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Billet de blog 22 mars 2023

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Rennes : La détresse, les fusées et les canons à eau

Il s'est passé symboliquement quelque chose à Rennes ce mercredi matin, où ont convergé les travailleur.ses de la terre et de la mer et où la police a jugé malin de sortir les canons à eau. Comment ne pas repenser à ce vendredi de février 1994, il y a presque 30 ans, où la ville a basculé dans une expression de rage sociale intense?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce vendredi 4 février 1994, j'étais alors jeune lycéenne dans un établissement en périphérie de la ville. Notre prof de SVT, issu d'une famille de marins, avait décidé de troquer son cours contre un exposé sur la situation d'immense précarité de la profession, suite à la chute du cours du poisson et à l'augmentation du prix du gasoil.

Il avait probablement eu vent des violences du matin et de la propagande qui suivrait. Il était visiblement touché et tentait de nous donner de clés de compréhension. Dans la foulée de ce cours social inhabituel, nous étions quelques un.e.s à décider de rejoindre la manifestation en centre-ville, déterminé.e.s à montrer fièrement notre solidarité.
Une fois sur place en début d'après-midi, nous n'avons rien compris. Nous y allions tranquilles, sans craindre les flashball, les grenades ou la BAC...Nous n'avions jamais vu de barricades. Le 'maintien de l'ordre' dans les centres villes n'était pas le même qu'aujourd'hui.

Et pourtant ce jour-là, quelque chose d'inhabituel se produisait. Le mouvement des pêcheurs montait en tension depuis un moment. Une partie d'entre eux revenait d'une action énervée, menée la veille à Rungis. Sur la route les menant à Rennes, où étaient réunis ce jour-là le premier ministre Balladur, le ministre de l'intérieur Pasqua et le ministre de la pêche Puech, plusieurs grandes surfaces avaient vu leurs étals de poissons valdinguer.

Arrivé.e.s place de la Mairie, la manifestation était déjà bien commencée depuis le matin. Nous nous sommes retrouvé.e.s dans un nuage très épais de lacrymo (3000 grenades tirées ce jour-là), de cris, de bruits d'explosions et de projectiles de toutes sortes. Les affrontements étaient d'une violence inouïe. Et nous n'en avons vu qu'une partie. Je me souviens des barricades en feu, du ballet d'ambulances et de camions de pompiers. Et de ce colosse se tenant le poignet, avec du sang qui coulait. Il venait de ramasser une grenade. Sa main y était passée.

Je me souviens encore du regard de ces hommes tendus de fatigue, de colère et d'alcool pour certains. La rage et le désespoir étaient plus que palpables. Ils n'avaient plus rien à perdre, ils étaient à bout. Je me souviens aussi du maire PS de Rennes, Edmond Hervé, tout chamboulé, tenant une conférence de presse avec ses lunettes cassées. Des CRS complètement dépassés. Les nombreux blessés.

Et du lendemain matin, de tou.te.s ces Rennais.e.s silencieux et hébété.e.s face au Parlement de Bretagne au toit fumant. La presse et le pouvoir avaient alors accusé les pêcheurs d'avoir causé l'incendie. Une des nombreuses fusées de détresse tirées durant la manif ayant provoqué le feu. "Détresse"...L'objet qui permet aux marins d'être secourus en mer portait bien son nom ce jour-là.

Le petit groupe de lycéen.ne.s que nous étions n'en menaient alors pas large dans cette manif ouragan. Nous nous sommes mis.e.s à l'abri comme nous pouvions. L'année suivante, nous étions alors beaucoup de lycéen.ne.s à nous mobiliser contre le Plan Juppé sur les retraites, un brin impressionné.e.s par l'endurance des cheminot.e.s et la solidarité qui se déployait sur les piquets de grève.
Alors les marins-pêcheurs dans le centre de Rennes en mars 2023, aux côtés des tracteurs, ça vient déterrer et nous replonger dans l'histoire des luttes et nous réinscrire dans une nécessaire transmission des combats d'hier mais aussi dans la reconstruction collective d'une certaine conscience sociale, atomisée par des décennies de politiques libérales et par la montée en force d'une extrême-droite aujourd'hui aux aguets.

Ça nous rappelle aussi que Macron n'est pas seulement un petit manager très investi dans sa mission, il est aussi un craqueur d'allumettes, qui pourrait bien se rappeler longtemps combien il est dangereux de jouer avec le feu et le désespoir des gens. A la faveur de l'humiliation de trop qui fait germer toutes ensembles les graines de la révolte, même celles qui ont sommeillé longtemps.

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