Emmanuelle Pierrot, jeune autrice québécoise, vient d’écrire un premier roman La version qui n'intéresse personne (Le Quartanier) adapté de son expérience dans les communautés de vie au Yukon, dans le grand Nord canadien. Terre isolée de colonisation, d'extraction de l'or, de vies autochtones repoussées vers la ligne d'horizon et de vies contemporaines libertaires, alternatives à un système qui ne sait que broyer, extraire, prendre. Elle y raconte huit années de vie à la rude qui commencent par une expérience heureuse de la liberté, de l’amour, de la fête, du collectif, de la défonce aussi, de ce que cela fait à une jeune femme de pouvoir compter sur autrui quand on n’a jamais pensé vivre ça...
L’autrice revient longuement sur ces années-là, elle pose le décor, son arrivée sans rien, avec un des ses proches amis, son presque frère. « On a été heureux. On a été heureux d’une manière qui me semble aujourd’hui impossible, avec une intensité que je ne sais plus retrouver en moi. ». Comprendre cela est nécessaire pour évaluer la gravité de la « chute ». Car, un jour sans prévenir, son histoire trébuche, déraille, un grain de sable, une dissonance et le tableau devient un cauchemar, les normes sociales se fraient un chemin par-delà les discours, les postures. Les gens sont les mêmes mais plus rien n’est pareil. Il suffit d’un homme, de quelques hommes, pour que toute la petite communauté la bannisse et la prive brutalement du minimum humain. Et ce que Sacha, l'héroïne, raconte n'est soudainement plus une fiction, c'est une histoire qu'on a soi-même subie ou fait subir, maintes fois entendue, à voix blanche, à mi-mots, à mi-masques. Il n'y a pas de suspense, rien à spoiler. Dès le prologue on sait ce qui va suivre et comme l'héroïne, on ne sait pas pourquoi...
Elle devient la femme folle, haineuse, facile, hystérique, mauvaise, manipulatrice, jugée et exclue par tou.te.s ses « ami.e.s ». Le personnage mal-aimé d'un autre roman. Celle qui a fauté au regard de l’homme, puis au regard de tou.te.s, mais qui ne comprend pas où. Le bouc-émissaire dont les inconscients raffolent et qui en redemande en plus. Et elle nous raconte cette mise à mort sociale, cette "annulation", ce que cela fait, comment cela se vit, se survit, jusqu’au dégoût de soi, les formes si banales que cela prend. « J’ignore pourquoi je m’acharnais autant à rétablir les faits. La vérité n’intéressait personne. J’étais vraiment une idiote ».
Son alter ego est une chienne, mi-loup, Luna. Comme en écho au très bon film de Justine Triet Anatomie d’une chute récompensé à Cannes cette année, c’est la chienne de Sacha, une malamute, qui nous guide dans cette histoire de femme, accusée par la société qui l’entoure et qui se retrouve prisonnière d’une version qui n’intéresse personne. Deux femmes seules, différentes, face à deux formes de justice différentes. Le film déploie les récits, en plaçant au centre un personnage féminin fort, presque opaque, dont on peut finir par douter, et c'est toute la force de Justine Triet. Ici, Emmanuelle Pierrot assume la narration subjective de l'effondrement intérieur que cela produit chez une jeune femme face à une justice communautaire, dans le huis-clos du confinement COVID-19.
Par son style vivant et brut, truffé d’expressions québécoises parlantes mais aussi par la vie rude qu’elle décrit, on pourrait y voir la version féminine de Sur la route de Kerouac, livre sur lequel l’héroïne s’assoit, défoncée, un soir de fête. Elle s'en rend compte car quelque chose lui fait littéralement mal aux fesses... C’est bien plus encore dont Emmanuelle Pierrot nous fait le présent. Car, il est peu probable que des jeunes femmes se passeront ce livre à la manière de nombreux jeunes hommes blancs s’identifiant à Kerouac ou d’autres. Son histoire, pourtant inscrite dans un amour inconditionnel des indésirables, des marginalités, de la liberté, des grands espaces, du droit à apprendre, à se tromper, à devenir meilleur de soi, de l’autre, du vivant, cette histoire, elle ressemble à un cauchemar. Un éboulis programmé de l’architecture patriarcale, sociale, un tas de ruines étonnamment lumineux. Personne ne peut souhaiter le vivre. Et pourtant, combien de femmes l’ont vécu et le vivront encore en silence? Et s'en relèveront différentes pour toujours.
« Je ne réparerai rien en racontant cette histoire, ni moi, ni les autres, ni le monde. J’essaye de survivre, de raconter sans sombrer dans la haine, et en honorant tout ce qui a été beau, magique, grandiose, ce que j’ai aimé et qui m’a trahie. J’essaye de dire les choses sobrement. Si je mentais, je deviendrais comme les personnes que j’ai longtemps haïes. Ce qui m’a permis de ne pas reproduire le mal qui m’a été infligé, ce n’est pas l’art, les médicaments, ni la loi, c’est ce que j’ai décidé de devenir : un dead end, un cul-de-sac où va mourir la haine. Je ne suis pas heureuse, je n’ai pas espoir de l’être un jour. Mais j’ai réussi à arrêter de haïr. »
Emmanuelle Pierrot nous livre une oeuvre féministe et politique hors-norme, et qui se lit d'une traite. Socialement située aussi, le personnage principal, Sacha, se débrouille, de combines, de petits boulots de merde, de chourre, de défonce et de plaisir. Elle est cabossée, imprudente, tendre et libre. Elle se débrouille comme elle peut de ses blessures, sans s’en excuser. Rien n’est vernissé. Elle n’est pas parfaite, elle fait des erreurs, dit des conneries presque tout le temps. Elle apprend, comme elle peut, la place que lui réserve ce monde. En figeant dans une aurore boréale toute la violence anodine qui compose et préfigure la violence implacable. Et en traduisant l’indicible, en le recomposant depuis l’envers du décor, depuis le cul de sac où s’évacue la violence humaine.
Car c’est la que réside la plus grande force de ce récit, de rappeler qu’elle n’était malgré tout pas si « facile à détruire », comme la met en garde un des hommes de la communauté au début du livre, et que la haine n’est qu’une projection, y compris la sienne. Que la résilience n’est pas non plus une réparation, qu’il n’est qu’un mot traduisant très mal la résistance et le geste qu’il faut pour ne pas devenir à son tour violent.e de ce qui a failli faire basculer dans le néant.
Puisse ce livre être lu, jusqu’au bout. Et passer de main en main, y compris dans les milieux alternatifs, dans des collectifs de vie ou de lutte qui pensent souvent, comme d'autres par le passé, pouvoir se soustraire aux impensés sociaux dans leurs expériences collectives et qui rejouent bien souvent des partitions sociales aux conséquences aussi violentes que celles livrées par Emmanuelle Pierrot. Comme autant de versions qui resteront, elles, dans le silence.
Emmanuelle Pierrot, "La version qui n'intéresse personne", Le Quartanier, 2023.