Deux mandats en un seul
Il convient donc de penser la fonction de président de la République par Emmanuel Macron comme un décennat. Il l’a voulu ainsi en étant candidat la première fois à l’élection et, candidat à nouveau, en enjambant cette fois la présidentielle. Il a en effet organisé sa réélection non comme un renouvellement mais comme une suite en créant les conditions de la répétition, à l’identique, du deuxième scrutin au premier, avec la même adversaire, la seule lui assurant de l’emporter. De surcroît, le programme pour le premier mandat court aussi pour le second, confirmant l’extension du quinquennat au décennat.
Si le second mandat paraît ne pas avoir commencé, c’est qu’il faut considérer le décennat, nous explique à son tour Maxence Lambrecq dans sa chronique du 22 décembre sur France Inter. Le journaliste définirait le décennat par la continuité, ou l’absence de rupture : même entourage à l’Elysée, reconduction des principaux ministres, même méthode de gouvernement, le président décide seul au dernier moment, même slogan « libérer et protéger » une France juste, apaisée et souveraine. Avec toujours, feuilleton du décennat depuis 2017, les deux grandes réformes des retraites et des institutions. Cohérence diplomatique enfin avec des discours qui embrassent le monde, celui de la Sorbonne pour l’Europe, de Ouagadougou pour l’Afrique et les pays du sud, de New Dehli pour l’indo-pacifique.
Une continuité certaine
La continuité se caractérise bien plutôt et avant tout, selon nous, par la persistance de la dialectique macronienne du « en même temps », des positions qui s’annulent, et la pratique de gouvernement qu’elle induit, les contradictions et inconséquences, le régime d’exception et d’autorité. Plus présents que jamais, les signes de cette dialectique continuent de se succéder. Quelques exemples n’épuiseront pas les contradictions, dont la liste ne cesse de s’allonger.
La dernière en date est sa réaction à l’ampleur de la mobilisation le 19 janvier 2023 contre sa « réforme » des retraites. Depuis Barcelone, Macron en appelle alors à sa légitimité électorale, « les français ont choisi que je sois au second tour », en contradiction avec sa déclaration dès après son élection, le 24 avril 2022, il y a neuf mois « Je sais que nombre de nos compatriotes ont voté pour moi non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite. Je sais que ce vote m’oblige pour les années à venir. »
C’est aussi Macron qui déclarait « j’ai changé » durant l’épidémie de Covid, vantant le système de protection sociale et de santé publique, tout en continuant à réduire les moyens de l’hôpital, comme le relevait la Drees dans une note de septembre 2021 ; c’est modifier d’autorité les règles de l’assurance chômage en ignorant les organisations syndicales ; lancer l’injonction à « ne pas politiser le sport » avant de se rendre deux fois au Quatar durant la coupe du monde de football et se faire la nounou du joueur Mbappé devant les caméras omniprésentes ; confirmer au président Zelenski, en pleine guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, le soutien à l’Ukraine tout en maintenant un dialogue avec celui de la fédération de Russie ; ce sont ses discours au monde, ici et là, d’idées sans lendemain ou de leçons données qui expriment tout autant son incompétence que son arrogance : les injonctions adressées au Liban, les propos contradictoires sur l’Algérie et la colonisation, les rodomontades avec le président Turc…
La continuité s’affirme aussi dans la poursuite de sa politique économique, autoritaire, inégalitaire et injuste, commencée dès 2015 alors qu’il était ministre de l’économie et de l’industrie, en faveur des entreprises et des plus riches, et par son mépris des salariés. C’est bien une politique de classes qu’il a ainsi délibérément relancée. Alors que ses mesures de soutien aux entreprises se poursuivent et s’amplifient - l’Irès cite un chiffre de 190 milliards d’euros de subventions, d’aides et exonérations par an - Macron accroît la pression économique sur les classes laborieuses. Après la suppression de l’aide au logement, de l’impôt sur la fortune, la destruction du code du travail, ce sont à présent deux durcissements successifs de l’assurance chômage, le refus d’augmenter salaires, minima sociaux, pensions, et l’obstination contre tous à vouloir réformer les régimes de retraites.
Libérer signifie pour Macron affranchir de toutes instances régulatrices l’économie capitaliste néolibérale et lui ouvrir les champs de la solidarité collective, la santé publique, la protection sociale, les retraites, l’éducation, les transports, l’énergie comme autant de marchés à exploiter.
Les inconséquences
Les inconséquences apparaissent par exemple dans l’ignorance affichée par le chef de l’Etat, lors de ses vœux 2023, de tous les sujets prégnants pour les citoyens, la catastrophe climatique qui se prépare, l’inflation, les salaires, le logement, l’immigration, les services publics de la santé, de l’éducation. Il y a fustigé « les corporatismes », identifiant sans doute l’action syndicale à la défense d’intérêts particuliers, et « les déterminismes familiaux. » Aurait-il en projet de taxer les droits de succession et l’héritage, après en avoir réduit la fiscalité au bénéfice des plus fortunés ?
Lorsque Macron laisse éclater son dépit, rapporté par Le Parisien, journal de Bernard Arnault, « Plus personne ne contrôle aucune troupe », il exprime son reproche aux organisations syndicales de salariés de ne plus être capables de faire entendre raison à leur base et la faire rentrer dans le rang. A ce moment-là, des coordinations hors syndicat se constituaient via les réseaux sociaux dans les hôpitaux, à la SNCF, chez les médecins libéraux, reproduisant le phénomène spontané des gilets jaunes. Après avoir affaibli les instances de représentation et les droits des salariés, marginalisé les organisations syndicales avec les ordonnances travail de septembre 2017, inversé la hiérarchie des normes et créé des instruments de licenciement (accord de performance collective, rupture conventionnelle collective) pour laisser les salariés seuls face à leur employeur, Macron peut-il aujourd’hui, sans être inconséquent, se plaindre de ne plus avoir d’interlocuteur pour la maîtrise des conflits au travail ?
L’exercice d’autorité
Les signes d’autorité se manifestent par une pratique solitaire de la décision confirmée d’un mandat l’autre, caractérisant son mode d’exercice du pouvoir. Avec les ordonnances travail, Macron a contourné le pouvoir législatif et s’est affranchi de tout débat contradictoire, fondement de la démocratie. Durant la crise de la covid, au nom de la santé publique, Macron en chef du gouvernement a remis en cause les libertés individuelles et collectives, inventant sans cesse de nouvelles restrictions, comme le rappellent Barbara Stiegler et François Alla (Tracts n°37 Gallimard, « Santé publique année zéro »). Il l’a fait en suspendant la démocratie, décidant seul du destin de tous. Il a créé une opposition factice entre ceux qui auraient été les défenseurs de la santé publique et ceux partisans des libertés et de la démocratie, scission sur le mode amis-ennemis, régime des contradictions, aux antipodes de sa volonté déclarée d’apaisement.
L’autoritarisme s’inscrit aussi dans une série de décisions, celle de supprimer l’école nationale d’administration puis plusieurs corps de l’Etat. La politique extérieure de la France, traditionnelle prérogative du chef de l’Etat sous la Vème République, le devient plus que jamais après que Macron a choisi de supprimer, décision d’autorité, le corps des ambassadeurs avant celui des préfets. Ces démantèlements des structures de l’Etat risquent de devenir irréversibles.
Macron, coutumier de l’esquive du débat parlementaire, aime à se produire dans des assemblées informelles qu’il a lui-même convoquées, il préfère gouverner par ordonnances ou en recourant à l’article 49.3 de la Constitution qui permet de faire adopter les lois sans débat ni vote. Mode de gouvernement autoritaire qui refuse toute opposition.
Démantèlements et démanteleuse-rs
Les démantèlements sont des décisions d’autorité par le choix d’un seul qui s’entoure de bons exécutants.
Premier ministre durant la crise de la covid, Jean Castex, artisan historique de la tarification à l’activité (T2A), n’a rien changé à la stratégie de démantèlement de l’hôpital public.
Elisabeth Borne fut présidente de la RATP puis ministre des Transports, et enfin du Travail et de l’emploi. Sur la lancée de sa présidence, la RATP a entamé une période de détérioration du service aux usagers préalable à l’ouverture à la concurrence. La SNCF a été démantelée en une myriade d’entités commerciales. Le ministère du Travail, bras ouvrier des ordonnances Macron et de la dégradation des relations avec les organisations syndicales de salariés, a mis en œuvre sous sa direction la double réforme de l’assurance chômage. Première ministre, elle s’emploie à présent à la dégradation des systèmes de retraites.
Le ministre Blanquer, après avoir affaibli l’enseignement public dans toutes ses composantes, a été récompensé par l’attribution d’une sinécure sur mesure.
Le ministre de l’intérieur quant à lui, parangon de compromission et de revirements, il est le démanteleur des droits des citoyens et le promoteur de lois toujours plus restrictives et coercitives pour un contrôle global de la population.
Avertissement
Nous constatons combien l’éthique politique de Macron s’est érodée depuis ses commencements. Durant son premier quinquennat, une dizaine de ministres et membres de cabinet ont été entendus ou directement visés dans des affaires ou enquêtes judiciaires. Dix-huit députés membres ou ex-membres de "la République en Marche", qui devait "remoraliser" la vie publique, ont fait l'objet d'une plainte, d'une enquête judiciaire, d'une mise en examen ou d'une condamnation. Ils étaient alors invités à démissionner. La jurisprudence Macron a désormais changé. Quand des élus, des ministres ou membres de son cabinet sont accusés, ils restent en place. Le cas le plus emblématique de ce changement est celui du ministre de la justice, garant du droit et poursuivi devant la Cour de justice de la République.La persistance de Macron, son obstination même à imposer sa « réforme » des régimes de retraite s’inscrit dans sa détermination à satisfaire l’appréciation du FMI et les recommandations de la Commission européenne, tous deux promoteurs du dogme capitaliste, de réduire la dépense publique. Elle s’inscrit aussi dans sa conception du capitalisme archaïque et conservateur qui conçoit l’amélioration de la productivité, donc le rendement du capital, par le « travailler plus » et la réduction des salaires. Elle s’inscrit enfin dans l’affirmation de son autorité, contre tous. Nous assistons à la démonstration de sa puissance, au détriment de tous les principes démocratiques, et la prévalence de sa seule volonté comme critère de gouvernement.
Ces évolutions dans la conduite de l’Etat, accoutumance à la corruption morale des responsables politiques, accommodement avec l’autoritarisme, refus du débat démocratique, changements constants des positions génèrent incompréhension et doute, ressentiment, voire colère des citoyens, mais à coup sûr ils portent atteinte à la confiance que tout gouvernement devrait veiller à maintenir avec ses concitoyens, relation la plus fragile et la plus essentielle.
L’absence d’échéance électorale à la fin de son décennat libère Macron de toute retenue dans ses décisions et la conduite des affaires publiques. La dérive de ses méthodes ne doit-elle pas nous inquiéter, pour la fin de son décennat où la tentation pourrait être forte, au prétexte d’être seul à pouvoir s’opposer à l’extrême droite qu’il a tant contribué à renforcer, de s’arroger le pouvoir plus longtemps, voire définitivement ? Les institutions de la Vème République sont ainsi faites qu’elles attribuent à son président la totalité des pouvoirs. Qui saurait l’empêcher de franchir le Rubicon ?