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Billet de blog 26 novembre 2024

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Je pense à toi

Où peut-on écouter des poètes parler aujourd’hui?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce matin, je me suis réveillé avec une question. Une idée mal digérée, qui tournait en boucle : comment restons-nous encore jeunes à Port-au-Prince? Qui écoute qui encore à Port-au-Prince? Ce n’est pas de la nostalgie ni un aspect tragique de la vie d’alors, mais une visite de mémoire mêlée à l’instant présent.

À Port-au-Prince, il fut un temps où l’on savait où rencontrer des poètes, les bars où ils radotaient. Tu savais où trouver les Inéma, les Coutcheve, les Medhi, les Lyonel ou les Bonel. Tu savais aussi qu’au bout du compte, un autre te nommait “le clown d’un ami.” Je sais, tu appelleras cela de la nostalgie. Mais si tu veux. Bon, en fait, ce n’est pas tout à fait ça. Ce que je cherche à pointer du doigt, c’est une présence perdue.

Où peut-on écouter des poètes parler aujourd’hui? Dans quel bar? Quel espace? Ce n’est pas une nostalgie mais une présence latente, une réminiscence obstinée d’une époque. Non pas une époque qui n’est plus pour moi, mais une époque presque impossible à répliquer. Non par carence, mais parce que rien ne remplace la quiétude d’y avoir été. D’avoir eu l’espace pour boire, rire, marcher, parler, discuter, galérer, et puis enfin écouter. S’asseoir sur un muret d’une maison dont on ne connaît pas le propriétaire, une bière à la main non loin des pompiers. A-t-on encore ça ?

On sait qu’une génération s’améliore parce qu’elle écoute. Aujourd’hui, la ville a-t-elle encore droit à “ça” ?

Hier encore, à Port-au-Prince, il y avait les Vendredis Littéraires. BJL. ARAKA. Café Philo. Dimanche en Poésie, un peu loin, mais c’était là. À ces temps-là, il était possible d’être jeune dans ses idées, jeune par les lieux qu’on hantait, jeune par des mots échappés au détour, jeune de ce qu’on buvait, fumait, écrivait.

À ce Port-au-Prince, on avait le droit de voir la nuit devenir jeune. Trop jeune pour rentrer chez soi. Alors, elle te ramenait par choix ou par nécessité chez des amis. Il fallait rester jeune pour vivre aussi intensément. Tu dormais là où tes paupières consentaient à se clore : un muret, un canapé dans un salon, un tapis élimé. Chaque recoin devenait refuge, abri où déposer la fatigue. Et tu étais heureux. Non pas parce que tu avais les poches percées, mais parce qu’on pouvait encore s’aider, accepter l’enseignement des jours.

On n’avait peut-être pas les moyens de flâner dans tout Paris, tout Montréal ou tout New York, mais on était là. Vivant pleinement.

Je me demande si on peut encore être jeune à Port-au-Prince, non par naïveté, mais par cette appartenance insouciante aux lieux. Autrefois, tu savais exactement où croiser quelqu’un, à quelle heure, quel jour. Tu savais que vingt dollars suffisaient pour te réjouir, quand on n’avait pas de préjugé sur l’origine de la nourriture : ventre plein, débattre de littérature, et, par-dessus tout, retrouver quelqu’un peut-être, quelqu’un qui allégeait les angoisses des absences et de l’incertain. Homme. Femme. Tu étais libre avant que d’autres n’en parlent avec les mots d’un organisme étranger et l’argent d’un millionnaire comme la faute de la société et les manques d’une société sans droits.

À ce Port-au-Prince, on se querellait sans penser que l’autre avait une arme ou un “ami bandit.” On riait. On se mettait en colère, des colères d’un instant. Et puis c’était la vie. Il y avait le soleil.

Mais aujourd’hui, la ville s’est repliée, figée dans une colère sourde. Des tirs. Des déplacés. Elle a plus de mafieux qu’avant.

Port-au-Prince peut-elle encore accueillir sa jeunesse ?

Tu finissais tes cours, tu prenais un petit café à Nunchez. Tu attendais Inéma, mais tu savais que tu boirais toutes les bières de la Brasserie avant qu’il n’arrive. Mais quand même, tu passais à La Pléiade, tu entrais dans un vieux restaurant où l’on pouvait casser la croûte à peu de frais, quand on voulait “faire le bon.” Puis venaient les palabres : un auteur à disséquer, un rendez-vous à improviser. Tu attendais toujours Inéma, fidèle à ses deux heures promises, mais jamais là avant quatre : “C’est mon vieux, ça.”

Dormir à l’impasse Baron, chez les Poètes de Turgeau. Tu entendais Lyonel disserter sur le nombre de poètes véritables dans la maison. Sa parole, acide parfois, n’épargnait personne. Mais il y avait chez lui une vérité, une exigence littéraire. Ça aussi, tu le sais.

À ce Port-au-Prince, on pouvait dormir partout, faire l’amour sur le toit d’une maison, dormir sur la galerie de chez soi car l’électricité absente rendait la chambre à coucher insupportable. C’était encore possible. Certains appelleraient cela une dérive. Moi, j’appelle cela une vie. Une vie plus simple, plus légère que celle qu’on vit une fois devenu sérieux dans d’autres villes. La raison a figé ce que la folie rendait aérien.

Avant, on critiquait les hommes. On pourfendait les mauvais livres, riait. Et souvent, on sermonnait sur les bons. Puis, sans savoir pourquoi, il y avait cet ami qui revenait pour te nommer “clown.”

Tu ne disais rien.

On a tous le droit d’élire un roi sans être son chien. On a tous nos idoles. Une œuvre. Une femme blanche. Un métis. Moi, j’ai choisi le mien. Mon idole : une œuvre.

Dans ce Port-au-Prince, tu lisais. Tu avais le temps. Parfois, tu griffonnais quelques lignes. Tu préparais tes cours pour le lendemain. Et, les jours suivants, tu retrouvais les poètes de Turgeau, le jeudi soir. Là-bas, on buvait des bières sans se soucier de qui payait. Tu savais pourtant que ce n’était pas toi. Mais ce jour-là, personne ne demandait si tu avais de l’argent. Quelqu’un, toujours, prenait sur lui. C’était l’Atelier du Jeudi Soir. On parlait sérieusement de littérature. On s’engueulait avec maladresse, sans rancune. Puis le jeudi suivant, tu revenais. On lisait, on buvait, et on s’oubliait.

On pouvait être jeune, à ce Port-au-Prince. Après l’Atelier, il y avait encore un après : des sorties, des restaurants. On retrouvait Mehdi, qui avait toujours un poème à lire, un inédit à offrir. On critiquait, on dormait, les pieds croisés sur un tapis. Et le lendemain, on filait, direction La Pléiade, pour récupérer la commande de Mehdi.

Oui, il y eut des jours ainsi. Tu diras que c’est de la nostalgie. Je dirai que je m’en moque.

Aujourd’hui, cela tiendrait de l’épopée.

Car dans ce Port-au-Prince d’aujourd’hui, tu te demandes si l’on peut encore dormir sur un muret, trouver sommeil dans le salon d’un ami. Peut-on encore lever son verre à deux heures du matin, face au Rex Théâtre, et s’écharper avec Ralph ou des camarades. Luckens, Alens, Shelson, dans des bars de Pétion-ville, une querelle enflammée à continuer une fois qu’on rentre vers deux ou trois heures du matin?

Ce matin, j’ai écouté Port-au-Prince. Et je me suis dit que la ville a encore vieilli de ses habitants. Vieilli de travers. Tu diras que je me fais un nom tragique. Mais je sais que je parle d’un lieu de mémoire. Il y a des jours où tu te sens dépaysé.

Mais c’est ainsi. Nous portons nos pensées comme nos souvenirs : elles ne naissent que de ce que nous avons vécu, de ce qui nous encombre. Donc, je porte mon pays comme un tragique d’une pièce grecque. 

Tu diras que je dois accepter mon choix. Peut-être que tu as raison. Mais il n’en empêche : je suis resté. Si, pour le Noir, la condition est une double conscience, pour le déplacé, il y a toujours une double présence.

Je pense encore à ce Port-au-Prince, quand il y avait encore la voix de Wooly Saint-Louis Jean. Mais dans la vie et la ville, aujourd’hui, il fait un temps de cannibale.

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