi si je n’avais pas quitté le pays. » Que dire de plus ? Ferons-nous une lettre pour nous réjouir d’avoir abandonné le navire en flammes ? Dirons-nous, avec l’arrogance de l’exilé : « J’ai eu la chance de partir » ?

Il y a trois semaines encore, les habitants pouvaient dormir d’un œil ouvert, d’un œil fermé. Aujourd’hui, ils sont tous devenus insomniaques.

Une indignation sélective face à une faute morale

Mon frère, avais-tu écrit une lettre lorsque l’on révoqua l’avant-dernier Premier ministre ? L’as-tu fait lorsque les gangs eux-mêmes apportèrent leur soutien à Garry Conille ? Et qu’as-tu rédigé pour ces derniers déplacés, pour ces familles jetées à la rue par l’indifférence et l’arrogance de ceux qui prétendent gouverner ? Moi, je n’ai vu aucune raison de m’indigner pour défendre ces grands hommes dont la mémoire ne retiendra que le vide. Dois-je défendre mes tortionnaires ? Est-ce là notre orgueil ?

Quand des familles comme celle de mon ami poète, enseignant et citoyen, qui ont toujours vécu à Bois-Verna, se retrouvent réduites à l’errance, poussant une chaise où repose une mère de 82 ans, errant d’un lieu à un autre comme Sisyphe avec sa pierre — mais cette pierre, hélas, il ne l’a point choisie, puisqu’elle est sa propre mère —, cela ne mérite-t-il pas une réflexion plus profonde ? Ce poète, tout ce qu’il voulait, c’était enseigner, écrire, prendre soin de sa mère. Mais que peut-il transmettre là où il n’y a plus d’écoles, plus d’élèves, plus de salles de classe ? Cela, n’est-ce pas l’échec moral absolu d’une classe politique qui trahit ses enfants, abandonne ses citoyens et ruine son propre pays ?

Quand des gens, après une vie entière de travail, regardent brûler la bibliothèque qu’ils avaient patiemment construite, investissant plus de 50 000 dollars dans une richesse vouée à la transmission, je me demande si les mots de Macron, bien qu’insultants pour certains, ne résonneraient pas comme une vérité cruelle mais nécessaire. Ce désaveu populaire, il n’est pas l’apanage d’un président étranger : il est haïtien avant tout.

1. Une faute historique et morale

La faute est là, visible, indéniable. L’image renvoyée par nos dirigeants n’est pas différente de ce que nous-mêmes, Haïtiens, pensons d’eux : une incompétence cynique, une malice désespérante. Il y a deux semaines encore, je parlais d’eux comme de petits cons. Ils révoquèrent un Premier ministre sans une déclaration, sans donner une raison construite.
Oh, mon pauvre Conille, technocrate envoyé spécial, qui ne prend même pas au sérieux ce que les acteurs locaux pensent. Ils attendirent que les élections américaines passent, puis que le soutien se tarisse… et nous le savons tous, Washington pratique des “placement tests” en Haïti. Le nouveau, peut-être, aura un point de vue différent, mais en attendant, il faudrait au moins agir avec urgence.

Ces dirigeants ne sont pas simplement déconnectés des réalités des citoyens, ils en sont les fossoyeurs. Par conséquent, oui, ils sont de véritables petits cons.

2. Une colère dirigée ou mal dirigée ?

« Eske moun sa yo t’ap estomake ? » La réponse pourrait être non. Ceux qui errent dans l’insécurité permanente n’ont ni le luxe ni le temps d’être consternés par les propos d’un président étranger. Leur priorité, c’est de survivre aujourd’hui, de trouver de quoi manger, de quoi protéger leurs enfants. Leur colère, légitime, est dirigée vers ceux qui les ont trahis, pas vers ceux qui parlent de loin.

Mais la réponse pourrait aussi être oui. Car il existe une fierté haïtienne qui, même dans le malheur, exige le respect. Il y a une ligne que l’humiliation nationale ne saurait franchir, même pour dénoncer l’indéfendable. Défendre des mafieux, des mercenaires, des trônes bâtis sur des ruines peut sembler absurde, mais cette fierté-là, c’est aussi une ultime résistance, un refus d’être réduit à un objet de pitié.

3. Macron et l’hypocrisie internationale

Quant à moi, tout Lavalas, tout ce système gangrené, je le méprise. Comment peut-on, dans un pays déjà en apartheid, voler, s’enrichir et inventer encore des cloisonnements pour isoler les siens ?

Mais Macron parle aussi depuis un espace de privilège. Que peut valoir sa critique d’Haïti quand la France elle-même a contribué à sa misère ? Une dette d’indépendance immorale, des richesses pillées, une élite locale corrompue et nourrie à son sein… Peut-être dit-il vrai, mais cette vérité sort d’une bouche qui n’a ni autorité, ni légitimité. Vais-je en faire une cause ? Non.

Nous devons dépasser les querelles rhétoriques et revenir à l’essentiel : les déplacés, les insomniaques, ceux qui n’ont plus de maison, plus de dignité. Ce n’est pas la colère qu’il faut nourrir, mais une réflexion profonde et une action collective pour restaurer justice et humanité.

Pardon pour ce tutoiement mêlé au vouvoiement. Il n’est ni maladresse ni hésitation. Il reflète cette tension entre la proximité de l’ami et la distance du citoyen, de déplacés en esprit.

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